Télérama Magazine N°3630 Du 10 Août 2019

(Nancy Kaufman) #1
La

sentinelle

du Grand

Nord Texte et photos Olivier Tesquet

Le Svalbard, splendide archipel norvégien miné


par l’extraction de la houille, dépérit. La neige


fond inexorablement. Mais ici une arche de Noé


des semences et un observatoire scientiique


internationaux veillent sur l’avenir de la planète.




Au  anc d’une montagne mitée comme un visage mal


rasé, deux douzaines de croix blanches identiques et mal


alignées ont été colonisées par une famille de canards sau-


vages. Le vent roule sur les contreforts de la vallée, et le


mercure dépasse péniblement le degré en ce mois de juin


où le soleil de minuit congédie le sommeil. Dans le minus-


cule cimetière de Lonyearbyen, ° ’ N, les sépultures


dominent le  ord où est assis le gros village. Le paysage est


majestueux, le fond de l’air, inhospitalier. Ici sont enterrés


de jeunes hommes, fauchés en  par la grippe espagnole


alors qu’ils venaient tenter l’aventure minière au Svalbard,


cet archipel norvégien à équidistance du continent et du


pôle Nord géographique. Les locaux aiment raconter l’his-


toire aux visiteurs curieux pour les faire détaler : et si le ter-


rible virus, conservé dans leurs poumons congelés, était


relâché dans la nature, aidé par la fonte du permafrost ?


Qu’importe si ce scénario de  lm d’horreur prend ses aises


avec la réalité — des scienti ques en tenue d’astronaute


sont bien venus réaliser des prélèvements en , mais les


corps étaient mal conservés —, il rappelle utilement qu’il


est interdit de mourir ici. Au Svalbard, l’Etat providence


n’existe pas, le chômage est interdit, et quiconque ne peut


plus subvenir à ses propres besoins est expulsé illico. Alen-


tour, les ours polaires rôdent ; le port du fusil est obliga-


toire dès qu’on quitte la ville. Tout est mis en œuvre pour


signifier en langage administratif que la présence de


l’homme sur ces terres est littéralement contre-nature.


« Vous n’êtes pas censé vieillir ici », avertit notre chau eur de


taxi, casquette de marin et barbe de druide.


UNE NÉCOPOLE MINIÈE


Depuis la signature d’un traité négocié après celui de


Versailles en , ce singulier territoire baigné par la mer


de Barents est gouverné par la Norvège. La zone est démi-


litarisée et l’exploitation des ressources naturelles, libre et


ouverte à la concurrence étrangère. Sous ces latitudes


extrêmes, la vie tout entière a longtemps été tournée vers


le charbon. Lonyearbyen, la capitale de ce pays qui n’en


est pas un, doit d’ailleurs son nom à John Munro Lonyear,


l’industriel américain qui y a établi la première conces-


sion, au début du e siècle. A notre arrivée, ce dortoir de


deux mille deux cents âmes ressemble à une simulation


électronique de plani cation urbaine en milieu hostile.


Des maisons colorées photogéniques sont adossées les


unes aux autres tels des corons riants, tandis que des ou-


vriers s’a airent sur des chantiers dans le lit d’une rivière


saisonnière. Au pied des baraquements et des conteneurs


abandonnés, dans la poussière d’été et les moraines jau-


nies, des armées de motoneiges mises au chômage tech-


nique dorment sur des caillebotis en attendant le retour


de l’hiver. Partout, les chevalements abandonnés des ins-


tallations minières viennent rappeler la raison d’être,


d’avoir été de ce village au bord du monde. Surplombant


la baie, la gare de triage de ce vaste réseau continue de pro-


jeter son ombre d’arachnide géant. Dans cette étrange


nécropole industrielle, un seul gisement, le numéro , est


encore actif. Soixante kilomètres au sud, la mine de Svea,


gou re  nancier qui employait encore trois cents per-


sonnes acheminées par convoi aérien, a fermé en .


« Nous possédons le charbon le plus pur du monde », jure


pourtant le chauvin Ole, solide gaillard engoncé dans une


polaire de la Store Norske Spitsbergen Kulkompani, l’en-


treprise publique dé citaire qui s’accroche à la houille


arctique. Une partie de la production part en Allemagne ;


le reste sert à alimenter la centrale locale.


La

sentinelle sentinelle

du Grand

Nord


Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19
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