LES ÎLES TAHITI ET MOOREALES ÎLES TAHITI ET MOOREA
Tahiti), à l’abandon depuis une vingtaine d’années, et un éta-
blissement de luxe pourrait bien sortir de terre à proximité
du golf. En dehors des hôtels et au gré de leurs pérégrina-
tions dans les cinq archipels et cent dix-huit îles du fenua (un
territoire maritime et terrestre grand comme l’Europe), les
voyageurs trouvent à se loger dans de charmantes pensions
familiales et autres locations piochées sur Airbnb ; d’autres
préèrent l’hébergement ottant, voguant de lagon majes-
tueux en baie idyllique à bord de l’un de ces bâtiments de
croisière qui font bondir, eux aussi, les statistiques de fré-
quentation. On n’a pas trouvé mieux, paraît-il, pour admirer
les côtes veloutées des Marquises. Ni pour bloquer, à chaque
débarquement de passagers, la circulation à Papeete.
« Notre politique n’est pas de fonder la promotion touristique
sur les bungalows sur l’eau et les images de carte postale, mais
sur la culture et l’environnement », reprend Heremoana Maa-
maatuaiahutapu, qui cumule les fonctions de... ministre de
la Culture et de ministre de l’Environnement. Cet hiver en-
core, cet ancien directeur de la maison de la culture de Pa-
peete militait ardemment pour que la France défende la can-
didature du ‘ori Tahiti, la danse traditionnelle, au patrimoine
culturel immatériel de l’Unesco. Cette inscription n’aurait
pas déparé parmi les autres distinctions accrochées à la ré-
gion. « Nous avons été le premier pays au monde à interdire,
dès , toute activité contre les requins, se félicite l’élu. Nous
disposons du plus grand sanctuaire marin au monde ( mil-
lions de kilomètres carrés) pour les requins et les mammières
marins. Nous avons aussi des aires marines protégées, dont
l’une, dans les Tuamotu, est reconnue au titre du Programme
sur l’homme et la biosphère de l’Unesco. Eh oui! Même si la
France ne le sait pas, elle dispose ici de kilomètres carrés
d’espaces maritimes et terrestres classés par l’Unesco! » Une dé-
marche est entamée pour créer une autre réserve de bios-
phère du côté des îles Australes, l’archipel le plus méridio-
nal, lieu de prédilection des baleines pour leur reproduction.
Plus on distingue, plus on préserve, veulent faire ac-
croire les promoteurs du tourisme. Plus on remarque, plus
on altère, rappelle le sociologue Rodolphe Christin, auteur
de l’indispensable Manuel de l’antitourisme, paru en et
réédité avec succès l’an dernier (éd. Ecosociété). Toutes les
certi cations accordées aux espaces naturels portent en
elles une certaine « ambiguïté, pour ne pas dire hypocrisie,
fustige-t-il. On labellise pour protéger, mais ces lieux de-
viennent emblématiques d’une histoire et les gens a uent pour
les visiter. Ces labels ne sont que du marketing territorial! » Les
esprits les mieux intentionnés peuvent bien jurer être vigi-
lants, augmenter la fréquentation touristique ne s’accom-
pagne jamais d’une réelle préservation de la culture et de
l’environnement. « Le jour où les lagons seront sillonnés par
des dizaines de bateaux, ils ne seront qu’un parc d’attractions
de plus. Certains verront leur niveau de vie augmenter, d’autres
achèteront des Porsche Cayenne ou installeront la clim, et l’en-
droit n’aura plus rien à voir avec la culture polynésienne. »
« Le week-end de Pâques, on aurait dit que tous les Tahitiens
s’étaient donné rendez-vous dans le lagon, raconte une nou-
velle résidente de Moorea, sur le point d’y construire une
pension. Entre les paddles, les jet-skis et les bateaux, on se se-
rait crus sur une autoroute! » L’une de ses voisines, Cécile Gas-
par, docteure en écologie marine et présidente de l’associa-
tion Te Mana O Te Moana — qui œuvre à l’éducation et la
protection de l’environnement marin —, con rme : « En vingt-
cinq ans ici, j’ai vu la navigation augmenter signi cativement. »
Pas encore de quoi encore perturber la biodiversité, estime-
t-elle toutefois. Con ante, elle veut croire que la beauté des
lieux encouragera les comportements vertueux. « Les tou-
ristes qui participent au nourrissage des raies dans le lagon s’in-
terrogent désormais : ce que je suis en train de faire est-il bien?
Avant, les prestataires de ces excursions marines n’avaient eux-
mêmes aucune idée du régime alimentaire de ces poissons... » A
Moorea comme à Fakarava et à Teahupoo, au sud de Tahiti
— un lieu-dit connu des surfeurs du monde entier pour sa
vague légendaire —, on assiste au retour du rahui, une pra-
tique ancestrale de gestion des ressources naturelles.
Lorsqu’une espèce animale ou végétale sou re d’avoir été
trop exploitée, elle devient tapu (« taboue ») : frappée d’inter-
dit, elle est laissée en paix le temps de se reconstituer. « Cela
marche mieux que la peur du gendarme », se réjouit Heremoa-
na Maamaatuaiahutapu. Intégrée au code de l’environne-
ment, cette pratique coutumière exige, pour réussir, l’impli-
cation de tous, habitants, pêcheurs, mais aussi touristes, ont
observé les auteurs du livre Communs et océans, le rahui en
Polynésie . « Un touriste sur deux connaît la zone biosphère de
Fakarava, note Tamatoa Bambridge, directeur de recherche
au CNRS et anthropologue au Criobe (Centre de recherches
insulaires et observatoire de l’environnement). C’est d’ail-
leurs l’une de leurs motivations à venir découvrir l’atoll! »
CQFD. On n’ose lui avouer, depuis notre métropole satu-
rée de particules nes mais aussi de cet argent qui fait tant
rêver dans les îles, qu’on aurait préféré le secret moins éven-
té. En attendant l’apocalypse du surtourisme, on se rassure
comme on peut et on calcule. Lorsque le ratio d’un visiteur
pour un habitant sera atteint — la population s’élève à
habitants —, la situation n’aura heureusement en-
core rien à voir avec celle de Hawaï, l’autre archipel polyné-
sien auquel il est souvent comparé. Chez ces proches voisins
( kilomètres séparent Papeete de Honolulu), on dé-
nombre entre six et sept touristes pour un habitant... Tahiti
saura-t-elle, au nom de ses poissons-perroquets, requins
pointes noires et autres tortues marines, les refuser ? •
Tamatoa Bambridge, François Gaulme, Christian Montet
et Thierry Paulais, éd. Au vent des îles.
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La vague légendaire
de Teahupoo,
au sud de Tahiti.
Il faut espérer que
la beauté de l’île
encouragera les
touristes à adopter
des comportements
vertueux.
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