Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1
0123
VENDREDI 16 AOÛT 2019 international| 5

Craintes de


violences dans


un Zimbabwe


exsangue


L’opposition a lancé un appel


à manifester le 16 août contre la


situation économique désastreuse


johannesburg ­
correspondant régional

D


ans une chambre
d’hôtel de Singapour,
un vieil homme est
alité. A 95 ans, bien
qu’il approche de la toute fin de sa
vie, les mauvaises nouvelles en
provenance de son pays, le Zim­
babwe, font trépider l’ancien
président Robert Mugabe. Elles
sont nombreuses. La famine, l’hy­
perinflation, l’effondrement de
l’économie, les coupures d’électri­
cité sont de retour, tandis qu’une
poignée de puissants s’exhibent
dans les voitures de luxe les plus
extravagantes. Tout cela ressem­
ble à la répétition de ses propres
dérives, dans la dernière phase de
son long règne (1980­2017), mais
avec la force de la caricature.
Robert Mugabe a marqué le
Zimbabwe au fer de sa personna­
lité comme peu de responsables
politiques. Lorsqu’il a été chassé
du pouvoir à Harare, en novem­
bre 2017, on ne sait ce qui l’a le plus
choqué. Voir son peuple exulter
en apprenant qu’une junte l’avait
déposé en douceur, ou voir lui
succéder Emmerson Mnanga­
gwa, son confident, son respon­
sable sécuritaire, son dauphin
(avant de tomber en disgrâce) et
même, au temps de la lutte ar­
mée, son secrétaire particulier,
parvenant comme dans un tour
de magie à susciter l’espoir de
changement de toute une nation.
Peut­être songe­t­il depuis sa
chambre d’hôpital immaculée
qu’au Zimbabwe, les médecins

viennent de se mettre en grève,
pour protester contre l’effondre­
ment du secteur de la santé. Les
enseignants vont faire de même.
Nelson Chamisa, le responsable
du Mouvement pour le change­
ment démocratique (MDC), prin­
cipale formation d’opposition,
appelle à manifester à partir du
vendredi 16 août, pour demander
« des emplois, des soins médicaux,
[pour la fin des pénuries] dans
l’électricité, l’enseignement, la dis­
tribution d’essence (...) ».
La liste est plus longue encore,
description clinique d’un pays en
plein naufrage où les dernières
entreprises en activité sont obli­
gées de fonctionner de nuit, faute
d’électricité le jour, et où, selon les
Nations unies, il y aura bientôt
5,5 millions de personnes dans les
campagnes et 2,2 millions dans
les villes souffrant de la faim.
Lors des premiers mois de son
arrivée au pouvoir, M. Mnanga­
gwa, suscitant l’espoir que des
réformes rendraient au Zimba­
bwe sa prospérité détruite, avait
annoncé 27 milliards de dollars
d’investissements étrangers et un

véritable changement de politi­
que. C’est l’inverse qui s’est pro­
duit. Le 12 août, profitant de l’une
des cérémonies les plus solennel­
les du pays, célébrant les héros de
la lutte pour l’indépendance,
Robert Mugabe a fait savoir qu’il
refusait d’être inhumé à Heroes
Acre, la monumentale nécropole
construite aux portes d’Harare et
où reposent ceux qui ont libéré le
Zimbabwe au temps de la guerre
contre le pouvoir blanc de Rhodé­
sie, nom du territoire qui a
précédé l’actuel pays. Un affront
subtil comme un crachat, admi­
nistré par­delà les mers au prési­
dent Mnangagwa, qui disait ce
jour­là son espoir de voir aboutir
ses « réformes douloureuses, mais
nécessaires », certain de les voir
« mener l’économie vers une trans­
formation fondamentale, fondée
sur une plus grande efficacité ».
Le pays raconte une autre his­
toire. D’abord, le double choc de
catastrophes climatiques. Un
cyclone juste après la période de
sécheresse, qui a grillé la moitié
de la récolte de maïs et fait des­
cendre les eaux dans le barrage de
Kariba, amputant les trois quarts
de la principale source d’approvi­
sionnement en électricité natio­

nale, au moment où l’Afrique du
Sud interrompait ses exporta­
tions de courant pour cause d’im­
payés. Le Zimbabwe subit des
load shedding (des coupures tour­
nantes) de dix­huit heures par
jour. L’eau n’est plus pompée
dans le système d’adduction. Un
accord de rééchelonnement de la
dette vient d’être trouvé avec la
compagnie sud­africaine Eskom,
réduisant dans les prochains
jours les coupures à dix heures
quotidiennes. Même la produc­
tion minière a chuté, de 10 %.

Inflation et dollars virtuels
Le Zimbabwe est entré en réces­
sion. La dernière fois, c’était il y a
dix ans, au moment de l’hyperin­
flation (89,7 sextillions de pour­
cent) qui avait signé la fin du dol­
lar zimbabwéen. Dans l’intervalle,
un panier de devises, dont le
dollar, l’avait remplacé. Mais tout
récemment, le Zimbabwe s’est
doté d’une nouvelle monnaie.
Faisant face à une pénurie de
dollars rendant la vie de la popu­
lation impossible, le gouverne­
ment avait mis en circulation des
bond notes, sortes de petites obli­
gations du Trésor libellées en
dollars. En parallèle, l’Etat a eu

recours à une valeur au nom
étrange : le RTGS (real­time gross
settlement system, ou système de
règlement brut en temps réel), lui
permettant de créer des dollars
virtuels, ex nihilo, injectés dans le
système pour assurer ses paie­
ments, notamment les salaires
des fonctionnaires (90 % des
derniers employés du pays). La
masse de cette monnaie presque
fictive a enflé au cours des
années, atteignant des milliards.
Puis, en juin, le pouvoir a décidé
que cette anomalie financière
deviendrait, tout à coup, la mon­
naie zimbabwéenne. L’inflation a
aussitôt grimpé. Elle atteignait
déjà 176 % à la fin du mois, puis a
cessé d’être calculée. Elle est

aujourd’hui estimée à environ
500 % (+ 476 % pour l’essence).
Rien ne semble pouvoir stopper
cette glissade. Dans un cabinet
d’audit sud­africain, une source
qui suit la situation financière au
Zimbabwe en reste bouche bée :
« J’aimerais savoir ce qu’ils fument
pour ne pas paniquer. » Dans ce ca­
dre, l’appel du MDC à des manifes­
tations, qui pourraient s’étendre
la semaine suivante, porte la me­
nace de violences.
En janvier, lors de la première
grande hausse du prix de l’essence,
des protestataires avaient essuyé
des tirs de l’armée dans les rues
d’Harare. Il y avait eu au moins
12 morts. Vendredi 16 août, face
aux violences potentielles, le parti
d’opposition a demandé à ses par­
tisans de ne pas porter de signes
du MDC ni sa couleur emblémati­
que (le rouge). « L’une des raisons
pour lesquelles Mnangagwa n’a pas
réussi à avancer depuis qu’il a pris le
pouvoir en novembre 2017 tient au
fait que la culture, au sein des insti­
tutions, et les pratiques en cours
sous le régime de son prédécesseur
sont restées les mêmes », écrivait,
en juillet, l’analyste zimbabwéen
Alex Magaisa, qui vit en exil.
jean­philippe rémy

Tunisie : 26 candidats en lice pour la présidentielle


Le vote a été avancé au 15 septembre après la mort du chef de l’Etat, Béji Caïd Essebsi, et aura lieu avant les législatives


tunis ­ correspondance

V


ingt­six candidats sont
en lice pour l’élection
présidentielle en Tuni­
sie, dont le premier tour est
prévu le 15 septembre, a annoncé,
mercredi 14 août, l’Instance supé­
rieure indépendante pour les
élections (ISIE). Le scrutin, initia­
lement programmé pour la mi­
novembre, a été avancé à la suite
du décès, le 25 juillet, du chef de
l’Etat, Béji Caïd Essebsi (92 ans).
C’est la première fois que la pré­
sidentielle se déroulera avant les
élections législatives, prévues,
elles, le 6 octobre. Ce double
scrutin sera crucial pour l’enraci­
nement de la démocratie en Tu­
nisie, à la fois pionnière et uni­
que rescapée de la vague des
« printemps arabes » de 2011.
Dans la semaine qui a précédé la
date limite des candidatures, le
9 août, les prétendants se sont
précipités à l’ISIE pour y déposer
leur dossier. Alors que les petits
candidats se pressaient jusqu’à la
dernière minute pour glaner les
signatures requises, certains
hommes politiques ont dénoncé
des pratiques immorales, notam­
ment le vol de signatures entre
candidats ou la mise en enchères
de certaines signatures de

députés. Malgré tout, 97 candi­
dats s’étaient déclarés. Après exa­
men des dossiers, la commission
électorale n’en a retenu que 26, les
autres ont jusqu’au 31 août pour
déposer un recours.
Entre ceux fin prêts dès le
premier jour, tel l’homme d’af­
faires Nabil Karoui, actuellement
sous enquête judiciaire pour
blanchiment d’argent et corrup­
tion, ou l’avocate populiste Abir
Moussi, du Rassemblement
constitutionnel démocratique
(RCD, parti de l’ex­président Ben
Ali, dissout après la révolution),
et ceux qui ont attendu le der­
nier jour, comme le chef du gou­
vernement, Youssef Chahed, et le
candidat du parti Ennahda,
l’avocat Abdelfattah Mourou, le
dépôt des candidatures aura
aussi eu son lot d’indépendants
et de candidats atypiques.
Parmi ces derniers, outre le
défenseur des droits des LGBT
Mounir Baatour – dont la candi­
dature a été recalée –, figuraient
un artiste peintre, un avocat de
salafistes, un agent de sécurité et
un ancien membre de la Ligue de
protection de la révolution, une
milice à tendance islamiste.
Si la diversité des candidatures
témoigne de la vitalité démocra­
tique du pays, le paysage politi­

que actuel présente une conjonc­
ture plus complexe que pour
l’élection présidentielle de 2014.
« Pour les candidatures fantaisis­
tes, il y en avait déjà eu en 2014,
mais pour les candidatures sérieu­
ses, il y a un changement de para­
digme, analyse Sahbi Khalfaoui,
chercheur en sciences politiques.
En 2014, il y avait des figures histo­
riques comme Béji Caïd Essebsi et
Moncef Marzouki, qui avaient
mobilisé une armada d’électeurs.
Là, chaque mouvement a son can­
didat. Comme le parti Ennahda
qui présente un de ses dirigeants
pour la première fois. Cela permet­
tra de connaître réellement le
capital sympathie du parti. »
Pour la formation, qui avait
misé sur les élections législatives

en présentant son leader, Rached
Ghannouchi, sur la circonscrip­
tion de Tunis­1, le nouveau calen­
drier électoral a changé la donne
et sera un test, alors qu’Ennahda
est encore en mutation vers un
parti « musulman démocrate », le
statut qu’elle revendique.

« Peur de l’image » d’Ennahda
Les prises de position libérales
d’Abdelfattah Mourou, son hu­
mour et ses tenues vestimentai­
res, toujours très fidèles à l’habit
traditionnel tunisien, en font un
candidat idéal, mais qui n’a pas
forcément toutes ses chances. « Il
est clair que beaucoup de Tuni­
siens ne sont pas prêts à ce que le
pays ait un président nahdhaoui
[membre d’Ennahda], explique
un cadre du parti. Il y a toujours
la peur de l’image qu’on véhicule
à l’étranger, et beaucoup voient
encore Ennahda comme un parti
islamiste. C’est pourquoi nous
avons voulu présenter quelqu’un
qui ne représente pas le clivage
identitaire des dernières élec­
tions. » En 2014, le président
Essebsi avait en effet rassemblé
autour d’un « vote utile » contre
les islamistes.
Le chef de gouvernement,
Youssef Chahed, a, lui, annoncé
sa candidature lors du conseil

national de son parti, Tahya
Tounès, le 8 août, en insistant sur
le fait qu’il ne démissionnerait
pas de ses fonctions. Il mise sur
son expérience du pouvoir
pendant trois ans et sur son
jeune parti, qui revendique
80 000 adhérents.
Mais certains partis lui repro­
chent déjà une possible utilisa­
tion des ressources de l’Etat et de
sa fonction à des fins électorales.
Il devra aussi faire face à un rival
de taille, le candidat du parti
dont il était issu, Nidaa Tounès,
qui a choisi un fidèle de
M. Essebsi devenu en quelques
semaines un phénomène média­
tique : l’actuel ministre de la
défense, Abdelkrim Zbidi.
« C’est le point central de cette
présidentielle : on risque d’être
plus dans une guerre de person­
nes que dans une guerre de pro­
grammes ou d’idées, commente
M. Khalfaoui. Le clivage “islamis­
tes contre progressistes” va sans
doute réapparaître. Nous aurons
aussi le clivage régionaliste, avec
Zbidi qui est le candidat du Sahel,
donc du centre du pouvoir ; le
clivage opposant les hommes
d’Etat à ceux représentant l’anti­
système ; celui autour du bilan de
Youssef Chahed... »
lilia blaise

Les dernières
entreprises
en activité
sont obligées
de fonctionner
de nuit, faute
d’électricité le jour

Peinture murale de l’ancien président du Zimbabwe Robert Mugabe, à Harare, le 14 août. TSVANGIRAYI MUKWAZHI/AP

« J’aimerais savoir
ce qu’ils fument
pour ne pas
paniquer », avoue
une source sud-
africaine, qui suit
la crise financière
au Zimbabwe

I TA L I E
Victoire juridique
pour l’ONG Open Arms
face à Matteo Salvini
La justice administrative
italienne a autorisé mercredi
14 août le navire humanitaire
espagnol Open Arms avec à
son bord 147 migrants à en­
trer dans les eaux territoria­
les italiennes, malgré l’oppo­
sition de Matteo Salvini. Le
tribunal administratif a an­
nulé un décret pris par le mi­
nistre de l’intérieur d’ex­
trême droite en raison d’une
situation « exceptionnelle­
ment grave ». Le navire s’est
approché de Lampedusa mer­
credi soir, mais n’avait tou­
jours pas été autorisé à débar­
quer les migrants jeudi
matin. M. Salvini a fait appel
de la décision. – (AFP.)

S Y R I E
Un avion du régime
abattu par les djihadistes
Un avion du régime syrien a
été abattu mercredi 14 août
dans la province d’Idlib par
les djihadistes, et son pilote
capturé, a affirmé l’Observa­
toire syrien des droits de
l’homme (OSDH). Le Soukhoï
survolait une zone à l’est de
Khan Cheikhoun. Selon
l’OSDH, il s’agit « du premier
avion syrien abattu » par les
insurgés depuis que le ré­
gime et son allié russe ont
commencé, fin avril, à bom­
barder quasi quotidienne­
ment la province. – (AFP.)

« On risque
d’être plus dans
une guerre
de personnes
que dans une
guerre d’idées »
SAHBI KHALFAOUI
chercheur en sciences
politiques
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