Temps - 2019-08-07

(Barry) #1
LE TEMPS MERCREDI 7 AOÛT 2019

12 Culture


MEHDI ATMANI
t @mehdi_atmani

Tadaaam! Dans le salon familial
de son appartement de Brooklyn,
le sonore emblématique de Netflix
lui procure à chaque fois une
petite émotion. Le journaliste,
auteur, producteur et réalisateur
suisse Jean-Cosme Delaloye ne
s’en cache pas, il a tout fait pour
que son dernier film, Stray Bullet ,
figure dans le catalogue de la
célèbre plateforme américaine.
«Jusqu’à présent, je montrais mes
films documentaires dans de
nombreux festivals. Mais l’his-
toire s’arrêtait là, se souvient
Jean-Cosme Delaloye. Pour Stray
Bullet , je rêvais du succès com-
mercial, avec l’ambition person-
nelle, dès le début, de le proposer
sur une de ces grosses plate-
formes de streaming.» Ce sera
donc Netflix.
A 44 ans, le Lausannois, exilé à
New York depuis 2002, attrape le
virus de la production documen-
taire sur le tard grâce au réalisa-
teur et photographe suisse Nicolas
Pallay. Il tâtonne au début et
finance son premier documen-
taire avec sa carte Visa. By My Side
(A Mi Lado) sort en 2011. Deux
autres films suivront. Pour Stray
Bullet , Jean-Cosme Delaloye
drague ouvertement Netflix en
calibrant la narration, le style du
film, jusqu’à son sujet, pour la
plateforme: «Mon ambition était
plus commerciale que festivalière.
Je voulais que le film soit vu par le
plus grand nombre.» Tourné et
produit en 2017 par la société gene-
voise Tipimages, Stray Bullet s’im-
merge dans la violence des gangs,
à Paterson, dans le New Jersey.

Processus exigeant
Au jeu de la séduction, la plate-
forme se montre difficile. «C’était
un long processus d’approche, qui
a pris plus de huit mois avant la
signature, raconte Jean-Cosme
Delaloye. L’élément clé réside
dans la recherche d’un agent aux
Etats-Unis qui s’implique et négo-
cie avec Netflix.» Jean-Cosme
Delaloye n’aura jamais de rela-
tions directes avec le géant amé-
ricain, qui lui impose une procé-
dure de sélection «exigeante».
Netflix sort finalement le film en
juillet 2018 dans son bouquet
documentaire.
Pierre-Adrian Irlé a produit et
réalisé Station Horizon , série
phare la RTS diffusée en 2015.
Cette fiction aux allures de wes-
tern moderne tournée en Valais
a intégré le catalogue de Netflix
en 2017. «Je ne suis pas en négo-
ciation directe avec Netflix, pré-
vient Pierre-Adrian Irlé. Les
choses sont plus compliquées que
cela.» Le réalisateur a confié les
droits de Station Horizon à la
société de distribution interna-
tionale Banijay pour les terri-
toires hors de Suisse, contre un
revenu minimum garanti. «Les
distributeurs ont souvent un inté-
rêt commercial à vendre une série
territoire par territoire. C’est
beaucoup plus profitable qu’un
accord multi-territorial avec Net-
flix pour une série déjà produite.»
Dans le cas de Station Horizon ,
Banijay a vendu la série à la chaîne
SBS en Australie, où elle a bien
marché. Puis à Sony pour l’Asie
centrale et la Russie (CEI). «Ils ont
ensuite tenté de négocier avec
Walter Presents (Channel 4) pour
le Royaume-Uni. Mais cela n’a pas
abouti. Ils ont donc décidé de pro-
poser un paquet de territoires à
Netflix, dont les Etats-Unis»,
explique Pierre-Adrian Irlé. «Il
faut dissocier une série totale-
ment produite localement puis
vendue au site de streaming d’une

série qu’il a coproduite. « Station
Horizon n’est pas une série Net-
flix. Elle est donc moins bien posi-
tionnée qu’un pur produit de la

plateforme. Celle-ci n’y investit
pas les mêmes montants.»
Pierre-Adrian Irlé voit d’un très
bon œil la révolution en cours sur
le marché de la production audio-

visuelle. «La période que nous
traversons est absolument pas-
sionnante. Beaucoup d’employés
de Netflix viennent des studios et
des chaînes câblées américains,
dont ils apportent le savoir-faire
dans le domaine de la production
originale. Et si aujourd’hui un
diffuseur inaugure un nouveau
canal, ce sera du streaming»,
affirme en connaissance de cause
Pierre-Adrian Irlé, qui vient d’être
nommé pour chapeauter la future
plateforme de diffusion en ligne
de la SSR.

Les risques du mainstream
A Genève, Stéphane Mitchell a
scénarisé la série à succès de la
RTS Quartier des banques , copro-
duite par TeleClub. Les droits ont
été vendus dans une douzaine de
pays. Depuis décembre 2018, elle
est diffusée sur Amazon Prime.
«Pour les auteurs romands, la
Suisse est un petit marché avec
deux grands acteurs. Il y a la SSR
et le cinéma, constate Stéphane
Mitchell. L’arrivée de nouveaux

diffuseurs en ligne diversifie les
perspectives. C’est à la fois très
tentant et inquiétant. Le service
public va défendre des formes de
narration diverses. Avec les sites
de streaming, il y a le risque de
tomber dans le mainstream.
Même s’il est extrêmement béné-
fique de pouvoir écrire pour
d’autres.»
Malgré tout, «les auteurs suisses
ont de plus en plus envie de s’ex-
porter, ajoute Stéphane Mitchell.
Beaucoup tentent le grand écart
de raconter quelque chose de local
avec une portée universelle. Les
Américains le font très bien. On
doit en être capable.» Quartier des
banques est le «produit» parfait
pour ce type d’exercice. «Nous
avons coproduit la série avec la
Belgique. Au moment de l’écriture,
nous avons fait en sorte de lui don-
ner cette ambition internationale,
dans la forme et sur le fond.» Pari
gagné, même si sa diffusion sur
Amazon Prime soulève l’épineuse
question du montant de la rému-
nération pour ses auteurs.

En dominant la production
audiovisuelle en ligne, les sites de
streaming imposent la conception
américaine du droit d’auteur. Un

modèle qui fragilise l’écosystème
des créateurs. Le droit d’auteur et
le copyright sont souvent confon-
dus. Pourtant, ce sont deux dispo-
sitifs différents. Le droit français,
par exemple, considère que plu-

sieurs auteurs ont participé à
l’œuvre audiovisuelle. La loi leur
assure une rémunération à chaque
diffusion par exemple, en plus de
leur salaire initial.

Casse-tête du droit d’auteur
Le copyright anglo-saxon, lui, pro-
tège l’acquéreur d’une œuvre et non
les auteurs. Dans le droit américain,
le propriétaire d’une œuvre est son
producteur, qu’il s’agisse d’une per-
sonne physique ou d’une entreprise.
Cela signifie qu’il change au gré des
ventes. Les auteurs, eux, sont rému-
nérés uniquement sur salaire, au
moment de la création. Un autre
mécanisme de rémunération existe;
il consiste à s’assurer contractuel-
lement de recevoir un pourcentage
net directement du producteur sur
toute vente. Mais la négociation
peut être difficile.
Les inquiétudes en Europe
naissent du fait que les plate-
formes américaines tentent d’im-
poser le système du copyright.
Pour ceux qui voudraient collabo-
rer de près ou de loin avec elles,
c’est à prendre ou à laisser. Ni Net-
flix ni les auteurs qui travaillent
directement avec la société cali-
fornienne ne communiquent sur
cette question. Comme HBO, Net-
flix pratique le système dit de buy-
out. Il consiste à acheter tous les
droits d’une œuvre au moment de
la signature du contrat sans avoir
à reverser de royalties ultérieure-
ment en fonction de son exploita-
tion. En France, comme en
Espagne, les associations qui
accompagnent, défendent et sou-
tiennent les auteurs sont dans le
flou. Aucun mécanisme ne permet
pour l’heure d’assurer la protec-
tion du droit d’auteur face au déve-
loppement implacable des plate-
formes de streaming. ■

Cet article est issu d’une initiative
commune de Cinébulletin, CultureEnJeu
et le Journal de la SSA.

Sur le tournage de «Station Horizon». La série, diffusée sur la RTS en 2015, a connu un destin international, notamment grâce à son intégration dans le catalogue de Netflix dans plusieurs pays. (REBECCA BOWRING/RTS)

Netflix chamboule l’économie des auteurs


CINÉMA Partout où elle produit, la plateforme dicte sa loi, du scénario à la réalisation en passant par la rédaction des contrats. Si les


investissements des géants américains créent un appel d’air, ils fragilisent aussi l’écosystème des créateurs. Le point avec des auteurs suisses


ANTOINE DUPLAN
t @duplantoine

Netflix, la plateforme de diffusion de
films qui brouille les cartes de la distribu-
tion cinématographique et terrorise le
Festival de Cannes, n’affole pas le Locarno
Film Festival. Le titan du streaming n’est
pour l’instant pas annoncé sur la Piazza
Grande. L’épicentre de la manifestation
tessinoise retourne au cinéma d’auteur.
Les projections en plein air démarrent ce
soir avec Magari , de Ginevra Elkann. Elles
promettent des moments chauds avec
Once Upon A Time In... Hollywood , de

Quentin Tarantino (samedi 10), Diego
Maradona , le documentaire d’Asif Kapadia
( jeudi 15) ou To the Ends of the Earth , de
Kiyoshi Kurosawa (samedi 17). Lili Hinstin,
la nouvelle directrice artistique, fait souf-
fler un vent de folie sur les projections de
minuit avec Memories of Murder , de Bong
Joon-ho (lu 12), Cecil B. Demented , de John
Waters (vendredi 16) ou Coffy , de Jack Hill,
un film de vengeance féminine qui a ins-
piré Tarantino dans Jackie Brown
(samedi 10).
La Suisse ne reste pas inactive derrière
la caméra. Parmi les dix-sept films du
Concorso internazionale figure O fim do
mundo , de Basil Da Cunha, un Lausannois
épris de réalisme magique portugais; hors-
concours, on découvrira Baghdad in my
Shadow , le film très attendu de Samir,

consacré à la rencontre de trois Irakiens
exilés à Londres. Quant à Natascha Beller,
elle démontre sous label Crazy Midnight
avec Die fruchtbaren Jahre sind vorbei que
la Suisse est elle aussi capable de délirer
grave sur le modèle des frangins Farrelly.
Intitulée Black Light, la Rétrospective
est consacrée à des films du XXe siècle qui,
entre 1919 et 2000, ont contribué à fonder
une culture noire en dehors de l’Afrique.
Flânant sur les bords du lac, personne
ne s’étonnera de croiser Hilary Swank,
John Waters, Song Kang-ho ou Fredi
M. Murer... Ils ont tous rendez-vous à
Locarno pour montrer un film, recevoir
un prix ou boire un spritz. ■

Locarno Film Festival. Du 7 au 17 août.
Renseignements: http://www.pardo.ch

PROGRAMMATION Le festival du film
commence ce soir. Avant-goût des réjouis-
sances

Locarno 2019, mode d’emploi

«L’élément clé

réside dans

la recherche

d’un agent

aux Etats-Unis

qui s’implique

et négocie

avec Netflix»
JEAN-COSME DELALOYE,
RÉALISATEUR DE «STRAY BULLET»

En dominant

la production

audiovisuelle,

les sites

de streaming

imposent

la conception

américaine

du droit d’auteur
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