Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1

4 |international VENDREDI 16 AOÛT 2019


0123


montréal ­ correspondance

A


deux mois des élec­
tions législatives, le
premier ministre cana­
dien, Justin Trudeau,
est éclaboussé par un rapport ac­
cablant du commissaire à l’éthi­
que. Ce dernier l’accuse d’avoir fait
pression sur son ex­ministre de la
justice et procureure générale,
Jody Wilson­Raybould, pour évi­
ter un procès à l’entreprise d’ingé­
nierie québécoise SNC­Lavalin,
impliquée notamment dans un
scandale de corruption en Libye.
« La position d’autorité dont
bénéficient le premier ministre et
son cabinet a servi à contourner,
à miner et finalement à tenter de
discréditer la décision de la direc­
trice des poursuites pénales ainsi
que l’autorité de Mme Wilson­Ray­
bould », a précisé mercredi Mario
Dion, commissaire aux conflits
d’intérêts et à l’éthique. Ce
commissariat est un organisme
du Parlement indépendant du
gouvernement.
Jody Wilson­Raybould, désor­
mais candidate indépendante
aux élections législatives, s’est
dite « reconnaissante » envers le
commissaire Mario Dion. « Le
rapport confirme des faits cru­
ciaux, conformes à ce que j’ai af­
firmé aux Canadiens (...). Le com­
missaire n’a pas été distrait par des
informations erronées à propos
des événements ou de ma per­
sonne, et a tiré ses conclusions en
se basant uniquement sur les faits
véritables de ce qui s’est produit »,
a­t­elle fait savoir par voie de
communiqué. Elle a déploré par
ailleurs le fait qu’elle ait dû lutter
contre l’ingérence du premier mi­
nistre dans l’affaire SNC­Lavalin.

Pots-de-vin en Libye
La police fédérale avait accusé
en 2015 le géant de l’ingénierie
SNC­Lavalin d’avoir versé des
pots­de­vin à des responsables
libyens entre le 16 août 2001 et le
20 septembre 2011, pour une
valeur d’au moins 47,7 millions
de dollars canadiens (près de
32 millions d’euros).
Devenue ministre des anciens
combattants, Mme Wilson­Ray­
bould avait accusé le premier
ministre et son entourage d’avoir
exercé sur elle des pressions
« inappropriées », auxquelles elle

avait résisté, pour éviter un
procès criminel à la firme. Elle
avait donné sa démission en
février. Deux autres membres du
gouvernement ont démissionné
dans son sillage : le secrétaire
principal et ami de longue date de
Justin Trudeau, Gerald Butts, et
l’ex­ministre de la santé puis
ex­présidente du Conseil du
Trésor Jane Philpott.
De passage à Niagara­on­the­
Lake, en Ontario, M. Trudeau, éga­
lement député de la circonscrip­
tion de Papineau, à Montréal, où
se situe le siège social de SNC­La­
valin, a pris acte de ce rapport, tout
en affirmant son désaccord avec
les conclusions et en refusant de
s’excuser. « Je n’ai pas à m’excuser
pour avoir défendu les emplois des
Canadiens », a­t­il argué.
Le premier ministre redoute
qu’une éventuelle condamnation
de SNC­Lavalin, qui emploie
50 000 travailleurs dans le
monde, mette en péril les activi­
tés de l’entreprise. Si elle était re­
connue coupable de tels actes, la

compagnie ne serait en effet plus
autorisée à répondre à des appels
d’offres publics.
Le gouvernement libéral
croyait, il y a peu, que le scandale
SNC­Lavalin était dissipé. Les
derniers sondages lui étaient un
peu moins défavorables. Selon le
vice­président de la firme de son­
dage Léger, Christian Bourque, les
libéraux avaient retrouvé fin
juillet le niveau de soutien qu’ils
avaient avant l’affaire.
Pour bon nombre de commen­
tateurs, les conclusions du rap­
port du commissaire à l’éthique
pourraient renverser cette ten­

dance. « Il est difficile d’imaginer
qu’il n’y aura pas de conséquences
sur le plan politique. Il faut bien
noter que ce rapport rendu par le
commissaire à l’éthique a comme
objet principal la transparence »,
explique Jennifer Quaid, profes­
seure agrégée à la section de droit
civil de l’université d’Ottawa.
« Dès le début de cette crise (...),
Justin Trudeau a nié les faits et (...)
a mis un doigt dans un engrenage.
Le commissaire à l’éthique ra­
mène tout ça sur le devant de la
scène. Les questions éthiques, sou­
vent, c’est ce qui défait les gouver­
nements, abonde Karl Bélanger,
ex­directeur national du Nou­
veau Parti démocratique (NPD,
gauche), lors d’une interview à la
télévision publique d’Etat, Radio­
Canada. Les libéraux avaient
repris du poil de la bête. Mainte­
nant, les conservateurs vont se
frotter les mains. »
L’opposition officielle, avec à sa
tête le chef du Parti conservateur
du Canada (droite), Andrew
Scheer, n’a pas tardé mercredi à

vilipender le premier ministre.
« Trudeau a dit qu’il serait éthi­
que, mais il a utilisé le pouvoir de
son bureau pour récompenser ses
amis et punir ses détracteurs. Il est
le seul premier ministre de
l’histoire reconnu coupable d’in­
fraction aux lois sur l’éthique, pas
une, mais deux fois. Il n’est pas
celui qu’il prétendait », a notam­
ment écrit M. Scheer sur les ré­
seaux sociaux, demandant une
enquête indépendante de la
police fédérale.

Pas la première infraction
Ce n’est pas la première fois que le
commissaire à l’éthique accuse
M. Trudeau d’avoir enfreint la loi
sur les conflits d’intérêts. Sa pre­
mière infraction, en 2017, décou­
lait de son séjour en compagnie
de sa famille et d’amis sur une île
privée des Bahamas appartenant
à l’Aga Khan, un philanthrope
ayant des liens avec le gouverne­
ment canadien.
« Les libéraux de Justin Trudeau
et les conservateurs d’Andrew

Scheer nous ont habitués à des
scandales et à des violations de
l’éthique en faveur des plus privilé­
giés. (...) Ottawa doit travailler
pour les gens et non pour les plus
puissants », a réagi le chef du
Nouveau Parti démocratique,
Jagmeet Singh, réclamant « des
gouvernements transparents »
ainsi qu’une enquête publique.
Bien que les conclusions du
commissaire Dion puissent redis­
tribuer les cartes lors de la campa­
gne en vue du scrutin législatif du
21 octobre, le premier ministre ne
devrait pas en ressentir les effets
au niveau judiciaire.
« La loi ne prévoit pas de sanc­
tions, parce que le régime est
conçu sur l’idée que la transpa­
rence elle­même va mener à la pos­
sibilité pour le public et l’électorat
de réagir », observe Jennifer
Quaid. Et d’ajouter : « Il faut vrai­
ment prouver que M. Trudeau
avait l’intention d’entraver la jus­
tice. Je ne suis pas certaine que ce
fondement factuel existe. »
agnès chapsal

L’ex­chef de l’extrême droite autrichienne


visé par une enquête anticorruption


L’ancien vice­chancelier Heinz­Christian Strache avait été contraint à la démission en mai


E


ncore eux. L’ancien vice­
chancelier et ex­dirigeant
du Parti de la liberté d’Autri­
che (FPÖ), Heinz­Christian Stra­
che, et son proche, Johann Gude­
nus, étaient déjà à l’origine de la
chute du gouvernement autri­
chien de coalition entre droite et
extrême droite, en mai. Ils sont dé­
sormais mis en cause dans une
nouvelle affaire de corruption, qui
fragilise la formation de droite ra­
dicale à quelques semaines des
élections anticipées du 29 sep­
tembre. Leurs domiciles ont été
perquisitionnés lundi 12 août à la
demande du parquet national an­
ticorruption, qui enquête sur leurs
liens avec le géant autrichien des
jeux d’argent, Novomatic.
Selon le mandat de perquisition,
révélé mercredi par la radio publi­
que Ö1, les magistrats soupçon­
nent les deux hommes d’avoir de­
mandé à cette société de faire
nommer un élu FPÖ de la mairie
de Vienne comme directeur fi­
nancier de Casino Austria (Casag),
le groupe qui gère l’ensemble des

douze casinos actifs en Autriche et
dans lequel Novomatic est action­
naire minoritaire. Déjà désigné
en 2018 membre du conseil géné­
ral de la banque centrale d’Autri­
che à la demande du FPÖ, Peter Si­
dlo aurait obtenu ce nouveau
poste alors qu’il ne présentait pas
les compétences suffisantes.
En échange de ce service rendu le
1 er mai, quelques semaines avant la
chute du gouvernement, les deux
ex­cadres du FPÖ auraient promis
à Novomatic « l’octroi d’une licence
de casino à Vienne et d’une licence
nationale de jeu en ligne », selon les
procureurs. Ils auraient aussi pro­
mis de réautoriser les machines à
sous à Vienne en cas de victoire
aux élections municipales.

Une fausse oligarque russe
Les deux hommes n’auraient pas
eu le temps de concrétiser ces
contreparties. En effet, M. Strache
a été contraint de démissionner
samedi 18 mai, après la publica­
tion d’une vidéo filmée à Ibiza
en 2017, dans laquelle il propose à

une personne qu’il croit être une
oligarque russe l’attribution de
marchés publics en échange de fi­
nancements pour son parti. Fo­
menté par des commanditaires
toujours mystérieux, ce piège
avait été tendu avec l’aide invo­
lontaire de M. Gudenus, qui appa­
raît dans la vidéo.
A la suite de ce qui a été appelé le
« scandale Ibiza », le chancelier
conservateur Sebastian Kurz a été
contraint de mettre fin à son al­
liance avec l’extrême droite et de
convoquer des élections antici­
pées. M. Gudenus a quitté le parti
et son poste de vice­président du
groupe au Parlement, mais
M. Strache, toujours populaire
dans l’électorat FPÖ, n’a pas été
sanctionné et reste membre du
parti, même s’il en a quitté les or­
ganes de direction. Fuyant les mé­
dias autrichiens, il reste très actif
sur les réseaux sociaux et a ré­
cemment accordé un long entre­
tien à la chaîne contrôlée par le
Kremlin, RT. Sa femme est candi­
date sur les listes du parti.

L’affaire des casinos ne serait
pas directement liée au scandale
Ibiza. Mais dans la vidéo qui avait
été révélée à l’époque par les titres
allemands Süddeutsche Zeitung et
Spiegel, M. Strache fanfaronnait
déjà sur des financements venus
de la même société de jeux : « No­
vomatic paie tout », y affirmait­il.
La société, qui a également été
perquisitionnée lundi, avait alors
fermement contesté tout finan­
cement politique. Mardi, un por­
te­parole a jugé les nouvelles allé­
gations « infondées ». De son côté,
M. Strache a dénoncé sur Face­
book une « nouvelle attaque poli­
tique contre [sa] personne ».
Le secrétaire général du FPÖ a
soutenu que le parti n’était « pas
impliqué » dans cette affaire, qui
concernerait seulement des « per­
sonnes privées ». Même si le FPÖ a
souffert dans les sondages de l’af­
faire Ibiza par rapport au scrutin
précédent de 2017, il restait cré­
dité, avant ce nouveau scandale,
d’environ 20 % des voix.
jean­baptiste chastand

« Je n’ai pas
à m’excuser pour
avoir défendu
les emplois
des Canadiens »
JUSTIN TRUDEAU
premier ministre du Canada

Justin Trudeau accusé de conflit d’intérêts


Le premier ministre canadien aurait exercé des pressions pour éviter un procès pour corruption à SNC­Lavalin


Le premier
ministre
canadien,
Justin
Trudeau,
à Niagara­
on­the­Lake,
dans
l’Ontario,
le 14 août.
ANDREJ
IVANOV/REUTERS

LES  DATES


2015
La police fédérale accuse
en février SNC-Lavalin
de corruption et de fraude.

2018
En septembre, Justin Trudeau
rencontre sa ministre de la jus-
tice, Jody Wilson-Raybould,
pour discuter de l’entreprise.
Elle affirme que le premier
ministre lui a alors demandé
de « trouver une solution » pour
éviter des pertes d’emplois.

2019
Février Jody Wilson-Raybould
démissionne, assurant qu’elle
fait l’objet de pressions « inap-
propriées » pour éviter un procès
au géant de l’ingénierie.
Août Le commissaire à l’éthique
affirme que M. Trudeau a enfreint
la loi sur les conflits d’intérêts
en exerçant des pressions sur
son ex-ministre afin qu’elle mette
un terme aux poursuites pénales.

AL-ANDALUS
LE MYTHE
DU PARADISPERDU

VERSAILLES
L’AFFAIREQUI
EMPOISONNA
LA COUR

ANTIQUITÉ
QUANDLES
ROMAINSPARTAIENT
EN VACANCES

BELLE ÉPOQUE
PARIS
AU TEMPS
DE L’INSOUCIANCE

& CIVILISATIONS

&CIVILISATIONS

N° 52JUILLET
AOÛT 2019

Chaque mois,un voyage à travers letemps
et les grandescivilisations à l’origine de notre monde

CHEZVOTRE MARCHAND DE JOURNA

UX
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