Temps - 2019-08-07

(Barry) #1
LE TEMPS MERCREDI 7 AOÛT 2019

2 Actualité


MARIE JÉGO, ISTANBUL (LE MONDE)


Brûlant d’en découdre avec les
combattants kurdes syriens des
Unités de protection du peuple
(YPG) soutenus par les Etats-Unis,
le président turc, Recep Tayyip
Erdogan, menace de lancer une
nouvelle offensive en Syrie, où son
armée contrôle déjà plusieurs
portions de territoire. «Nous ne
pouvons plus rester silencieux,
notre patience est à bout. Nous
sommes entrés dans Afrine, Dja-
rabulus et Al-Bab. Nous allons
aller à l’est de l’Euphrate», a mar-
telé le numéro un turc dimanche
4 août, indiquant avoir informé
Washington et Moscou de sa déci-
sion.
Recep Tayyip Erdogan réclame
de longue date l’instauration
d’une zone de sécurité, une bande
de terre d’une trentaine de kilo-
mètres de profondeur le long de
sa frontière avec la Syrie. Le péri-


mètre serait géré par l’armée
turque et par ses supplétifs
rebelles syriens afin, selon l’argu-
ment officiel, d’empêcher toute
incursion des YPG. Affiliés au
Parti des travailleurs du Kurdis-
tan (PKK), la bête noire d’Ankara,
ces combattants kurdes sont alliés
aux Américains dans la lutte
contre l’organisation Etat isla-
mique (EI).
La zone avait été promise en
décembre 2018 par le président
américain, Donald Trump, sur
32 kilomètres de profondeur, de
l’est de l’Euphrate jusqu’à la fron-
tière irakienne, là où les YPG ont
établi leur contrôle. Depuis, les
pourparlers américano-turcs sur
les contours de la future zone
traînent en longueur. Un nouveau
tour de table, organisé lundi 5 et
mardi 6 août à Ankara entre mili-
taires des deux pays, laisse peu
d’espoir de voir émerger un accord.


Ankara veut étendre son
contrôle sur une bande de terre
profonde de 30 à 40 km, et longue
de plusieurs centaines de kilo-
mètres, entre Tall Abyad et la
frontière irakienne. Des terri-
toires que les YPG seraient obli-
gées de quitter après les avoir
conquis de haute lutte sur l’EI. Les
Américains proposent aux Turcs
des patrouilles conjointes sur un
territoire profond de 14 km, long
de 140 km, et débarrassé des YPG.
Les intérêts sont diamétrale-
ment opposés. Washington veut
créer la zone pour protéger ses
alliés, les Kurdes des YPG, de l’ar-
mée turque. A l’inverse, Ankara
voit les YPG comme «une menace
sécuritaire» sur ses marches sud.
Les pourparlers tournent au
dialogue de sourds. «Les proposi-
tions américaines ne sont pas à

un niveau satisfaisant. Nous avons
l’impression qu’ils essaient de
gagner du temps», s’est plaint
Mevlüt Cavusoglu, le ministre
turc des Affaires étrangères, peu
après la visite à Ankara de l’émis-
saire spécial de Washington pour
la Syrie, James Jeffrey.

«Corridor de la terreur»
Lundi, alors que les négociateurs
butaient à nouveau sur la lon-
gueur et la largeur de la zone,
Mevlüt Cavusoglu a fait monter la
pression d’un cran, exigeant que
les Etats-Unis «cessent leur coo-
pération» avec les YPG. En cause,
le soutien accordé par le Penta-
gone sous forme de formation,
d’équipements et d’armement.
«Le problème vient du fait que les
Etats-Unis et la Turquie se per-
çoivent l’un et l’autre comme un

acteur fondamentalement désta-
bilisateur au Moyen-Orient»,
explique le chercheur américain
Aaron Stein dans une analyse
publiée le 5 août par le site d’in-
formation War on the Rocks. Le
dialogue se poursuit, mais aucune
des deux parties n’est réellement
intéressée par un compromis.
«Chacune a décidé que ses
propres intérêts en matière de
sécurité nationale en Syrie étaient
plus importants que ceux de la
partie adverse», poursuit le cher-
cheur.
Convaincu que l’administration
américaine cherche à créer une
entité kurde dans le nord de la
Syrie, mécontenté par la tournure
prise par les pourparlers, Recep
Tayyip Erdogan renforce les pré-
paratifs en vue d’une interven-
tion. Ces dernières semaines, des

milliers de soldats et des cen-
taines de chars ont été massés le
long de la frontière dans la région
de Sanliurfa. En particulier à
Suruç, la ville turque qui fait face
à la localité syrienne de Kobané,
ainsi que dans la ville frontalière
turque d’Akçakale, contiguë à sa
voisine syrienne Tall Abyad.
Si elle a lieu, l’incursion turque
se fera dans ce périmètre, avec
l’objectif affirmé de casser la
continuité du territoire contrôlé
par les YPG le long de la frontière
syro-turque, ce «corridor de la
terreur», selon le président turc.
Cette opération militaire serait
la troisième lancée dans le nord
de la Syrie par la Turquie en trois
ans. Deux offensives ont été
menées entre 2016 et 2018 contre
les positions des YPG (Afrine) et
de l’EI (Al-Bab). L’éventualité

d’une troisième a été très sérieu-
sement évoquée lors de la der-
nière réunion du Conseil de sécu-
rité turc, mardi 30 juillet.
Vu d’Ankara, une opération
rapide et limitée au territoire situé
entre Tall Abyad et Kobané peut
constituer un puissant levier dans
les négociations à venir avec les
Américains. «Nous leur avons bien
dit que nous ne tolérerions aucun
retard [dans l’établissement de la
zone de sécurité] et que nous
aurions recours à la force si néces-
saire», a mis en garde le ministre
turc de la Défense, Hulusi Akar,
quelques jours avant la réunion du
Conseil de sécurité turc.

Bon pour Damas
Conscients de la menace, les
Etats-Unis ont renforcé leurs
postes d’observation du côté
syrien de la frontière. Mais, vu le
faible nombre de soldats améri-
cains présents en Syrie (environ
un millier), tous les postes ne sont
pas occupés. «Si Ankara choisit
d’intervenir, l’armée américaine
ne fera rien pour l’arrêter, elle ne
peut agir qu’en cas de légitime
défense», constate l’expert Aaron
Stein.
Si le président Erdogan venait à
mettre ses menaces à exécution,
les relations entre Ankara et Was-
hington, déjà assombries par la
décision turque d’acheter des
missiles russes S-400, pourraient
s’envenimer davantage.
La position des Américains et de
leurs alliés kurdes dans le nord-
est de la Syrie ne sera que plus
vulnérable en cas d’incursion. Les
YPG ont prévenu qu’elles riposte-
raient, au risque de dégarnir le
front de la lutte contre l’EI. Para-
doxalement, la perte d’influence
des Etats-Unis en Syrie pourrait
affaiblir la Turquie elle-même, en
l’exposant à l’éventualité d’une
reprise en main des territoires
qu’elle contrôle par le régime
syrien et les alliés russe et iranien
de ce dernier.
A terme, le maintien de la zone
d’influence turque dans le nord
de la Syrie, déjà fragilisé par l’as-
saut sur Idlib, le dernier fief
rebelle, pourrait ne pas durer. Le
risque est réel pour Ankara de
devoir un jour restituer à Damas
les territoires occupés par l’ar-
mée turque, les villes d’Azaz et de
Djarabulus, l’enclave kurde
d’Afrine, et aussi la fameuse
«zone de sécurité». ■

Une patrouille turque vue depuis la Syrie. Une frontière ultrasensible où se croisent armées régulières et guérillas. (KHALIL ASHAWI/REUTERS)

La Turquie menace d’«intervenir» en Syrie


PROCHE-ORIENT Le président Erdogan réclame l’instauration d’une zone de sécurité le long de la frontière turque pour empêcher


toute incursion des Kurdes des Unités de protection du peuple, des alliés... de Washington dans la guerre contre l’Etat islamique


«Si Ankara choisit


d’intervenir,


l’armée


américaine


ne fera rien


pour l’arrêter»


AARON STEIN, CHERCHEUR AMÉRICAIN


EMMANUEL GRYNSZPAN, MOSCOU
t @_zerez_

A Tobolsk, en Sibérie occidentale, les
habitants respirent. «Depuis une semaine,
le vent a changé de direction et chassé le
smog provoqué par les incendies», explique
Anatoli, un camionneur. «Nous avons eu
des incendies dans la région, mais rien à
voir avec ceux qui font rage dans l’est.» A
3000 kilomètres de là, la fournaise a formé
une couche de fumée si vaste qu’elle s’éten-
dait jusqu’à l’Oural fin juillet.
Près de 4 millions d’hectares de forêts
brûlent actuellement en Sibérie, soit l’équi-
valent du territoire suisse. C’est une catas-
trophe pour l’environnement. Mais quatre
jours après l’entrée en action de l’armée
russe, 750 000 hectares (soit 20%) ont déjà

été éteints avec seulement 6000 tonnes
d’eau, affirmait lundi le Ministère de la
défense. Soit 8 litres d’eau par hectare en
feu. «Un résultat absolument fantastique
qui n’a jamais été atteint par quiconque
dans le monde», ironise-t-on chez Green-
peace Russie. L’armée russe combat le bon
sens au moins autant que les incendies.
Ironie du sort, au moment même où le
Ministère de la défense claironnait son
triomphe, un dépôt de munitions explosait
dans la région de Krasnoïarsk, tuant au
moins neuf personnes, provoquant un
important incendie et l’évacuation de mil-
liers de riverains.

Pluie repoussée
En réalité, au cours des quatre derniers
jours, la surface des incendies se serait
accrue de 405 000 hectares, d’après les
chiffres de l’organisme de gestion des forêts
russes RosLesKhoz, cité par le quotidien
Kommersant. Et seuls 20 700 hectares ont
été éteints au cours de la même période.
Seule la pluie serait en mesure de mettre

fin à des incendies aussi gigantesques. Mais
les météorologistes ne la prédisent pas.
Et pour cause. «Le feu se développe sous
l’influence des conditions météorolo-
giques», note Grigori Kouskine, respon-
sable du programme incendie de Green-
peace Russie. «Or, les incendies de cette
ampleur exercent une forte influence sur
les conditions météorologiques. L’air chaud
dégagé et la fumée forment un puissant
anticyclone, repoussant la pluie loin des
incendies. Les pluies pourraient finale-
ment tomber au sud de la Sibérie.» C’est-
à-dire dans des zones qui ont déjà souffert
au début de l’été d’inondations soudaines
et catastrophiques, durant lesquelles
25 personnes se sont noyées. Un triangle
infernal incendies-pluies-inondations se
dessinerait-il en Sibérie? Pour Grigori
Kouskine, «nous pourrons le mesurer à la
fin de la saison, après une analyse du dépla-
cement des masses d’air.»
Les principales causes des incendies sont
déjà établies: le manque de vigilance et les
intentions criminelles. Les 200 foyers d’in-

cendies sont presque tous localisés à proxi-
mité de routes, indiquent les premiers
éléments d’enquête révélés lundi par le
vice-ministre des situations d’urgence Igor
Kobzev. L’ancienne présidente de la
Chambre des comptes du territoire de
Krasnoïarsk, Tatyana Davydenko, a indiqué
au site Tayga.info que «là où les incendies
ne sont pas combattus, c’est que quelqu’un
y a intérêt. Par exemple pour masquer les
traces d’une exploitation forestière illégale
ou une autre activité criminelle.» La coupe
de bois illégale au profit de la Chine est le
second facteur de déforestation en Sibérie.

Effets à long terme
Mais l’ampleur de la catastrophe a été
considérablement aggravée par le refus
délibéré de lutter contre les foyers. Les
autorités se basent sur un règlement datant
de 2015 désignant sous l’appellation de
«zones de contrôle» d’immenses zones
forestières où la lutte contre les incendies
est exclue, car trop éloignées des zones
d’habitation ou d’activités humaines.

Cette négligence aura des effets à long
terme. Selon Polina Karkina, chargée du
dossier climat chez Greenpeace, 4 millions
d’hectares brûlés dégagent 166,5 millions
de tonnes de CO2, un gaz à effet de serre.
En outre, la suie transportée par le vent
risque de se déposer sur la banquise et de
hâter sa fonte.
Enfin, la régénération de la taïga est en
péril. Les scientifiques du centre scienti-
fique de Krasnoïarsk de l’Académie des
sciences de Russie estiment que les forêts
sibériennes détruites cet été dans le sud
de la Sibérie ne pourront se régénérer que
dans soixante ans au plus tôt. Tandis que
dans le nord, en Yakoutie et dans la région
d’Evenkie, cela prendra au moins cent ans.
«Un siècle pourrait s’avérer insuffisant
pour régénérer les forêts de la taïga sep-
tentrionale, », déplore Alexander
Brioukhanov, chercheur au Laboratoire
Soukachiov. Un siècle crucial pour le
réchauffement global, durant lequel la
taïga risque de ne plus jouer son rôle de
régulateur du climat. ■

En Sibérie, la forêt abandonnée aux feux et aux vandales


RUSSIE Ravagée par les incendies, la
taïga sibérienne contribue au réchauf-
fement terrestre et aux inondations
catastrophiques au lieu d’agir comme
régulateur du climat global
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