Télérama Magazine N°3630 Du 10 Août 2019

(Nancy Kaufman) #1


CRÉDIT  CRÉDIT

LES ÎLES SVALBARDLES ÎLES SVALBARD


SOUS L’ŒIL DE LÉNINE


A  kilomètres au sud-ouest, à Barentsburg, le minerai


noir est encore plus essentiel. Accessible uniquement à mo-


toneige l’hiver et par bateau l’été, c’est un endroit inconce-


vable, entre la Norvège et la Russie, qui ressuscite l’URSS.


Dans cette enclave, depuis , la Russie exploite sa mine


de charbon, à la vétusté inquiétante. La concession ne rap-


porte pas un kopeck. De mille cinq cents personnes quand


c’était une vitrine de la colonisation polaire, la population


s’est ratatinée à la chute de l’Union soviétique. Il reste


quatre cent cinquante habitants, majoritairement des


Ukrainiens venus du Donbass, pas forcément pressés d’y re-


tourner quand la guerre rôde à la maison. Sergueï, aux


pognes rugueuses et au sourire doux, nous o re le thé dans


sa petite chambre impeccablement rangée. A  ans, il a dé-


jà passé la moitié de sa vie à réparer les extracteurs du coin.


Il y a vécu la perestroïka. « J’étais attiré par l’Arctique mais en-


core plus par l’argent, avoue-t-il sans complexe. Je gagne un


salaire trois fois supérieur à ce que je pourrais toucher chez


moi, ça me permet de faire vivre ma famille. Et vu la situation


en Ukraine, c’est une chance d’être ici... » Sa  lle a trouvé son


mari à Barentsburg, y a conçu un enfant. Dans cette micro-


société hors du temps, les  ls remplacent parfois leur père.


Administrée par la société minière Arktikougol, la ville


compte une école, une piscine olympique en réfection, une


minuscule chapelle en bois, un consulat  ambant neuf, une


cantine aux soupes huileuses et aux mines patibulaires, ain-


si qu’une petite épicerie où des fruits et légumes améliorent


en n l’ordinaire. Sous les fenêtres identiques d’immeubles


ra stolés, un buste décati de Lénine et une devise simple :


« Notre but : le communisme. » C’est un endroit irréel qui res-


semble à un village Potemkine abandonné à la hâte lors de


l’assaut d’une armée imaginaire. Tout est pourtant vrai,


mais pour combien de temps? Le gisement devrait être


épuisé autour de , et, comme les Norvégiens, les Russes


se sont engagés à ne pas entamer de nouvelles prospections.


Cet entêtement industriel a de quoi surprendre : le Sval-


bard se réchau e plus vite que n’importe quel endroit sur la


planète. Là-haut, il est déjà trop tard, et ça se voit. Deux


cents rennes viennent d’être retrouvés morts de faim, chi re


anormalement élevé. Selon un rapport commandé au début


de l’année par le ministère de l’Environnement norvégien,


les températures pourraient en e et augmenter de  degrés


d’ici à , entraînant « des changements dévastateurs », tels


que la fonte du pergélisol, l’érosion des glaciers et l’augmen-


tation des pluies diluviennes. Avec elles, les glissements de


terrain, coulées de boue et avalanches, comme celle qui a


endeuillé Lonyearbyen en , emportant plusieurs mai-


sons, tuant une personne et en blessant neuf autres. « Deux


ans plus tard, une autre coulée de neige a frappé la ville et si elle


n’a pas fait de mort elle a marqué les esprits, parce qu’une réci-


dive laisse toujours craindre la suite, comme une mauvaise ha-


bitude qui s’installe », raconte John Aksel Bilicz, l’air grave


dans sa blouse. A un an de la retraite, le patron de l’hôpital


local quittera bientôt l’archipel, lui qui est arrivé en . En


regardant par la fenêtre de la salle de repos, il se fait du tra-


cas pour sa terre d’adoption, « devenue vulnérable ». Même


les infrastructures les mieux adaptées semblent fragilisées.


L’ACHE DE NOÉ DES SEMENCES


Quand les autorités ont décidé d’installer le Global Seed


Vault au-dessus du tarmac de l’aéroport, elles étaient per-


suadées d’avoir trouvé l’emplacement parfait pour leur


arche de Noé des semences du monde entier. Dans une


salle de  mètres de long construite à  mètres de pro-


fondeur, soixante-seize pays ont déposé plus de six mille


espèces. En tout, plus de un million d’échantillons sont


stockés à —  °C. On y identi e de nouvelles maladies et de


nouveaux moyens de production alimentaire, et de temps


en temps un millionnaire excentrique voudrait bien y faire


congeler son ADN entre deux variétés de blé. Sur la même


étagère, une caisse en bois nord-coréenne côtoie des spé-


cimens du voisin du Sud. « Ça gèle les con its! » s’amuse Ås-


mund Asdal, l’agronome en charge de ce bunker unique au


monde. Pour êter son dixième anniversaire, le Seed Vault,


propriété du gouvernement, se paie des travaux d’étan-


chéité, a n de renforcer le sas qui permet d’accéder à ce


grenier souterrain. En , après des précipitations in-


tenses, l’installation a subi un début d’inondation. « Une in-


 ltration d’eau », recti e Asdal. Autour d’un café, le cher-


cheur  nit par concéder son inquiétude : « Quand nous


avons choisi d’implanter le site ici, nous ne pensions pas que


le réchau ement climatique serait si sévère... Il y a eu une


prise de conscience il y a cinq ans. Tôt ou tard, le permafrost


qui enserre la chambre forte va fondre, et nous devrons


compter exclusivement sur du froid arti ciel. »Mais alors


pourquoi s’acharner à habiter dans ce grand frigo débran-


ché? Thomas, carrure électroménagère, est venu de Ber-


gen pour pro ter d’une  scalité allégée : « Nous ne sommes


pas ici par philanthropie ou pour sauver la planète. »


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