Le Monde - 16.08.2019

(Romina) #1
0123
VENDREDI 16 AOÛT 2019

FRANCE


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Classement de Shanghaï : la France à la traîne


Les établissements américains occupent majoritairement la tête du palmarès des universités dévoilé jeudi


E


t comme chaque année,
c’est Harvard qui gagne!
Une fois de plus, la célè­
bre université américaine
s’installe sur la plus haute marche
du traditionnel classement de
Shanghaï. Il établit le palmarès de
1 000 universités dans lequel la
plupart des établissements du
monde aspirent à figurer, et où les
Anglo­Saxons ont l’habitude de se
tailler la part du lion.
Dans la dernière édition de cette
liste réalisée par l’Academic
Ranking of World Universities
(ARWU), une société chinoise is­
sue de l’université Jiao­Tong, pu­
bliée jeudi 15 août, Havard est nu­
méro 1 pour la 17e fois. Et comme le
veut une sorte de rituel depuis
2003, les Anglo­Saxons dominent
le haut du tableau. Ainsi, l’univer­
sité californienne Stanford occupe
la deuxième place, tandis que la
britannique Cambridge reste sur
la troisième marche du podium.
Le Massachusetts Institute of
Technology (MIT), l’Université de
Californie à Berkeley, Princeton,
Oxford, Columbia et Caltech com­
plètent le haut de ce tableau. Dans
le « top 100 » des meilleures uni­
versités, 45 sont américaines.
Il faut descendre à la 19e place
pour trouver un établissement
d’Europe continentale : il s’agit de
l’Ecole polytechnique fédérale de
Zurich. L’université de Copenha­
gue est 26e. Comme en 2018, trois
établissements français parvien­
nent à se hisser parmi les 100 pre­
miers : Paris­Sud décroche la
37 e place, Sorbonne Université
(36e en 2018) glisse à la 44e place,
l’Ecole normale supérieure (ENS)
de Paris conserve la 79e position.

Approche quantitative
« C’est un classement qui a de l’im­
portance, car il donne de l’informa­
tion sur notre visibilité internatio­
nale », explique Gilles Roussel,
président de la Conférence des
présidents d’université (CPU). Si
les universités anglo­saxonnes y
brillent, contrairement aux éta­
blissements français, c’est avant
tout, selon lui, une « question de
moyens financiers dévolus à la re­
cherche, bien plus élevés aux Etats­
Unis ». Et le reflet de la fragmenta­
tion du système français en de
multiples universités, organismes
de recherche et grandes écoles.
Pour établir son classement,
l’ARWU se fonde sur des indica­
teurs centrés sur la recherche, avec
une approche quantitative : le
nombre d’anciens et de profes­
seurs ayant obtenu un prix Nobel
ou une médaille Fields (mathéma­
tiques), le nombre de publications

dans des revues scientifiques de
référence (Nature, Science), le
nombre de citations dans des re­
vues répertoriées. En somme, le
classement de Shanghaï peut être
un indicateur de la puissance aca­
démique d’une université.
Mais il ne saurait constituer une
évaluation globale d’un établisse­
ment. Il ne mesure ni l’investisse­
ment pédagogique, ni la qualité de
l’accompagnement des étudiants
ou celle des infrastructures, ni
l’impact de sa recherche sur la so­
ciété. En outre, il a été conçu avant
tout pour mesurer les performan­
ces des universités tournées vers
les sciences dures, et moins vers
les sciences sociales, car il ne
prend en compte que les publica­
tions en anglais. Enfin, il donne
une prime aux plus anciennes et
aux plus grosses institutions, qui
accumulent les prix Nobel depuis
plusieurs décennies.
« Ce classement peut s’avérer
trompeur s’il n’est pas lu avec re­

cul », estime Timothée Toury, en­
seignant­chercheur en physique,
ex­directeur de la formation de
l’université de technologie de
Troyes. « Les grands organismes
comme le CNRS, l’Inria [Institut na­
tional de recherche en sciences du
numérique] ou l’Inserm sont laissés
de côté, ce qui représente en France
près de la moitié de notre effort et de
nos résultats de recherche. »
Reste qu’avec ceux du magazine
Times Higher Education et du cabi­
net britannique Quacquarelli Sy­
monds, le classement de Shan­
ghaï est devenu un incontourna­
ble. Critiqué pour alimenter la
course à la publication au sein des
universités aux dépens d’autres
objectifs, il est symptomatique
d’une nouvelle ère de l’enseigne­
ment supérieur, mondialisée,
concurrentielle, où les établisse­
ments de Boston à Shanghaï se
battent pour obtenir les meilleurs
chercheurs, les meilleurs docto­
rants, les meilleurs étudiants in­

ternationaux. Et où la mesure
quantitative de la recherche tient
le rôle d’arbitre.
En France, le classement de
Shanghaï a eu un impact politique
important. « Il a été un révélateur.
Il a fait prendre conscience que la
France n’était pas assez bien posi­
tionnée dans la compétition inter­
nationale de la recherche, et qu’il
fallait injecter des moyens finan­
ciers », estime Gilles Roussel, de la
CPU. Et se restructurer. En 2006, la
création des pôles de recherche et

d’enseignement supérieur facilite
les regroupements d’universités,
de grandes écoles et de centres de
recherche, afin de construire des
champions français à même de
peser davantage dans les classe­
ments internationaux. En 2008,
le Plan campus revendique cette
volonté de construire quelques
pôles d’excellence, avec un « effet
taille » captable par les radars de
Shanghaï.
Dans la foulée de la loi sur l’auto­
nomie des universités, les fusions
ont créé des établissements plus
gros qui rassemblent leurs forces
en recherche : Strasbourg a ouvert
le bal en 2009. Les IDEX (initiative
d’excellence) et autres dispositifs
du programme investissement
d’avenir, organisés sous forme
d’appels à projets, vont également
dans ce sens. « Une course à l’éli­
tisme ou au gigantisme », critique
Timothée Toury. « Penser que tou­
tes les universités peuvent avoir le
même niveau dans tous les domai­

« Les universités manquent de moyens, surtout pour l’enseignement »


Ce classement dessert « l’esprit de service public », estime le spécialiste de l’enseignement supérieur Hugo Harari­Kermadec


ENTRETIEN


L


e classement de Shanghaï
des universités, dont la der­
nière édition est rendue
publique jeudi 15 août, et les poli­
tiques d’excellence qui soutien­
nent cette compétition entre éta­
blissements ont accentué la po­
larisation de l’enseignement su­
périeur français, c’est­à­dire la
logique de distinction de quel­
ques établissements au détri­
ment des autres. Ces « cham­
pions » sont aussi ceux qui ac­
cueillent la population étudiante
la plus favorisée socialement.
C’est ce qu’explique Hugo Harari­
Kermadec, maître de conférences
en économie à l’Ecole normale su­
périeure (ENS) Paris­Saclay et spé­
cialiste de l’enseignement supé­
rieur. Il est l’auteur du livre Ce que
Shanghaï a fait à l’université fran­

çaise, qui paraîtra en octobre aux
éditions Le Bord de l’eau.

Dans toutes les éditions
du classement de Shanghaï,
les établissements français
sont plutôt mal classés. Est­ce
le symptôme d’une mauvaise
santé chronique des universi­
tés françaises?
C’est surtout le signe que ce clas­
sement n’est pas fait pour mesu­
rer la qualité des universités fran­
çaises. Il a une importance consi­
dérable dans le débat public fran­
çais, alors que ce n’est pas le cas
aux Etats­Unis, au Royaume­Uni,
où les établissements universitai­
res sont pourtant très bien clas­
sés. Ni en Allemagne, où ils sont
mal placés, pour des raisons simi­
laires à la France. Des présidents
de facultés allemandes refusent
même de transmettre leurs infor­

mations au cabinet de conseil qui
établit le classement.
En France, le classement de
Shanghaï a entraîné des choix po­
litiques, comme des regroupe­
ments universitaires, parfois arti­
ficiels, mais pourtant sans grands
effets sur la place des établisse­
ments dans ce palmarès.
Les faibles performances des fa­
cultés françaises dans le classe­
ment de Shanghaï ne sont pas, en
soi, un signe de mauvaise santé.
Ce qui ne veut pas dire qu’elles
aillent bien. Elles manquent très
sérieusement de moyens, surtout
pour l’enseignement. Elles doi­
vent en permanence s’adapter à
un contexte réglementaire boule­
versé depuis vingt ans, à une mise
en concurrence pour obtenir des
financements – pour la rénova­
tion des campus ou pour les pro­
jets de recherche.

L’excellence de la recherche
compte énormément dans
ce classement. Comment peut­
elle s’articuler, dans un con­
texte budgétaire contraint,
avec la nécessité d’accueillir
en licence un nombre crois­
sant d’étudiants?
La politique du gouvernement
est, sans l’assumer, de créer d’un
côté des « universités­licence »
sans réelle recherche, et de l’autre,
quelques très grandes universités
de recherche, fusionnées avec des
grandes écoles. Cette logique est
manifeste au travers des projets
IDEX (initiative d’excellence), ces
programmes de financement de
pôles universitaires qui revendi­
quent une excellence visible de­
puis Shanghaï. Mettre en avant le
classement de Shanghaï dans la
communication gouvernemen­
tale permet de justifier les impor­

tants financements attribués à
certains établissements – près
d’un milliard d’euros pour l’uni­
versité Paris­Saclay. En outre,
cette politique dite d’excellence a
relégué au second plan l’accueil
des nouveaux étudiants nés avec
le boom démographique du dé­
but des années 2000.

Quels sont les effets de
cette course à l’excellence,
et de cette compétition
entre universités françaises?
Au sein du collectif de recherche
Acides, avec Romain Avouac, nous
avons montré que les universités
françaises sont très polarisées sui­
vant l’origine sociale des étu­
diants. A Paris­Dauphine, on ne
trouve pratiquement pas d’en­
fants des classes populaires. A l’in­
verse, certaines universités
d’outre­mer ou des Hauts­de­

France ont très peu d’enfants de
cadres, alors qu’ils constituent
40 % de la population étudiante à
l’université. Et, surprise, les uni­
versités à la population étudiante
la plus aisée sont celles qui sont
les mieux classées par Shanghaï,
et qui reçoivent les financements
IDEX. Les financements des politi­
ques publiques de « l’excellence »
renforcent donc indirectement la
polarisation sociale du système
universitaire, en donnant plus de
moyens pour l’éducation des étu­
diants favorisés. Finalement,
adapter le système universitaire
français au classement de Shan­
ghaï, c’est lui faire adopter une lo­
gique de concurrence et de ratio­
nalisation économique, au détri­
ment de l’esprit de service public
et des missions académiques.
propos recueillis par
é. n.

« Ce classement
donne de
l’information sur
notre visibilité
internationale »
GILLES ROUSSEL
président de la Conférence
des présidents d’université

nes, c’est impossible », estime
quant à lui Pierre Mutzenhardt,
président de la commission re­
cherche de la CPU, à la tête de l’uni­
versité de Lorraine.
Toutefois, quinze ans après, les
résultats de ces politiques pro­
classements tardent à se faire
sentir. A titre d’exemple, l’univer­
sité Pierre­et­Marie­Curie était
40 e en 2017. Sa fusion avec Paris­
Sorbonne, qui a donné naissance
à Sorbonne Université, a permis
au nouvel ensemble de grappiller
quatre places en 2018. Mais cette
année, l’établissement fusionné
recule de huit places. Les rangs
des autres universités françaises,
du reste, évoluent peu. « Ce sont
des politiques à long terme, estime
M. Mutzenhardt. Mais si on
n’avait rien fait, alors que tout le
reste du monde bouge, nous se­
rions dans une bien plus mauvaise
position. »
jessica gourdon
et éric nunès
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