Télérama Magazine N°3630 Du 10 Août 2019

(Nancy Kaufman) #1

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L’avion est une catastrophe — je le dis en


étant conscient de mes contradictions,


puisque je l’utilise beaucoup pour mon


travail. Une catastrophe à cause des gaz


La troisième île de ma vie, c’est Gorée,


au large de Dakar. Quand j’ai choisi mon


domaine d’études, l’économie, au mo-


ment où les pays du Sud accédaient à l’indépendance, c’était


avec l’idée que ce champ me donnerait une grande liberté.


Les matières premières me passionnaient. Etudiant cher-


cheur, je me retrouve au Sénégal pour une mission liée au


marché de l’arachide. Je rencontre le président et écrivain


Léopold Sédar Senghor et on parle beaucoup de politique,


des liens se tissent, quasi filiaux. Je m’installe alors à Gorée.


Je prends la chaloupe tous les matins à 6 heures avec les en-


fants qui vont à l’école sur le continent et retourne le soir sur


l’île. Je suis bien dans cette communauté, je joue au football


tous les soirs derrière la plage. Si j’ai écrit plus tard sur l’in-


Un sentiment de liberté. Mais la liberté


après l’épreuve. Chez nous, il fallait sa-


voir nager. Il y avait deux tests. Le pre-


mier consistait à parcourir, devant toute


la famille, une centaine de mètres entre un amas de rochers


et une cale. Le réussir nous offrait le droit d’aller en bateau,


mais avec une ancre, c’est-à-dire près du rivage. Si l’on réus-


sissait le second test, traverser la cale de la Corderie, on


pouvait quitter la baie en bateau. La liberté des libertés!


Une véritable initiation. Toute ma vie, je me souviendrai


d’avoir barré, vers l’âge de 10 ans, le petit bateau de mon


père, un Cormoran, d’être rentré tout droit et d’avoir déri-


vé vers les rochers. J’ai compris ce jour-là que la ligne droite


n’est pas toujours le meilleur chemin.


Libre et prisonnier en même temps. Le


soir à Bréhat, les touristes partis, on se


retrouvait seuls, entre îliens. Prisonniers,


puisqu’il n’y avait plus de bateau. Et habités par le sentiment


que, grâce à la mer, on pouvait aller partout. Ce sentiment,


tous les îliens le ressentent. Ma grand-tante faisait venir de


Quimper sa cuisinière et sa femme de ménage. Le dimanche,


ces femmes nous racontaient des histoires du pays bigouden.


Plus tard, quand est sorti Le Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez


Hélias, j’ai retrouvé mon enfance. Petit Parisien, rationnel,


dans la stabilité, je voyais des parentés entre les histoires la-


tino-américaines que me racontait mon grand-père monté-


vidéen et cubain et les histoires celtiques. Sur les côtes bre-


tonnes, quand un volet bat, cela veut dire que l’équipage


d’un chalutier perdu en mer trouve qu’on ne s’occupe pas


suffisamment de lui. Terrorisé quand il y avait la tempête,


j’avais la certitude que l’île allait se décrocher et se mettre à


voguer... Alors, lorsque j’ai lu plus tard García Márquez ou


Cortázar, quand j’ai connu Borges, je me suis retrouvé


comme en famille dans le fantastique sud-américain. Je suis


né d’îles, je suis enfant d’îles. Quand on dit de moi de façon


un peu péjorative que je suis un touche-à-tout, j’assume! Le


monde est pour moi un archipel.


Bréhat n’est pas seulement une île, c’est


aussi tous les cailloux autour qui appa-


raissent et disparaissent. Et comme j’ai


fait beaucoup de bateau, j’ai heurté tous les cailloux. L’île et


toutes les petites îles autour, qui émergent ou pas, sont une


allégorie de la vie. Tout est dispersé, et l’unité, c’est l’archi-


pel. Fernando Pessoa a dit : « N’être qu’un est une prison. » L’île


est une prison, et toujours un port, c’est-à-dire une porte ou-


verte sur l’océan. On embarque pour une île comme à bord


d’un bateau, qui est pour moi une île... Pour un documen-


taire réalisé avec Joël Calmettes, intitulé Enquête sur la France,


j’ai interrogé toutes sortes de gens, dont le gardien du phare


de l’île de Sein. Quand on lui demandait d’où il se sentait, lui,


enfermé dans son phare, répondait qu’il était sénan, breton,


français, européen... Etre d’une île, c’est avoir des identités


multiples, emboîtées, mouvantes.


L’invasion touristique déstructure les


îles. S’y ajoute, pour celles proches de


l’Hexagone, la pression des gens aisés


qui achètent, font monter les prix et se


retrouvent entre eux pour des mondani-


tés. Ce sont des sortes d’expatriés qui


n’ont aucun intérêt pour les locaux. Or,


les vacances devraient être le contraire de l’entre-soi. C’est la


raison pour laquelle j’ai quitté Bréhat et me suis installé en


face. De l’endroit où j’habite, entre Paimpol et Tréguier, je


vois l’île, donc mon enfance, mais à bonne distance. Je n’y


vais que lorsque tout le monde est parti. Je pourrais dire que


j’ai échangé Bréhat pour la Bretagne, qui est pour moi une île.


Lorsqu’on étudie le régime des eaux, on


constate que la Bretagne est complète-


ment autonome du point de vue hydrologique et qu’elle a


une singularité géologique : son socle granitique, imper-


méable, qui rend d’ailleurs spectaculaires les méfaits de


l’usage des engrais. Au lieu de s’enfoncer dans les nappes


phréatiques et de polluer en profondeur, comme dans la


Beauce, les eaux chargées de nitrate se déversent dans les ri-


vières et les baies peu profondes, et engendrent les algues


vertes. Et puis il y a évidemment une unité historique, les


Bretons sont des îliens reliés à d’autres îles, Irlande, pays de


Galles, Ecosse. Par une sorte de dérive des continents, l’île


de Bretagne s’est rattachée à la France...


térieur de l’Afrique, avec une histoire malienne, Madame Bâ,


c’est parce qu’il y a eu cette entrée par le Sénégal. J’ai dû sé-


journer à Gorée une centaine de fois, j’y reviens sans cesse.


La mémoire de l’esclavage y est très forte. Les navires né-


griers partaient en fait de toute la côte africaine, mais c’est à


Gorée que de nombreux Noirs américains se rendent au-


jourd’hui, et ils viennent pour visiter la Maison des esclaves.


qu’il a tué le temps. Le temps du voyage. »


« L’avion est une catastrophe à cause


des gaz à effet de serre. Et parce


Aujourd’hui,


beaucoup d’îles


sont envahies


par des flots


de populations


venues d’ailleurs...


On est vraiment


libre sur une île?


Quelles autres îles


vous ont marqué?


Pourquoi?


D’où vous est


venue cette idée?


L’avion n’a-t-il pas


rendu accessibles


les îles les plus


lointaines?


Que vous


apportait cette


perception?


Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19
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