LES ÎLES FIRE ISLANDLES ÎLES FIRE ISLAND
depuis , ce papy hyperactif — qui siège à la commission
chargée des incendies, organise les réunions quotidiennes
des Alcooliques anonymes et n’oublie jamais de sortir le
soir pour prendre un peu de bon temps — se rappelle en-
core les amboyantes noubas organisées à l’époque dans
les cottages du bord de mer. « Quand le Cléopâtre de Man-
kiewicz est sorti, en , il y a eu une ête costumée sur le
thème de l’Eypte antique, raconte-t-il, sourire en coin. Je
vois encore l’arrivée du magni que garçon habillé en Cléo-
pâtre et des huit esclaves qui le portaient sur son trône! » Les
festivités se terminent alors sur la plage ou dans les dunes,
pour des activités moins habillées — un ponton réputé pour
abriter ces bacchanales est baptisé le « pont des Soupirs ».
Depuis le continent, l’enclave est mal vue. La police or-
ganise parfois des descentes. Avertie, la presse ne manque
pas de divulguer les noms (et parfois les adresses) des
« hommes de Greenwich Village » arrêtés, souvent pour exhi-
bitionnisme. Mais, sur l’île, la ête continue. Pour beau-
coup, ces étés préparent le mouvement en faveur des droits
LGBT, qui s’organise à partir des émeutes de Stonewall, en
. « Nous étions en n heureux, con ants, ers, explique
l’artiste Tom Bianchi. A l’opposé des clichés qui nous vou-
laient silencieux et e rayés. » Avec son Polaroid SX-, il pho-
tographie entre et « son » Fire Island : les amis à la
peau brunie par le soleil, les couples qui se forment, les vi-
rées à la plage, les rencontres charnelles. Un instantané
sensuel de la libération homosexuelle, juste avant l’épidé-
mie de sida. « Pendant longtemps, je n’ai pas pu regarder les
photos. Beaucoup de mes copains sont morts. »
En quelques années, la maladie fait soixante mille vic-
times à New York. Sur l’île, un réseau d’entraide se met en
place, piloté par les amies lesbiennes. « A Manhattan, les
malades se cachaient. Ici, la honte n’existait pas », se souvient
Michael Fisher, un grand type musclé qui se balade torse nu
sur le port — la première fois, c’était en . A l’époque, le
jeune homme se plaît à écouter les anecdotes de l’île, nar-
rées par les anciens. Mais la mémoire disparaît au gré des
décès. Sans expérience, il se lance alors dans la réalisation
d’un documentaire (Cherry Grove Stories), achevé l’année
dernière. Un panorama monté à partir d’une quarantaine
d’interviews et de dizaines de photos et de lms mm.
« J’avais peur que l’histoire de Fire Island se perde. »
Le danger est réel. Chaque week-end, l’île accueille en-
core des ferrys entiers de New-Yorkais surexcités à l’idée de
pro ter des plages sauvages et de s’encanailler à l’Under-
wear Party, une ête où la piste de danse est peuplée de gar-
çons en slip. Mais combien de ces vacanciers connaissent le
récit de leurs aînés? « C’est assez di cile d’intéresser les jeunes
générations », concède Troy Files, le président du comité lo-
cal d’archives, qui organise tous les deux ans un festival de
lms. Avec son mari, il nous fait visiter, au premier étage de
la maison communautaire, une petite pièce où est entrepo-
sée une partie de son trésor — photos de vacances des pre-
miers îliens, lms familiaux, posters, trophées, costumes...
tous récupérés auprès des habitants. Le reste est stocké à
quelques kilomètres de là, sur le continent, dans un box cli-
matisé, à l’abri de l’humidité et du sel. « Beaucoup d’objets
ont été perdus, jetés par des familles qui ne voulaient pas en en-
tendre parler. Mais les mentalités évoluent. Nous sommes au-
jourd’hui plutôt submergés par la masse de documents! »
Pour mettre de l’ordre et faciliter leur accès, il faudrait
l’aide d’un archiviste professionnel. Mais le comité, compo-
sé de bénévoles, dépend entièrement des dons des habi-
tants. Pas gagné. « En attendant, nous numérisons les photos
avec notre propre scanner... » reconnaît Troy. Un bricolage
que connaît aussi Chris Bogia, un autre défenseur de la mé-
moire de l’île. Depuis , ce New-Yorkais de ans dirige,
à Cherry Grove, une résidence d’artistes, qui accueille
chaque été huit pensionnaires issus de la communauté
LGBT. « La première année, nous avions lancé l’idée comme ça
et posté une annonce sur Facebook. Nous n’avions même pas
vraiment de chambre pour nous! Aujourd’hui, nous recevons
près de quatre cents candidatures et sommes un peu plus or-
ganisés! » Pendant un mois, les heureux élus vivent en-
semble dans des maisons louées près de la plage, ren-
contrent les habitants de l’île, reçoivent la visite de
professeurs ou de peintres... et maintiennent vivante l’his-
toire culturelle de Fire Island. « Pour les artistes de la scène
queer de New York, habitués à plus de tolérance, la protection
que l’île o re paraît peut-être moins incroyable aujourd’hui,
explique Chris Bogia. Mais pour tous ceux qui viennent de ré-
gions moins ouvertes, ou de pays étrangers, cela reste primor-
dial. Ils découvrent la liberté de Fire Island de la même ma-
nière que les îliens de l’après-guerre! »
Cinquante ans après sa première soirée sur l’île, Thom
Hansen se souvient encore de la magni que pleine lune qui
accompagna son arrivée nocturne sur la plage de Cherry
Grove et de l’émerveillement de découvrir une communau-
té à laquelle il voulut « appartenir sur-le-champ ». Au-
jourd’hui, l’a able sexagénaire est une gure de Fire Island,
que tous les passants saluent. Toutes les semaines, il conti-
nue de se produire dans les bars du coin sous les traits de
Panzi, une drag-queen qui, avec ses perruques hima-
layennes, semble tout droit sortie d’un lm de John Waters.
En , Panzi est devenue célèbre pour avoir mené une pe-
tite révolution contre un restaurant du hameau des Pines
qui avait refusé de servir un de ses amis habillé en femme.
Elle avait alors réquisitionné un bateau depuis Cherry
Grove et organisé, avec d’autres insurgées en robe et talons,
un extravagant débarquement dans le port pour « reprendre
possession des lieux ». Depuis, cette joyeuse invasion est re-
jouée tous les Juillet, devant des milliers de spectateurs.
Une manière de rappeler que les combats pour les droits
LGBT ont souvent été menés par les membres les plus pré-
caires de la communauté. A sa mort, Thom « Panzi » Hansen
aimerait que ses cendres soient dispersées juste là, dans la
mer, lors d’une de ces expéditions maritimes. « Par une
drag-queen en robe pourpre », bien sûr •
« Nous étions enin heureux,
coniants, iers. À l’opposé
des clichés qui nous voulaient
silencieux et e rayés. »
Tom Bianchi, artiste
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