Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1
TOP SECRETS 7/

Naître, écrire, faire la fête, juger,
se confesser, fabriquer...
Libérationrévèle la face
clandestine et les vérités
cachées de nos vies.

FRANCE

ment une variante du secret pro-
fessionnel»,avertit le secrétaire
général du Syndicat de la magistra-
ture (SM), Vincent Charmoillaux.
De fait, ni le mis en examen, ni la
victime, ni les avocats n’y sont te-
nus et encore moins les journalistes
(qui peuvent en revanche être pour-
suivis pour«recel de violation du se-
cret de l’instruction»).
La place de l’avocat, côté défense ou
partie civile, se loge dans un subtil
équilibre: s’il n’est pas soumis à pro-
prement parler au secret de l’ins-
truction – car il ne «concourt» pas à
l’enquête –, la robe noire est tenue
au secret professionnel. Elle peut
donc communiquer sur des élé-
ments de la procédure pour défen-
dre son client, mais n’a pas le droit
pour autant de divulguer des infor-
mations qui viendraient entraver
l’enquête. Comme l’aurait fait l’avo-
cat de Jonathann Daval, en révélant
des infos à la mère de son client,
alors même que celui-ci était en
confrontation avec la famille
d’Alexia (son épouse qu’il est soup-
çonné d’avoir tuée) dans le bureau
du juge. L’avocat fait l’objet d’une
poursuite par le parquet.

«LEVIER DE PRESSION»
Au fond, le secret de l’instruction
n’est pas absolu. D’autant que si l’en-
quête judiciaire s’attache à une dis-
crétion maximale, elle ne se déroule
pas en vase clos. N’importe quel ci-
toyen peut être entendu comme té-
moin ou assister à des actes d’en-
quête (et en parler) : une opération
policière sur la voie publique dans
le cadre d’un trafic de stups, une re-
constitution en plein air, la recher-
che d’un corps par la police scien-
tifique, une perquisition au siège
social d’une grande entreprise sous
les yeux des employés...
Le secret de l’enquête a deux voca-
tions: assurer que les investigations
menées par la justice puissent l’être
sereinement et avec efficacité ; et
garantir la dignité des personnes et
la présomption d’innocence du sus-
pect. Sur ce point particulièrement,
le secret reste«essentiel»,rappelle

I


l y a ce juge antiterroriste agacé
qui réfléchit à l’origine de la
fuite :«Putain, qui a balancé ?»
Cette avocate qui ouvre le journal au
réveil et y découvre une double page
sur une affaire sensible, dont elle a
égaré le disque dur la veille. Ces
journalistes, objets de poursuites
après avoir dévoilé des éléments
d’une enquête judiciaire en cours. Le
point commun à ces situations? La
question du secret de l’instruction
et, par extension, de sa violation. A
l’ère de la transparence, de l’ultra-
médiatisation et de la dématérialisa-
tion des procédures, ce secret – et
plus largement celui de l’enquête –
est-il devenu un secret de polichi-
nelle? Tellement érodé qu’il serait
caduc, comme le concèdent certains
magistrats? Voire carrément bon à
être supprimé?
Eternel serpent de mer judiciaire,
le débat autour de cette notion
fondatrice du droit pénal, éminem-
ment politique, revient sur la scène
à la faveur d’une mission d’infor-
mation parlementaire lancée par
Xavier Breton (LR) et Didier Paris
(LREM), dont les conclusions de-
vraient être rendues à la commis-
sion des lois, à l’automne. L’enjeu
est essentiel : dans une société
démocratique, où la garantie des
droits fondamentaux passe tant
par la nécessité du secret de l’en-
quête – garant de la présomption
d’innocence et de la sérénité des
investigations – que par la liberté
d’expression et le droit des ci-
toyens à être informés, comment
arbitrer entre ces principes et faire
coexister leurs intérêts contradic-
toires?
Le président de l’Association de la
presse judiciaire (APJ), Jean-Phi-
lippe Deniau, résume bien l’imbro-
glio:«Dans le grand jeu de l’enquête
judiciaire, c’est comme si on jouait
une partie de cartes avec, chacun,
des règles différentes. Donc la partie
est impossible.»Epineux, le débat

porte sur une minorité d’affaires :
dans seulement 3 % à 5 % des cas,
un juge d’instruction est saisi. Mais
ce sont aussi les plus complexes,
des faits divers sordides aux dos-
siers politico-financiers.
En parlant d’une «instruction», on
désigne ainsi l’enquête (appelée «in-
formation judiciaire») confiée à un
magistrat indépendant, le juge
d’instruction (on en compte 564 en
France), et menée par celui-ci. Une
ouverture automatique lorsqu’un

Par
CHLOÉ PILORGET-
REZZOUK

Instruction Un secret qui

n’en a que le nom

Nécessaire pour garantir la présomption

d’innocence et le bon déroulé d’une

investigation, la confidentialité d’une enquête,

souvent mise à mal, est en ce moment au cœur

d’une mission d’information parlementaire.

FRANCE

crime est commis et qui concerne,
pour le reste, des délits graves ou
sensibles. Soit 17 591 informations
judiciaires en 2017, selon le minis-
tère de la Justice.

«FABLE»
D’abord, le secret dessine les con-
tours d’une frontière : étymologi-
quement, sa racine latine(secretus)
signifie la séparation, la mise à
l’écart. Ici, le secret ne concerne que
ceux qui«concourent à la procé-

dure»: magistrats du siège, procu-
reurs, greffiers, experts, interprètes,
officiers de police judiciaire et gen-
darmes. Car«la procédure au cours
de l’enquête et de l’instruction est se-
crète»,dispose l’article 11 du code de
procédure pénale. Mais l’idée que
«ce secret serait devenu une “fable”
est un fantasme reposant sur une
mauvaise compréhension de la loi.
Le secret de l’instruction n’est pas
l’interdiction à tout un chacun de
parler d’un dossier, mais simple-

Randall Schwerdorffer, l’avocat de Jonathann Daval, en 2018.PHOTO SÉBASTIEN BOZON. AFP

12 u Libération Lundi12 Août 2019

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