Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1

un magistrat antiterroriste :«La
phase d’enquête est une phase vi-
vante. Une personne clouée publi-
quement au pilori en début d’infor-
mation judiciaire peut très bien être
innocentée par la suite.»
Les familles aussi sont exposées.
«Certaines ont appris par voie de
presse que des proches étaient mis en
examen. C’est violent»,décrit Vin-
cent Brengarth, qui affirme que la
question se pose avec encore plus
d’acuité dans les dossiers de terro-
risme,«comme s’il y avait une tolé-
rance accrue sur le fait de divulguer
l’identité des suspects».Pour le
pénaliste, cette surmédiatisation
participerait aussi d’une«dévalua-
tion du procès»: quel sens peut avoir
la prononciation d’une peine quand
un homme a été jeté en pâture?
«L’identité du mis en cause est-elle en
soi une information? Je ne suis pas
sûr que le grand public ait besoin de
connaître le nom de la boulangère
d’Outreau ou de Nordahl Lelandais
pour comprendre l’affaire»,observe
de son côté Vincent Charmoillaux,
entendu début juillet par la mission
parlementaire.Connaître le nom
d’un député soupçonné d’avoir ré-
munéré sa femme pour un emploi
fictif et qui est candidat à la prési-
dentielle[François Fillon, vous
l’aurez reconnu, ndlr],là, oui, on est
dans l’intérêt public.»
Les motifs qui peuvent pousser
enquêteurs, avocats, magistrats à


souffler ou dévoiler des éléments de
la procédure sont aussi nombreux
et divers qu’il existe de parties. Dans
les dossiers politico-financiers, il
n’est pas rare qu’une médiatisation
serve de«levier de pression»,dixit
un juge, et permette de relancer une
instruction à l’arrêt. Mais globale-
ment,«une fuite dans la presse est
considérée comme un désagrément :
immanquablement, ça complique
la tâche»,rapporte Vincent Char-
moillaux, juge d’instruction pen-
dant huit ans. Les investigations
peuvent patiner : fausses pistes,
concertation entre complices de-
hors ou invention d’alibi, interroga-
toires perturbés...«Même de bonne
foi, des témoins peuvent être influen-
cés par le récit des événements et
confondre ce qu’ils ont vu et lu
quand des suspects, eux, ne vont
plus répondre qu’en fonction de ce
qu’ils ont pu lire : “C’est pas vrai !”»

ÉVITER LES RUMEURS
Des magistrats développent alors
des stratégies pour préserver la
confidentialité de leurs axes d’en-
quête (perquisitions, saisies, écou-
tes...), retardant par exemple l’en-
trée d’écoutes téléphoniques ou en
évitant les commissions rogatoires.
«Il faut réfléchir à la façon dont on
doit pouvoir communiquer des élé-
ments, puisqu’ils vont de toute façon
finir par sortir»,observe un ancien
enquêteur. Que peut-on dire sur une

enquête en cours? Comment et
quand? Depuis 2000, une brèche
s’est ouverte. Avec la loi sur la
présomption d’innocence, les
procureurs sont autorisés à rendre
publics des«éléments objectifs»cou-
verts par le secret. L’accusation est
la seule à pouvoir le faire. L’objectif?
Eviter la diffusion de fausses infor-
mations ou de rumeurs.
Un récent épisode vient parfaite-
ment illustrer cette prérogative. En
mai, le procureur de la République
de Paris, Rémy Heitz, a dû se fendre
d’un rappel à l’ordre –extrêmement
rare– après que le ministre de l’In-
térieur, Christophe Castaner, a
donné en direct des informations
sur l’enquête en cours sur le colis
piégé à Lyon, ce qu’a aussi fait l’ex-
ministre de l’Intérieur Gérard Col-

lomb.«Exemple merveilleux ou tra-
gique de la problématique du secret
de l’instruction»,commente l’ex-
juge d’instruction Serge Portelli.

«CALENDRIER POLITIQUE»
A cet égard, les attentats sont venus
bouleverser les habitudes d’un
corps de métier peu enclin à com-
muniquer. C’est dans la figure de
l’ex-procureur de la République de
Paris François Molins qu’est venu
s’incarner l’exercice –unanimement
salué – de la conférence de presse
pédagogique et maîtrisée.«Dans
quelle mesure cette communication
du parquet autour d’interpellations
de suspects terroristes n’a pas parfois
vocation à répondre à un calendrier
politique ?»s’interroge une avocate
parisienne, soulevant la lancinante
question de l’indépendance des
parquetiers, soumis à l’autorité du
ministère de la Justice.
En outre, entre le manque de
moyens ou d’habitude, tout le
monde n’est pas aussi rodé qu’un
François Molins.«Dans un petit par-
quet où vous avez trois magistrats
dont le procureur, vous ne pouvez pas
vous arrêter de tourner parce que le
fait divers du mois est tombé chez
vous !»abonde Vincent Char-
moillaux du SM. Or en matière judi-
ciaire, seul le parquet peut
confirmer définitivement la fiabilité
d’une information.«On dépend en-
core de la bonne volonté du magistrat

et de sa compréhension de la
nécessité à communiquer»,déplore
Jean-Philippe Deniau face à une im-
portante disparité territoriale. Pour-
quoi ne pas introduire tous les six
mois des audiences publiques en
présence des différentes parties? Ou
lever le secret ponctuellement sur
certains actes d’enquête? Car pour
le président de l’APJ, qui sera audi-
tionné par la mission à la rentrée, le
secret de l’instruction«est surtout
brandi par les auxiliaires de justice
pour barrer la route à toute personne
en quête d’information».
Dans bien d’illustres cas –Benalla,
Lafarge, Bettencourt, Clearstream
ou Cahuzac–, c’est grâce au travail
des journalistes d’investigation et à
leurs révélations que des affaires ont
pu voir le jour, permettant à la jus-
tice de s’en saisir. D’un autre côté,
nombre d’informations judiciaires
ont été ouvertes pour«recel de viola-
tion du secret de l’instruction»à l’en-
contre de rédacteurs (attentat de
Strasbourg, prise d’otage de Trè-
bes...), même si les parquets pour-
suivent de moins en moins. Les con-
damnations restant très rares, ces
procédures viseraient plutôt à inti-
mider. Et, selon le secrétaire général
du Syndicat de la magistrature,«à
servir de prétexte à lancer des recher-
ches qui vont avoir pour but d’identi-
fier la source du journaliste.»•

DEMAINLes fêtes secrètes

L’ex-procureur de la République de Paris François Molins a incarné l’exercice de la conférence de presse pédagogique etmaîtrisée.VINCENT NGUYEN. RIVA PRESS


«Dans l’enquête,

c’est comme si on

jouait une partie

de cartes chacun
avec des règles

différentes. C’est

impossible.»

Jean-Philippe Deniau
Association de la presse
judiciaire

Libération Lundi12 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u 13

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