Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1

26 | 0123 VENDREDI 16 AOÛT 2019


0123


L’


Allemagne avait été stupéfaite en
apprenant la mort, le 2 juin, de Wal­
ter Lübcke, préfet de l’arrondisse­
ment de Kassel (Hesse), tué d’une balle
dans la tête sur sa terrasse. Sur les réseaux
sociaux, plusieurs comptes proches de l’ex­
trême droite s’étaient réjouis de la dispari­
tion de ce chrétien­démocrate de 65 ans
qui, en 2015, avait résolument soutenu la
politique d’accueil des réfugiés décidée par
Angela Merkel. Un suspect est aujourd’hui
en détention provisoire : il s’agit d’un néo­
nazi de 45 ans déjà emprisonné dans les an­
nées 1990 pour avoir fait exploser une
bombe devant un foyer d’étrangers.
Deux mois après ce drame, il apparaît
clairement que ce n’était pas un simple fait
divers. Selon un décompte provisoire du
ministère allemand de l’intérieur, dévoilé

mardi 13 août par le quotidien Der Tagess­
piegel, 8 605 crimes et délits attribués à l’ex­
trême droite, dont 363 actes violents, ont
été enregistrés au premier semestre de
2019 (soit 10 % d’augmentation par rapport
à 2018). Depuis la mort de Walter Lübcke,
plusieurs élus locaux connus pour leur
soutien aux réfugiés ont fait savoir qu’ils
avaient reçu des menaces de mort.
Les violences d’extrême droite n’ont rien
de nouveau outre­Rhin. L’attentat le plus
meurtrier commis depuis la guerre a été
perpétré par un néonazi lors de la Fête de la
bière de Munich, le 26 octobre 1980 (13
morts, 211 blessés). Avant l’accueil des réfu­
giés en 2015, le nombre de crimes et délits
politiques s’établissait déjà à plus de 5 000
par an, ce qui démontre que le phénomène
a des racines plus profondes qu’une réac­
tion à la politique d’Angela Merkel. Mais
l’augmentation continue des violences
prend inévitablement une dimension par­
ticulière en Allemagne, compte tenu de
l’histoire du pays et de la « responsabilité »
dont se réclament volontiers ses dirigeants.
Beaucoup de temps a été perdu ces der­
nières années. Les services de renseigne­
ment ont, à l’évidence, sous­estimé le phé­
nomène. Quant à la justice, sa lenteur à
condamner les coupables a contribué, à
n’en pas douter, à donner aux bras armés
de la terreur brune un dangereux senti­
ment d’impunité.

Par rapport à nombre de ses voisins,
l’Allemagne a longtemps semblé protégée
contre le retour de ses vieux démons. Cette
époque est révolue. Depuis 2017, le Bundes­
tag compte près de 100 députés d’extrême
droite et, le 1er septembre, celle­ci pourrait
arriver en tête en Saxe et dans le Brande­
bourg, deux anciens Länder de l’Est où per­
dure, depuis la réunification de 1990, une
scène néonazie décomplexée, comme le dé­
montre cette flambée de passages à l’acte.
Angela Merkel restera sans aucun doute
comme celle qui, dans une Europe frileuse
et craintive, a fait le choix de l’ouverture en
laissant entrer en Allemagne près de 1 mil­
lion de réfugiés fuyant les guerres du
Moyen­Orient. Juste au regard de l’histoire,
cette décision n’en a pas moins profondé­
ment bousculé une partie de ses conci­
toyens, qui n’y étaient pas préparés.
« Wir schaffen das » (« nous y arrive­
rons »), avait lancé la chancelière, le
31 août 2015, pour dire son optimisme dans
la capacité de l’Allemagne à relever le défi
de l’intégration. Deux ans avant la fin pro­
grammée de son quatrième et dernier
mandat, il est encore temps pour elle d’al­
ler au bout de cette ambition. Et de redire
une seconde fois « Wir schaffen das », mais
cette fois pour triompher d’une extrême
droite dont le retour, en Allemagne, a
autant voire plus qu’ailleurs des raisons
d’inquiéter.

L’ALLEMAGNE 


FACE AU RISQUE 


D’UNE TERREUR 


BRUNE


Christophe Ramaux


Les collapsologues


ravalent le politique


à un mode religieux


Pour l’économiste, l’écologie mérite mieux que


la vision de « prophètes de l’apocalypse » adeptes


de la décroissance globale. S’il faut tout faire


pour limiter le réchauffement climatique, il faut


aussi considérer les paramètres économiques


S


elon le Groupe d’experts
intergouvernemental sur
l’évolution du climat (GIEC),
au­delà d’un réchauffe­
ment de 1,5^0 C, la Terre ne cessera
pas de tourner ni l’espèce hu­
maine d’exister, mais les sécheres­
ses, l’intensité des cyclones, etc.,
seront accrues. C’est suffisam­
ment grave pour inciter à agir. Les
collapsologues, eux, vont plus
loin. Selon l’ex­ministre de l’envi­
ronnement Yves Cochet, il n’y
aura qu’une « moitié survivante de
l’humanité dans les années 2040 »
(Libération, 23 août 2017).
Avec la démocratie politique,
l’humanité était pourtant sortie
des sociétés de religion. Mais on
ne s’émancipe pas aisément d’un
schème qui a dominé durant des
siècles. Comme le souligne le phi­
losophe Marcel Gauchet, le politi­
que a longtemps été pensé sur un
mode religieux, à l’image du com­
munisme. Cette page a été tour­
née en 1989, mais les collapsolo­
gues nous y ramènent. Avec l’apo­
calypse, ils ravalent le politique à
un mode religieux. D’où l’infatua­
tion, l’ésotérisme – l’auteur et
conférencier Pablo Servigne in­
vite à se « réensauvager », pour
« renouer avec nos racines profon­
des », nos « symboles primitifs »



  • et, finalement, la mise en cause
    de la démocratie. Face à la fin du
    monde, cessons toute contro­
    verse, rassemblons­nous autour
    d’un unique parti, soutient ainsi
    le comédien Philippe Torreton (Le
    Monde, 22 février 2019).
    L’écologie mérite mieux que la
    régression des nouveaux prophè­
    tes de l’apocalypse. Elle invite à
    changer de monde. Mais la pren­
    dre au sérieux suppose d’affron­
    ter certaines questions.
    Le capitalisme est par construc­
    tion productiviste. L’écologie sup­
    pose de faire décroître les activités
    polluantes. Faut­il aller au­delà et
    prôner une décroissance globale?
    Le réchauffement climatique
    dépend de quatre variables : la
    population (la dernière bombe
    démographique en Afrique de­
    vrait être résorbée à la fin du siè­
    cle) ; la croissance du produit in­
    térieur brut (PIB) ; l’intensité
    énergétique du PIB (le ratio éner­
    gie/PIB) ; l’intensité carbone de
    l’énergie (le ratio gaz à effet de
    serre/énergie). Le GIEC table sur­
    tout sur les deux dernières varia­
    bles. Car miser sur la réduction de
    la croissance annihilerait le déve­
    loppement des pays les moins
    avancés. Ici même, le soulève­
    ment des « gilets jaunes » atteste
    l’étendue des besoins insatis­
    faits : fins de mois difficiles, mal­
    logement, santé, éducation, etc.
    L’écologie elle­même exige un
    surcroît de croissance : rénova­
    tion du bâti ; transports collectifs,
    passage à une agriculture (vrai­


ment) raisonnée ou bio (car un
kilo de carottes bio plutôt qu’in­
dustrielles accroît le PIB en vo­
lume, puisque celui­ci intègre le
surcroît de qualité), etc.
Les indicateurs écologiques
sont à améliorer (ceux de l’em­
preinte écologique sont encore
lacunaires) et à placer au centre.
Mais il n’est nul besoin pour cela
de détricoter le PIB et ses nom­
breuses qualités. Parmi elles, le
fait qu’il soit calculé de trois fa­
çons. Par la production (les va­
leurs ajoutées, dont celles par le
secteur public) ; par la demande
(consommation – dont celle de
services publics – et investisse­
ment) ; par les revenus (salaire,
profit, etc.) : croissance et pouvoir
d’achat sont liés. Et ne trompons
pas le monde : la pérennisation
des retraites, la hausse du pou­
voir d’achat pour le plus grand
nombre, la satisfaction des be­
soins sociaux et écologiques ne
pourront se faire, à PIB constant,
uniquement par la réduction des
inégalités.

Rompre avec le libre-échange
Le découplage relatif – augmenta­
tion des gaz à effet de serre (GES)
inférieure à celle du PIB – a déjà
commencé à l’échelle mondiale.
Le nécessaire découplage absolu
(baisse des émissions de GES en
dépit de la hausse du PIB) n’est
pas hors d’atteinte. La France y
parvient ces dernières années,
même en intégrant les produits
importés qui représentent la moi­
tié de son empreinte carbone.
La réduction de la consomma­
tion d’énergie, elle, suppose de
rompre avec l’austérité budgétaire
pour réaliser les investissements
nécessaires, mais également avec
le libre­échange, son transport
échevelé de marchandises et son
dumping environnemental.
La réduction de l’intensité car­
bone de l’énergie implique, de
son côté, d’abandonner les éner­
gies fossiles au profit d’une éner­
gie électrique décarbonée. La
France est bien située sur ce plan,
grâce au nucléaire. Les énergies
renouvelables sont à encourager.
Mais gare aux leurres. Tant que le
stockage de l’électricité n’est pas
résolu, l’éolien et le photovoltaï­
que supposent des compléments,
ce qui les rend coûteux. Il serait
évidemment préférable de se pas­
ser du nucléaire à long terme.
Mais pour limiter le réchauffe­
ment, pour le portefeuille de
l’usager ainsi que pour sa politi­
que industrielle, la France ne doit
pas en sortir précipitamment.
L’histoire fourmille de promes­
ses d’émancipation abîmées par
le dogmatisme. Puisse l’écologie
y échapper.

Christophe Ramaux, écono-
miste, chercheur au Centre
d’économie de la Sorbonne
(université Paris-I) et membre
des Economistes atterrés, est
notamment l’auteur de « L’Etat
social. Pour sortir du chaos
néolibéral » (Fayard, 2012)


ABANDONNER LES


ÉNERGIES FOSSILES


AU PROFIT


D’UNE ÉNERGIE


ÉLECTRIQUE


DÉCARBONÉE


ANALYSE


P


ersonne n’attendait grand­
chose des primaires ouver­
tes, simultanées et obliga­
toires (PASO) du dimanche
11 août en Argentine. Pourtant, leurs
résultats ont provoqué un véritable
séisme politique et financier, aux
conséquences encore difficilement
évaluables.
Le suspense quant à la liste finale
des participants au scrutin présiden­
tiel du 27 octobre était nul : aucune
coalition ne présentait plus d’un tic­
ket président/vice­président cha­
cune. Les électeurs ne pouvant voter
que pour un seul ticket et choisissant
généralement de le faire pour leur
liste favorite, ces primaires n’avaient
cette année aucun autre intérêt que
d’être celui d’un sondage grandeur
nature payé par l’Etat.
Tout se jouait entre deux coali­
tions : Ensemble pour le change­
ment (centre et droite), composée
par l’actuel chef de l’Etat, Mauricio
Macri, et le péroniste Miguel Angel
Pichetto. Et le Front pour tous (gau­
che et centre gauche), avec les péro­
nistes Alberto Fernandez et Cristina
Fernandez de Kirchner, surnommés
« les Fernandez ».
On pensait le kirchnérisme laminé,
avec une Cristina Fernandez, an­
cienne présidente de 2007 à 2015,
sous le coup de onze mises en exa­
men devant se placer dans l’ombre
d’Alberto Fernandez en tant que vice­
présidente seulement, tellement son
image est clivante ; les sondages pré­
disaient une légère avance du ma­
crisme, ou, en tout cas, un match nul.
La coalition des « Fernandez » l’a fi­
nalement emporté, avec 47 % des suf­
frages, contre 32 % pour celle du pré­
sident. Si ce résultat se répétait le
27 octobre, le Front pour tous serait
donc élu dès le premier tour, le sys­

tème électoral argentin prévoyant
que le candidat obtenant 45 % des
suffrages, ou 40 % et une avance de
10 points sur le deuxième, est pro­
clamé vainqueur.
Les conséquences de la réaction des
marchés ont été immédiates et d’une
violence inouïe : le cours du peso
s’est effondré de 19 %, lundi, par rap­
port au dollar. Tâchant de contenir la
baisse, la Banque centrale a aug­
menté les taux d’intérêt à 74 %. L’in­
dice Merval de la Bourse de Buenos
Aires, regroupant 22 des plus grandes
entreprises du pays, a perdu lundi 12
août près de 38 %, certaines entrepri­
ses chutant de près de 50 %, « les pires
chiffres de ces vingt dernières an­
nées », selon les analystes financiers.
Le « risque pays », qui mesure la dif­
ficulté d’un pays à honorer ses dettes,
a atteint 1 771 points mardi, le plus
haut en dix ans. « Aujourd’hui, nous
sommes plus pauvres qu’avant les
PASO », a reconnu Mauricio Macri
lors d’une conférence de presse.
Pendant toute la durée de la cam­
pagne pour ces primaires, commen­
cée le 7 juillet, les deux camps
avaient joué sur la peur et le rejet
qu’inspire l’autre. Dans un acte de
sincérité déconcertant, Cristina Fer­
nandez de Kirchner avait affirmé à
son équipe de campagne, en juillet :
« Les gens vont voter pour ceux qu’ils
haïssent le moins. »

Macri lâché par ses soutiens
Le chef de l’Etat, de son côté, a passé
quatre ans à faire peur aux Argentins
et aux marchés quant à un retour de
Mme Fernandez au pouvoir : un tel
« retour au passé » serait « une auto­
destruction », assurait­il. Tout était dit
avec le nom de son mouvement,
Cambiemos (« Changeons »). Les Fer­
nandez à la présidence, menaçait­il,
n’honoreront pas le remboursement
des prêts et déclareront le défaut de
paiement de la dette. Car M. Macri a
endetté l’Argentine sur cent ans et ob­
tenu un prêt de 57 milliards de dollars
(51 milliards d’euros) du Fonds moné­
taire international (FMI) en échange
de politiques d’austérité.
Face au véritable crash du lende­
main des primaires, et bien qu’Al­
berto Fernandez ait proclamé qu’il
ne déclarerait pas la cessation de
paiement s’il était élu, le président
Macri a encore affirmé : « Si le kirch­
nérisme gagne, ceci n’est qu’un exem­
ple de ce qui pourra arriver. C’est terri­
ble, ce qui peut arriver. » Avant d’insi­
nuer que les électeurs s’étaient
trompés : « Ce [vote] n’est pas ce que
le monde veut. »

Mais la peur d’un « retour au passé »
n’a pas suffi. Dimanche, les Argentins
ont surtout exprimé leur déception
du présent : 33,6 % de la population
vit sous le seuil de pauvreté, un en­
fant sur dix souffre de la faim. En
quatre ans de gouvernement Macri,
l’inflation devrait cumuler 250 %, les
salaires ont perdu 17 % et le chômage
est passé de 7 % à 10 %. La hausse des
tarifs d’électricité devrait flirter avec
les 1 500 %.
Coincés entre une ex­présidente à
qui les électeurs, lassés par douze ans
de pouvoir kirchnériste (en comp­
tant les quatre années de présidence
de feu son mari Nestor Kirchner en­
tre 2003 et 2007), avaient tourné le
dos en 2015, et un président qui n’a
pas su leur donner raison de l’avoir
choisi par défaut (« tout sauf Cris­
tina » avait été l’une des raisons du
choix de l’époque), les Argentins ont
exprimé dimanche qu’ils étaient
prêts à renouveler l’expérience du
vote de protestation.
Mauricio Macri a été lâché cette se­
maine par nombre de ses anciens
soutiens inconditionnels. Un édito­
rialiste de télévision connu jus­
que­là pour la défense acharnée de la
politique d’austérité du président,
Luis Majul, a reconnu « ne pas avoir
pris la dimension (...) des dégâts que
l’austérité (...) et la politique économi­
que en général ont causés à de vastes
secteurs de la classe moyenne et aux
plus pauvres ».
Avant d’asséner le coup fatal : « Ni le
président ni la gouverneure de la
province [de Buenos Aires, Maria
Eugenia Vidal, elle aussi battue lors
des primaires face au péroniste
Axel Kicillof] n’ont la moindre chance
de gagner aux élections. Quelqu’un
doit dire à Macri qu’il ne s’agit pas
d’un trébuchement. C’est une formi­
dable défaite avec une différence de
15 points. »
angeline montoya
(service international)

Séisme politique et financier en Argentine après


la victoire péroniste aux primaires ouvertes


SI LE RÉSULTAT DE 


DIMANCHE SE RÉPÉTAIT 


LE 27 OCTOBRE, 


LE FRONT POUR TOUS 


D’ALBERTO FERNANDEZ 


ET CRISTINA 


FERNANDEZ DE 


KIRCHNER SERAIT ÉLU 


DÈS LE PREMIER TOUR


LES ARGENTINS ONT 


EXPRIMÉ LEUR 


DÉCEPTION : 33,6 % 


DE LA POPULATION 


VIT SOUS LE SEUIL DE 


PAUVRETÉ, UN ENFANT 


SUR DIX SOUFFRE 


DE LA FAIM

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