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Au Svalbard, on a l’habitude des explorateurs un peu tim-
brés, et Longyearbyen continue d’attirer une population
de chercheurs d’or célibataires, qui thésaurisent et puis
s’en vont. Seules deux familles sont là depuis trois généra-
tions. Les habitants vont et viennent dans ce lieu à la mé-
moire imparfaite, où le tissu social est déperlant. Et mieux
vaut être débrouillard, voire carrément survivaliste, se
préparant à l’apocalypse. Tommy, qui élève une cinquan-
taine de chiens à la sortie du bourg, se chauffe avec du ké-
rosène racheté à l’aéroport et la viande qu’il consomme
est celle qu’il chasse, essentiellement du renne. En atten-
dant le déluge, il se satisfait de ces morues qui sèchent
sous son porche, même si la présence de ce poisson, re-
monté au nord, n’augure rien de bon.
A ce rythme, sera-t-il encore possible de vivre dans l’ar-
chipel du Svalbard au siècle prochain? « Oui, mais notre
mode de vie va changer, et il va falloir trouver un équilibre
avec le tourisme », assure Morten Wedege, en énumérant
les pistes étudiées pour la transition énergétique. En
charge des affaires environnementales pour le sysselman-
nen (le gouverneur du Svalbard), il déploie l’optimisme
d’un officiel en poste depuis un an et demi. Originaire de
Trondheim, la très charmante troisième ville du pays, il
connaît bien les lieux pour avoir étudié la biologie arc-
tique à l’université locale. Son bureau à la vue époustou-
flante surplombe un fjord qui n’a pas gelé depuis quatorze
ans, laissant la voie libre à des navires de croisière tou-
jours plus nombreux. Chaque jour, ceux-ci vomissent des
cohortes de touristes à téléobjectif venus prendre leur
shoot polaire tant qu’il est encore temps.
Le guetteur cLimatique
Pour trouver une trace de vie légitime, il faut monter en-
core un peu. A travers le hublot du Dornier 228 de la Luft-
transport, de minuscules icebergs se dispersent comme les
confettis d’une fête terminée. Quand on se pose sur le tar-
mac de Ny-Ålesund, la zone habitée la plus septentrionale
du monde, la lance d’un camion de pompiers chasse les
rennes venus pâturer un peu trop près. Depuis 1968, c’est
une base scientifique, devenue internationale. C’était aussi
une mine, jusqu’à l’accident de trop. Au « mess », où tous les
repas sont pris en commun, on croise des Norvégiens, des
Chinois, des Indiens, des Italiens. Certains viennent une se-
maine pour installer une sonde, d’autres un mois pour cap-
turer des mouettes tridactyles. Tous raccordent, contrôlent,
observent, prélèvent, trient, congèlent, analysent, et sur-
tout réparent. Depuis vingt ans, l’Institut polaire français et
son homologue allemand coopèrent sous pavillon com-
mun (l’Awipev) et des hivernants sont là pour assurer la
garde de cette sentinelle du climat. Triés sur le volet, for-
més à tout, ils viennent ici pour un peu plus d’une année.
Gwendal, 25 ans, est responsable de l’observatoire après
avoir quitté EADS, où il concevait des propulseurs de satel-
lites ; Raphaëlle, 29 ans, skipper aux Glénans, s’est trouvé
une vocation d’ingénieur logistique ; Greg, le « station lea-
der » de 34 ans, chevelure de guerrier samoan, est là pour
assurer la bonne marche de cet observatoire où l’on mène
autant des expériences scientifiques que des expérimenta-
tions sociales. La vie a ici le goût du large. Après tout, selon
l’adage rapporté par Raphaëlle, « naviguer, c’est s’enfermer
dehors », et sur la base aussi. Venus pour l’aventure et la bri-
cole, tous ont choisi de se retirer de la civilisation pour en
préserver l’avenir. C’est aussi une expérience égoïste de so-
litude volontaire, un luxe sur concours où les places sont
chères mais, à la fin de la journée, ils savent l’importance
de leurs relevés quotidiens. « La neige, c’est le bouclier de
l’Arctique, résume Gwendal avec pédagogie. Quand elle fond,
c’est un cercle vicieux : le sol absorbe davantage de radiations,
les températures se réchauffent, et le phénomène s’aggrave. »
Il suffit de regarder au loin : l’air pur a beau abolir les dis-
tances, le glacier a reculé de plus de un kilomètre en
quelques années. L’année prochaine, les hivernants passe-
ront le relais, des souvenirs plein la tête. Le Svalbard lui,
continuera d’exercer ses droits : ceux d’une terre splendide
et intimidante, amnésique et éprouvée •
1 Permafrost : couche de terre et de sédiments habituellement
gelée toute l’année.
Cet entêtement industriel
a de quoi surprendre :
le Svalbard se réchauffe
plus vite que n’importe
quel endroit sur la planète.
Là-haut, il est déjà
trop tard, et ça se voit.
Les températures
pourraient augmenter
de 10 degrés d’ici à 2100,
entraînant des
changements dévastateurs.
6 L’épicerie est,
avec la droguerie,
le seul endroit
de l’enclave russe
de Barentsburg
où circule de l’argent.
7 Entre deux
immeubles
faussement
récents, un buste
de Lénine
domine le fjord.
8 Au Svalbard rôdent
les ours polaires,
impossible
de sortir sans fusil
ni fusée de détresse.
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