Télérama Magazine N°3630 Du 10 Août 2019

(Nancy Kaufman) #1


Que voient-ils des îles? Aller à l’autre


bout de la terre pour une plage, consom-


mer du sable et du soleil, je ne com-


prends pas! Ce qui est terrible, c’est


que l’économie des îles en dépend :


pour survivre, elles acceptent ce qui les


tue. Autre chose gênante : il faut bien admettre que plus le


tourisme est populaire, plus il détruit. Les îles qui se pré-


servent du tourisme de masse s’en sortent mieux. Il se


trouve que ma mère, qui ne s’entendait plus avec mon père,


a refait un Bréhat ailleurs. Elle a acheté une petite maison


sur l’île de Zante, au sud de Céphalonie, la plus au sud des


îles Ioniennes. On a assisté au désastre de cette île sublime,


qui a eu le tort d’avoir une grande plage et d’avoir construit


un aéroport. Une grande plage sans aéroport, ça va. Une


grande plage et un aéroport, c’est la déferlante.


Magistrat, donc légaliste — j’ai été vingt


ans au Conseil d’Etat —, je n’en aime


pas moins la manière explosive des


Corses de défendre leur littoral. Sans


cela, ce serait la Côte d’Azur. La Corse


est ambivalente, elle se protège, on


reste entre soi, il y a un vrai amour de


l’île. Elle n’est pas la seule. Une île suscite toujours des


comportements vaguement ma eux. Elle est toujours te-


nue par quelques familles. On retrouve partout une sorte


de méfiance envers le monde extérieur. C’est quand


même extraordinaire que l’endroit où s’est réfugié Victor


Hugo, Guernesey, pour y écrire notamment Les Châti-


ments et Les Misérables, les textes les plus humanistes qui


soient, soit un endroit qui ne survit que parce qu’il est un


paradis  scal. La plupart des paradis  scaux sont des îles,


et ceux qui n’en sont pas au sens géographique du terme,


comme le Luxembourg, sont quand même des sortes


d’îles, peuplées de ma eux technologiques. On s’arrange


entre soi, on est tous d’accord, personne ne va trop y voir.


Tout le monde se tient par la barbichette. L’île, c’est le


syndrome de la barbichette.


Ce sont surtout les deltas, composés de


 euves, de bras, d’îles, qui vont être tou-


chés. Huit cents millions d’êtres humains


habitent les deltas. Ils sont menacés par


la montée des eaux, mais aussi par les


barrages en amont, la destruction de


l’écosystème des marais maritimes — la mangrove — et les


hydrocarbures qu’on y trouve très souvent, car ce sont des


terres fertiles. On fore, et le sol s’e ondre. Cette situation va


engendrer des millions de réfugiés. Au Bangladesh,  mil-


lions d’habitants sont menacés. Idem en Louisiane, dont la


moitié des terres sont sous le niveau de la mer, protégées par


des digues. Or, le destin d’une digue est d’être submergée.


Pour la navigation, j’ai été happé par le


froid. Il n’y a rien de plus fascinant qu’un


iceberg, qui est une île  ottante. Et puis,


les alizés, littéralement les vents lisses, ça


m’ennuie. En n, je n’aime pas trop le cô-


té « colonie française » des Antilles. A l’in-


verse, j’apprécie l’indépendance de Cuba. Même si ça a mal


tourné. Dans le livre que j’avais fait avec le photographe Ber-


nard Matussière, Mésaventures du paradis, en référence à


Castro qui nommait ainsi son pays, j’avais écrit avec ironie :


« Paradis : seul endroit de la terre d’où l’on fuit au péril de sa vie. »


L’ambassadeur français m’avait dit de ne pas revenir avant


un certain temps... Je me mé e de toutes les polices, mais


surtout des polices tropicales. Je suis fasciné par Haïti qui


o re, depuis le dictateur François Duvalier, un répertoire de


l’erreur politique. Avec Madagascar et le Venezuela, Haïti fait


partie du club des pays qui avaient toutes les ressources et les


capacités pour réussir, et qui vivent un cauchemar.


Les livres que j’écris depuis quinze ans,


sur le coton, l’eau, le papier ou les mous-


tiques, demandent des voyages de fou.


Chaque fois, c’est un tour du monde. Je


suis donc le contraire d’un îlien, qui est


assigné à résidence. Mais je constate


que le monde prend la forme d’un archi-


pel, avec de plus en plus d’îles interdites. Je ne pourrais plus


aller à Mopti, au centre du Mali, sans me faire enlever. La


mondialisation, ce n’est pas seulement un monde qui s’uni-


formise, c’est un monde qui se déstructure et qui se frag-


mente : c’est le « devenir-archipel ». Partout, des îles


naissent. Le mouvement des Gilets jaunes en est une des


traductions. La France, c’est quatorze métropoles, autant


d’îles détachées du territoire, et plus très solidaires. Les


cœurs des petites villes deviennent des îles désertes au mi-


lieu des archipels d’hypermarchés. Cette allégorie de l’« ar-


chipélisation » est extrêmement pertinente pour expliquer


le monde d’aujourd’hui. S’il n’y a plus d’Europe, si l’Europe


devient archipel, l’île de Grande-Bretagne sera une sorte de


Singapour, avec le statut  scal de Jersey et Guernesey, et je


ne donne pas cher de « l’île France » •


Et puis, les alizés, les vents lisses, ça m’ennuie. »


« Il n’y a rien de plus fascinant qu’un iceberg,


qui est une île lottante.


Au bout du


compte, la vie que


vous menez n’a


pas grand-chose


à voir avec celle


d’un îlien...


D’origine cubaine,


vous ne semblez


pourtant


pas attiré par


les Caraïbes...


La grande menace


qui pèse sur les


îles est-elle liée


au réchau ement


climatique?


Une île n’a


pas trop mal


résisté à la


destruction


de ses côtes,


c’est la Corse...


Les îles


sont aujourd’hui


envahies


par des gens


arrivés par avion...


DE BRÉHAT À GORÉE LES ÎLESDE BRÉHAT À GORÉE LES ÎLES


à e et de serre, mais aussi parce qu’il a tué le temps. Le


temps du voyage. Or, le voyage n’est pas la destination,


c’est le voyage! Dans la pensée du tao, c’est le chemin qui


avance, ce n’est pas soi-même. On n’avance que si on est


sur le chemin. Avec l’avion, on n’avance plus, puisqu’il n’y


a plus de voyage. Voilà pourquoi j’aime tant la voile. Avec


Isabelle Autissier, sur son petit bateau, on a mis huit se-


maines pour gagner la mer de Weddell et descendre vers


l’Antarctique. Ça se mérite! Quand on voyage avec lenteur,


on se crée soi-même. Je vais bientôt écrire un livre sur le


temps. On a beaucoup dit que la mondialisation rétrécis-


sait l’espace, mais au fond, par la vitesse des communica-


tions, elle détruit le temps, c’est-à-dire la civilisation. Je


prends certes beaucoup l’avion, mais jamais pour faire du


tourisme. Je veux toujours une vraie raison au voyage.


Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19
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