RIVA PRESS
K Mangé pou le cœur (), enregistrée avec les moyens du
bord (chez l’instituteur Jean-Marie Pirot, avec son luth ta-
kamba fétiche et un sachet en plastique en guise de hochet
kayamb), qui ont su , avec l’anthologie posthume Parabo-
lèr et son livret de poèmes, à forger la légende du vagabond
céleste. Aucun concert. Seulement un morceau chanté par-
ci par-là quand on l’invitait. « On a tous essayé de travailler
avec lui, mais il ne venait même pas aux répétitions, raconte le
chanteur Danyèl Waro. C’était un électron libre. »
Grâce à ce sorcier blanc du maloya réunionnais, qui l’a
sensibilisé à la dimension militante de la langue créole,
Alain Péters est devenu l’ange noir d’une culture insulaire
marquée par son histoire coloniale. « Le maloya n’est pas une
musique de yab [Blanc, ndlr], rappelle Jean Cabaret, pro-
grammateur du Séchoir. Danyèl Waro y est venu par la poli-
tique, Péters y est arrivé par la poésie. » Adepte du syncré-
tisme mystique des rituels afro-malgaches, moins attiré
toutefois par la lancinante rythmique ternaire des anciens
esclaves que par la culture de la transe et de la sodade, Alain
Péters a inventé un maloya mélodique et désenchanté, po-
sant les bases d’une chanson à texte au charme vénéneux.
« C’est là que c’est devenu intéressant, estime Jean Cabaret,
quand Péters, qui avait joué Hendrix pour faire hurler la mé-
nagère créole, est revenu du rock fusion et a désossé sa mu-
sique. » Le poète y a retrouvé l’essence du blues insulaire, au
l de titres mélancoliques tels Plime la misère, Complainte de
Satan, ou l’emblématique Rest’la maloya : il y évoque la pau-
vreté, le mal-être des jeunes, vautrés sur la plage ou au pied
des tours, regrette d’avoir été un mauvais ls et un triste
père. « Je l’ai vu pleurer sur cette chanson », raconte sa lle.
C’était au Théâtre de verdure de Saint-Gilles, en , quand
Péters a fait son come-back avec le groupe Carrousel. « Il
était faible, cassé, incapable de se rappeler les paroles. Et là,
truc incroyable, le public s’est levé et l’a ovationné comme une
rock star! J’ai compris ce jour-là ce qu’il représentait. »
A sa mort, quelques mois plus tard, elle a hérité de
quelques cahiers et pages volantes gri onnés de textes
sombres, et du luth n’goni africain o ert par Loy Ehrlich, re-
baptisé takamba : « Je ne savais pas quoi en faire. Je l’ai propo-
sée à des musiciens de passage, qui m’ont dit que j’étais folle. » La
future chanteuse a mis du temps à trouver sa voix. Passée par
la fac d’anglais, de psychologie, puis une école d’in rmières,
Ananda-Dévi est partie en Inde, ce pays fantasmé par son
père, auquel elle doit son prénom princier, avec son compa-
gnon, Yolan, et Lanka, leur ls de ans. En est revenue avec
Lao, le cadet. La famille a ni dans une petite bicoque colo-
rée à Cilaos, un peu hippie, où Yolan fabriquait kayamb et
tambours roulèr. Avec l’aide de la takamba paternelle, les
mots, en n, sont venus. Sa première fois sur scène, c’était en
, pour commémorer les ans de la mort d’Alain Péters.
Le groupe Tapkal est né de sa rencontre avec deux autres hé-
ritiers : le guitariste Gilles Lauret, issu d’une grande famille
de ségatiers, et le batteur Sami Pageaux-Waro, ls de Danyèl
Waro. Additionnée de ûtes, leur musique tire vers le rock
progressif. « On sent chez Ananda la volonté de fusionner tout
ce qu’elle aime, comme son père à ses débuts », remarque Jean
Cabaret. Et c’est vrai, elle ne désosse rien, elle éto e, comme
pour mieux épaissir le mystère des légendes et des paysages
naturels qui l’inspirent. Car Tapkal est le nom d’une forêt
maudite. « Quand on en parle aux gens de Cilaos, ils disent que
c’est un endroit où on va se perdre. C’était encore plus attirant! »
Direction Ilet-à-Cordes, à une demi-heure de chez elle, par
une route vertigineuse. C’est dans ce hameau « au début du
monde », comment disent les locaux, émergé d’une nappe de
brume à mètres d’altitude, qu’aura lieu le troisième vo-
let de Cirk an Cirk (après Salazie en novembre et Mafate en
juin), les et novembre prochains. La forêt hantée com-
mence à ses pieds. « Je savais que des esclaves y vivaient cachés,
mais j’ignorais qu’ils avaient été massacrés », raconte Ananda
en s’enfonçant dans la tou eur des bois. Deux heures de
marche plus tard, suspendue au-dessus d’une profonde ra-
vine sur un pont de singe sans issue, elle désigne plus haut le
premier plateau de Tapkal : « Sans machette, on ne peut pas al-
ler plus loin. Pour y accéder, les esclaves utilisaient des cordes. »
Sur place, on a retrouvé des ossements, envoyés en métro-
pole et « jamais revenus », ainsi qu’une pierre gravée : de quoi
alimenter mille rumeurs. « Tapkal est une porte sur l’imagi-
naire. Je ne cherche pas à éluder tous les mystères, seulement à
ramener de la magie dans un monde trop terre à terre. »
En replantant ses racines sur le toit de l’océan Indien,
ancien refuge des âmes damnées de La Réunion, Ananda
Peters recrée son sacré, comme son père avant elle, ainsi
que d’autres artistes insulaires. Carlo de Sacco, le leader de
Grèn Sémé, raconte : « Péters a chanté Led Zep et fait le tour
d’autres cultures avant de revenir à la sienne. Moi aussi, c’est en
partant faire des études à Montpellier que j’ai pris conscience
de ma langue et de ma culture. » Chantre d’un « maloya évolu-
tif », rockeur charismatique, Carlo de Sacco partage avec la
lle du troubadour le goût de la nature, des cultures « hors-
sol » et le souci de transmettre une langue créole pas tou-
jours assumée, car longtemps dénigrée par la France. En
amont des concerts de Cirk an Cirk, Ananda, Carlo, Sami et
les autres interviennent dans les écoles, autour de créations
en créole aux thématiques écologiques : une autre façon
d’amener la culture réunionnaise à prendre de la hauteur.
Revenue au monde, Ananda Peters vient elle-même de quit-
ter son refuge et d’emménager à Saint-Pierre, sur la côte sud
de l’île, pour que Lao puisse aller au conservatoire. On ima-
gine bien ce petit garçon à l’esprit vif et aux cheveux longs,
portrait de son grand-père, tracer un jour de nouveaux sil-
lons créoles du bout de sa trompette •
LA RÉUNION LES ÎLESLA RÉUNION LES ÎLES
☞
Chez Ananda,
on sent la volonté
de fusionner tout ce
qu’elle aime, le rock
avec les légendes
et les brumes de
son repaire créole.
Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19