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VENDREDI 16 AOÛT 2019 | 21
Pour les 75 ans du « Monde », le président du
Comité consultatif national d’éthique, spécialiste
du sida, raconte sa relation au journal.
Nous étions dans la période la plus
noire de l’histoire du sida. Avant la dé
couverte des trithérapies. A l’époque,
j’étais jeune chef des urgences de
l’hôpital de Bicêtre (APHP) au Kremlin
Bicêtre ; nous comptions 120 morts par
an. Pour mon service, c’était un trauma
tisme quotidien, car nous tâtonnions
et n’avions aucune piste d’espérance.
De longue date lecteur régulier du
Monde, je suis alerté sur la parution le
22 février 1994 d’un article signé Franck
Nouchi, alors « rubricard médecine »,
concernant un essai thérapeutique qui
traitait de la prévention de la transmis
sion du VIH de la mère à l’enfant. Je ne
connaissais pas personnellement ce
rédacteur, mais on avait évidemment
échangé au téléphone peu avant l’article.
Une bouffée d’optimisme
Je m’étais personnellement beaucoup
impliqué dans la réalisation de cet essai.
L’article dépassait le simple cadre des ré
sultats encourageants décrits, et souli
gnait les enjeux internationaux en ter
mes de politique de santé. « Ces résultats
sont à marquer d’une pierre blanche. C’est
la première fois depuis bien longtemps
que nous avons l’occasion d’annoncer une
bonne nouvelle », se réjouissait notam
ment le patron de l’Agence nationale de
recherche sur le sida, JeanPaul Lévy.
C’était en effet une bouffée d’optimisme :
une molécule, qui ne réduisait pas à elle
seule la mortalité du sida, diminuait
significativement le taux de transmis
sion du VIH de la mère à son fœtus.
Cette étude, réalisée avec l’Institut amé
ricain des maladies allergiques et infec
tieuses (Niaid), était le premier partena
riat francoaméricain dans le domaine
du VIH et n’avait pas été facile à mettre
en place. J’avais éprouvé la dureté de la
collaboration avec des confrères améri
cains mais aussi beaucoup appris à leurs
côtés. C’était aussi un essai contre un pla
cebo que le comité d’éthique indépen
dant a, dans la foulée, décidé d’interrom
pre dans l’intérêt des participants, au vu
des résultats intermédiaires positifs.
En ce mois de février, j’étais en vacan
ces à la montagne. Prévenu par télé
phone de la parution de l’article par mes
confrères américains, car la presse outre
Atlantique avait aussi consacré d’impor
tantes recensions à cet essai prometteur,
je suis rentré en catastrophe à Paris.
Pour la première fois, Le Monde consa
crait un article important à un essai
dans lequel j’étais le principal investiga
teur côté français, et j’ai pu alors mesu
rer l’impact de la presse papier. L’exposi
tion des données médicales et des résul
tats démontrés scientifiquement a en
effet entraîné une série de décisions po
litiques et stratégiques majeures. L’Orga
nisation mondiale de la santé a conçu
une stratégie de prise en charge de la
mère séropositive et de l’enfant. De
même, une réflexion politique s’est vite
développée à l’échelle internationale.
Vingtcinq ans plus tard, cet essai
reste l’un des plus marquants dans le
domaine du VIH. La transmission du
virus de la mère à l’enfant a rapidement
diminué avec l’adoption de ce protocole.
Elle a quasiment disparu en France et
dans les pays occidentaux.
Cela a aussi consacré mon entrée dans
une relation nourrie avec les médias qui
dure encore à ce jour.
propos recueillis par paul benkimoun
Prochain article Josep Borrell
« LE MONDE » ET MOI
JEANFRANÇOIS
DELFRAISSY
« UN ARTICLE SUR
LE VIH A ENTRAÎNÉ DES
DÉCISIONS MAJEURES »
Woury, 29 ans, se rêve en Thierry Marx
DEUXIÈME CHANCE 4 | 6 Sénégalaise installée en France, la jeune femme avait renoncé
aux études. Elle a transformé sur le tard sa passion pour la cuisine en métier,
grâce à Cuisine mode d’emploi(s), l’école gratuite créée à Paris par le chef étoilé
A
u Sénégal, on a toujours
deux prénoms. Celui que
vous donne votre père et
celui que choisit votre
mère. Woury Niang – à l’état civil –
n’est connue de ses proches que sous
le nom de Binette, son prénom
maternel. Ce dimanche de début juin,
c’est donc la lumineuse Binette que
nous rencontrons. Longue, l’œil noir
comme le charbon, une grâce
naturelle, enjouée, drôle, elle cuisine
pour ses amis un tiep, le plat national
sénégalais, un ragoût de légumes et
de poisson. « Ma touche, c’est
d’apporter de la modernité dans la
tradition, un tiep façon bistronomie »,
explique la jeune femme.
Les produits, tous frais, viennent du
quartier de Belleville, dans l’est pari
sien, le mérou et les gambas fraîches
du marché de Bagneux (Hautsde
Seine). Le lieu a aussi été attentive
ment choisi. « On ira chez mon ami
Bertrand, qui a un appartement très
confortable », nous atelle écrit par
texto, en nous donnant une adresse à
NoisyleSec (SeineSaintDenis). Très
confortable et moins collectif que la
résidence pour femmes isolées du
19 e arrondissement dans laquelle
Woury vit depuis un an.
A NoisyleSec, l’appartement baigne
dans des effluves épicés et une cer
taine moiteur estivale. Dans la petite
cuisine, les deux meilleurs amis de
Woury, Bertrand et Lise, observent les
gestes précis, rapides et techniques de
leur amie. Les discussions s’animent.
Lise, chanteuse soprano, récite quel
ques mots de peul et de wolof qu’elle
connaît par cœur. Bertrand, directeur
de la voirie d’une commune du sud de
Paris, s’émeut de l’évolution de son
quartier, du jardin de la copropriété
qui a dû fermer pour éviter les entraî
nements de pitbulls et les petits tra
fics. En aparté, il s’interroge encore sur
le parcours de son amie Binette :
« Comment arrivetelle à se fondre
dans l’environnement quasi militaire
des cuisines des grands restaurants
avec cette fierté absolue? »
C’est que son amie, à 29 ans, s’est
« convertie » sur le tard à la cuisine et
qu’elle travaille depuis plus d’un an
dans les brigades des restaurants du
chef étoilé Thierry Marx après avoir
suivi sa formation de commis de
cuisine. Le chef parisien a imaginé,
en 2012, une école de la deuxième
chance pour ceux qui, comme lui, ont
été en « échec scolaire ».
Un « cadre éducationnel »
Nichée au cœur du 20e arrondisse
ment de Paris, dans le quartier où a
grandi le jeune Marx, l’école Cuisine
mode d’emploi(s) promet de « former
gratuitement et en onze semaines des
futurs commis en cuisine et en boulan
gerie ». « Un cadre éducationnel pour
des personnes éloignées de l’emploi et
sans réseau professionnel », souligne
Thierry Marx, qui dit s’être inspiré des
Compagnons du devoir et de l’armée
qui l’ont remis sur pied après son dé
crochage en 5e. Les principes pédago
giques sont très simples : « rigueur, en
gagement et régularité ».
En revenant sur les lieux de sa méta
morphose le jour de la rentrée d’une
nouvelle promotion, en mai, Woury,
révèle son autre visage, celui d’une
professionnelle précise, organisée, te
nace, intraitable, qui vouvoie tout le
monde. Devant une dizaine de de
mandeurs d’emploi, intérimaires, sa
lariés en reconversion, jeunes sous
« main de justice », le chef Aurélien Ha
routel, qui a formé Woury, pose les ba
ses du « contrat » avec un ton militaire
assumé et la doctrine Marx chevillée
au corps. « Ce qui m’importe, ce n’est
pas d’où vous venez mais ce que vous
allez faire pendant ces semaines. On va
tous repartir de zéro, vous serez tous
égaux en brigade. On ne va pas se men
tir, la cuisine est un monde dur, les
salaires sont faibles et vous commen
cerez au bas de l’échelle. Mais si vous
êtes sérieux et que vous travaillez, vous
sortirez avec un CQP [certificat de
qualification professionnelle équiva
lent à un CAP] et un emploi. 90 % de
nos stagiaires trouvent un emploi. Si
vous n’adhérez pas à ce que je viens de
vous dire, vous pouvez partir dès main
tenant. » Pendant plus d’une heure, le
chef explique le fonctionnement de
l’école, ses horaires et ses contrepar
ties : « Pas d’absence, pas de retard et
une obligation de participer aux mis
sions événementielles. C’est le modèle
économique de l’école. Enfin, dernière
chose : vous devez venir avec vos pro
pres couteaux, un couteau, c’est per
sonnel, c’est comme un fusil. »
A ses côtés, Woury l’observe, avec
attention. Puis elle se lance d’une
traite, voix assurée, regard droit. « Vous
avez de la chance d’apprendre avec chef
Aurélien. Si vous faites ce qu’il vous dit,
vous réussirez. Il m’a donné l’élan et le
courage dont j’avais besoin après plu
sieurs échecs. En revanche, ne vous lais
sez jamais humilier, pas même par un
grand chef, le respect est primordial. »
Rien, pourtant chez Woury, ne laisse
deviner l’échec, l’errance et l’exil.
Quand on l’interroge sur son enfance,
son regard s’éclaire pour parler de la
Zambie, pays où elle est née en 1990,
de « la belle maison et du grand jar
din » dans lesquels elle a grandi. Mais
lorsque sa mère rentre vivre au Séné
gal, son père, Amadou Niang, dia
mantaire de profession, reste en
Zambie. Lorsqu’elle évoque sa mort
en 2002, ses yeux se voilent. On n’en
saura pas plus.
A Dakar, la mère de Woury, Biguee
Sall, élève ses trois enfants et, pour
elle, rien n’est plus important que
leur réussite scolaire. « Ma mère a pré
féré se serrer la ceinture pour nous en
voyer dans de bonnes écoles. » Sa sévé
rité n’empêchera pas la « sortie de
route ». Woury rate une première fois
son bac scientifique. L’été suivant,
elle trouve un travail dans le secréta
riat. Elle obtiendra finalement son
bac, passé en candidat libre. Mais une
rencontre amoureuse bouleverse le
cours de sa vie et la mène en France.
Décrocheuse à la fac
Woury atterrit à Sarcelles (Vald’Oise)
chez une cousine. Elle accumule des
petits boulots, se disperse un peu, s’in
quiète pour ses papiers, et se demande
comment raccrocher avec l’école. « Je
ne préfère pas m’attarder sur cette par
tielà de ma vie, la France est ma patrie
d’accueil, j’y suis heureuse et je veux m’y
accomplir », résumetelle avec gra
vité. Douée en mathématiques et en
informatique, Woury décide de s’ins
crire à l’université de Nanterre, mais
elle décroche de nouveau, car elle se
sent en « décalage » avec les étudiants,
tous jeunes bacheliers. C’est pourtant
là qu’elle formule pour la toute
première fois son projet de reconver
sion dans la cuisine avec l’aide du ser
vice d’orientation de l’université.
Charlotte sur la tête, blouse blanche,
pantalon noir et chaussures de
cuisine, Woury regarde, comme hyp
notisée, l’horizon devant elle. A pres
que soixante mètres d’altitude, la vue
sur le Trocadéro est imprenable. C’est
ici son quotidien désormais, au 58
Tour Eiffel, l’un des deux restaurants
de la tour dirigé désormais par
Thierry Marx. Woury y est chargée
des entrées au « gardemanger ».
Pendant que les commis regagnent
la cuisine, que les serveurs réajustent
leur costume et affichent un sourire
professionnel, une longue file d’at
tente s’est déjà formée devant le res
taurant. A l’intérieur, le chef, Thierry
Martin, donne le coup d’envoi du
briefing à 18 h 30 et nous confie en tê
teàtête : « Il en faut, du courage, pour
commencer commis à 29 ans alors que
les autres ont à peine 20 ans. Le métier
est dur. Nous, nous avons été modelés
depuis notre plus jeune âge, donc nous
sommes habitués aux horaires, au tra
vail, à la cadence, le soir et le diman
che, les jours fériés », explique celui
qui à 32 ans a déjà près de quinze ans
de carrière derrière lui.
De tout cela, Woury ne se plaint ja
mais, convaincue de son destin. Etre
arrivée « làhaut » est un signe, pense
telle. Comme la tour Eiffel, les dix
premières minutes de chaque heure,
Woury scintille à nouveau : « Mon
rêve, voilà, c’est d’être la Thierry Marx
africaine, je vais apprendre le plus pos
sible dans ma brigade mais bientôt je
travaillerai pour moimême, j’aurais
mon projet, mon restaurant ». Woury a
décidé d’envoyer une lettre au chef
Marx, où elle lui exposera son idée de
restaurant gastronomique sénégalais.
« J’y arriverai », c’est sûr ditelle, avant
de repartir pour son service du soir,
les yeux éclairés. Devant elle, à ses
pieds, Paris l’attend.
marine miller
Prochain article Romario, 21 ans,
rentré dans le rang
Woury Niang, le 7 juin, au 58 Tour Eiffel, restaurant dirigé par Thierry Marx FRÉDÉRIC STUCIN POUR « LE MONDE »
« SI VOUS FAITES
CE QUE LE CHEF VOUS DIT,
VOUS RÉUSSIREZ.
IL M’A DONNÉ L’ÉLAN ET
LE COURAGE DONT J’AVAIS
BESOIN APRÈS PLUSIEURS
ÉCHECS », EXPLIQUE
WOURY AUX JEUNES DE
LA NOUVELLE PROMOTION
DE SON ÉCOLE
L’ÉTÉ DES SÉRIES