Télérama Magazine N°3630 Du 10 Août 2019

(Nancy Kaufman) #1


A gauche : Ananda-
Dévi Peters, avec
le luth de son père,
et son groupe,
Tapkal, dans le
cirque de Mafate, au
festival Cirk an Cirk,
le er juin .
Ci-dessous : le
cirque de Cilaos.

Il y a des concerts qui se méritent : voilà ce que l’on se


dit, debout sur la plate-forme brinquebalante et bondée du


   qui mène au pied des sentiers de randonnée, au mo-


ment où le véhicule traverse en une nouvelle bascule le der-


nier bras de la rivière des Galets. La marche vers Aurère, l’un


de ces îlets haut perchés où se réfugiaient les esclaves mar-


rons, n’a pas commencé que, déjà, les articulations couinent,


secouées dans tous les sens. Mais les merveilles de Mafate


(du mot malgache mahafaty : « qui tue »), accessible seule-


ment à pied ou en hélicoptère, à la di érence des deux


autres cirques volcaniques de La Réunion, ne se donnent


pas au premier venu. Elles s’o rent à celui qui grimpe ses


pentes luxuriantes et ses sentiers abrupts, à travers tamari-


niers et forêts de bambou, le sou e coupé par la découpe


majestueuse des roches en robe émeraude.


Avec ses poinsettias en  eur et ses gîtes en bois, le hameau


d’Aurère o re ce jour-là un havre paradisiaque aux cinq


cents crapahuteurs fourbus venus assister à la première édi-


tion de Cirk an Cirk : un festival itinérant mêlant cirque et


musique, dont les organisateurs (la salle du Séchoir, à Saint-


Leu, et l’association Markotaz, qui produit les groupes Tap-


kal et Grèn Sémé) souhaitent conquérir de nouveaux publics


et amener les habitants des hauts et des bas, le ying et le yang


insulaires, à se rencontrer. « Bienvenue les marcheurs! » lance


sur scène Ananda Peters aux spectateurs blottis sous la lune.


C’est pour elle que l’on a escaladé la montagne. Sur scène, la


chanteuse de Tapkal propose d’« ajouter du mystère », impo-


sant en un solo une présence singulière. Voix profonde aux


intonations druidiques, cheveux longs à l’in ni, elle est la


 lle « des hauts », installée depuis sept ans à Cilaos (après Les


Makes et la Plaine des Cafres), où elle a vécu au vert, dans


tous les sens du terme, fuyant son destin contrarié par une


 liation compliquée... « Longtemps, j’ai fait barrage », con e-


t-elle le lendemain. Vers  ans, elle a pleuré lorsque sa mère


lui a o ert une guitare à Noël : elle lui faisait penser à son


père, illustre alcoolique nommé Alain Péters. A sa naissance,


en , le poète créole n’était pas encore la  gure culte qu’il


est devenu après sa mort (). Le trublion bassiste en


pattes d’éph, rodé dans les orchestres de bal séga, gravitait


alors autour du claviériste Loy Ehrlich, avec René Lacaille et


toute sa bande de potes yéyé du groupe Caméléon, prêt à


toutes les fusions entre guinche traditionnel, pop anglo-


saxonne et rock hendrixien. Déjà, pourtant, Alain Péters


l’écorché commençait à céder aux démons d’une bohème


mortière. « Ma mère a rencontré un grand monsieur ; j’ai gran-


di avec un père à la rue », résume Ananda Peters. 


Echaudée par les cuites et les fugues, sa mère l’a emme-


née en métropole jusqu’à ses  ans. « Je le croisais l’été quand


je revenais chez ma grand-mère paternelle. Il y avait sa


chambre, mais il avait pris le parti de ne pas se réinsérer. » Ses


amis le retrouvaient échoué au bord d’un chemin, imbibé


de rhum, et l’hébergeaient chez eux quelques semaines, le


temps qu’il se requinque. Horri ée par les huées du public


lors d’une prestation paternelle vacillante, Ananda-Dévi


(son prénom complet) a suivi de loin sa « carrière » : des


groupes éphémères, deux ou trois  tours, la fameuse ☞


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Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19
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