arts
72 t On aime un peu... y ... beaucoup u ... passionnément r ... pas du tout
SELFIES EGO/éGAUX
SelfieS, égaux/egoS
Photo
olivier Culmann
L’autoportrait partagé sur les réseaux sociaux n’est pas un seul jeu d’ego.
Inventif, militant ou cruel, il croque notre époque sous tous les angles.
Instagram, Facebook, Twitter. Trop
souvent résumé à un simple exercice
narcissique, ce dernier s’affirme à ses
yeux comme un nouveau langage
bourré d’humour, d’inventions, d’au-
todérision, qui constituera « le plus fi-
dèle témoignage de notre époque ».
Et en effet, même devant La Jo-
conde ou face à la tour Eiffel — le monu-
ment de la planète le plus utilisé en
toile de fond pour ces autoportraits —,
l’esthétique des photos fascine par les
trésors d’imagination déployés. Mi-
miques, positions, usages de filtres co-
lorés rendent chaque cliché unique.
Le selfie sert à frimer, à épater ou à in-
former ses proches en instantané —
« Regarde, je suis là, sur une plage de
rêve » —, tel qu’on le faisait autrefois, en
décalé, avec une carte postale... Les
y
En préliminaire de cette exposition
très réussie sur le selfie — elle se tient
tout l’été à Vichy —, une scène éton-
nante, prise à New York en 1920. Coif-
fés de chapeaux melons, deux
hommes hilares y semblent ravis de
leur trouvaille : ils tiennent à bout de
bras un appareil photo, une chambre
en bois, l’objectif tourné vers eux,
comme on le fait aujourd’hui avec nos
smartphones. Ceci n’est pourtant pas
l’ancêtre de la pratique contempo-
raine. Pour coller à la définition de
celle-ci, l’autoportrait doit être desti-
né à être publié sur les réseaux so-
ciaux. La nuance est de taille, comme
nous le montre le photographe Olivier
Culmann (né en 1970) en explorant les
différentes utilisations du selfie sur
Le Hot Dog Legs,
pratique consistant
à photographier
ses jambes huilées
dans un endroit
de rêve pour faire
bisquer les amis
restés au boulot.
internautes se lancent des défis, stu-
pides si possible, et amusants à regar-
der. Comme se prendre en photo dans
sa salle de bains dans une situation in-
solite, suspendue par un pied à sa pa-
roi de douche (#Olympics), ou se dé-
former le visage en s’entourant la tête
de papier Cellophane (#Sellotapes),
comme Jim Carrey dans le film Yes Man
(2008)... Les autoportraits de #Roofer,
de personnes escaladant des buil-
dings, donnent le vertige. C’est à celui
qui montera le plus haut et se trouvera
dans la situation la plus invraisem-
blable, tel ce couple qui s’embrasse sur
le bord d’une corniche suspendue au-
dessus du vide, en immortalisant la
scène avec sa perche à selfie.
On n’échappe nulle part à cette pra-
tique, qui n’est pas sans risque. L’image
du candidat Emmanuel Macron qui
s’immortalise devant son équipe de
campagne juste avant d’entrer à l’Ely-
sée est très vite détournée par un petit
malin qui détoure le visage du pré-
sident et le place devant Le Radeau de
la Méduse (1818-1819), la toile de Géri-
cault. Les jeunes Russes de milieux ai-
sés s’en sont emparés pour un
concours cruel et idiot consistant à se
mettre en scène devant un SDF incons-
cient dans les espaces publics de Mos-
cou (#SelfiesWithHomeless).
Mais le selfie peut aussi se faire
arme militante. En 2017, une étudiante
néerlandaise, Noa Jansma, 20 ans, se
photographie avec les hommes qui la
harcèlent dans la rue, pendant un
mois d’été. Elle postera ainsi les cli-
chés de 24 situations où des inconnus
l’abordent. Chaque photo est légen-
dée avec la phrase qu’elle a dû subir —
« Tu veux un baiser? », « Hey sexy girl,
où tu vas toute seule? »... Son compte
Instagram (#DearCatCallers, « Chers
harceleurs de rue »), destiné à encou-
rager les femmes à alerter l’opinion
publique sur ces « agressions ordi-
naires », sera aussitôt suivi par 20 000
d’entre elles... Par sa variété inépui-
sable, le selfie révèle avant tout la per-
sonnalité de celui qui le pratique. Au-
cune définition ne peut y répondre.
— Luc Desbenoit
| Jusqu’au 8 septembre, festival Portrait(s),
Centre culturel Valery-Larbaud, Vichy (03).
http://www.ville-vichy.fr/portraits
Télérama 3630-3631 07 / 08 / 19