Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1

entre 1776 et 1789 ont permis une
unité de façade entre un puissant
Mezzogiorno esclavagiste d’où
provenait l’extraordinaire
richesse du pays, et un Nord libre
tout à ses accommodements rai-
sonnables. Mais voilà, des mil-
liers d’esclaves fuient le Sud et
viennent se réfugier dans les
Etats du Nord-Est. Par une ingé-
niosité exceptionnelle, des hom-
mes et des femmes le plus sou-
vent illettrés, qui n’ont jamais
connu que la plantation et qui
peuvent être à chaque seconde
capturés (impossible de se fondre
lorsque sa peau est noire) et
cruellement châtiés, parviennent
à couvrir des milliers de kilomè-
tres, sans carte et sans boussole.
Etabli vers 1830, le «chemin de
fer clandestin» (underground
railroad) fut un incroyable itiné-
raire mémorisé et transmis, de
routes et de chemins scandés
de haltes où les fugitifs peuvent
trouver asile. Plus de 50000 per-
sonnes se sont ainsi sauvées
grâce à ce réseau de Noirs libres
et de Blancs abolitionnistes. Eva-
dée elle-même, l’ancienne
esclave Harriet Tubman a héroï-
quement aidé à l’acheminement
de centaines de fugitifs le long du
chemin de fer.
Les esclaves en fuite sont des
tornades, ils bouleversent le
statu quoet interpellent les cons-
ciences: par leur simple présence
dans les rues de Boston ou
New York, lesrunawaysobligent
les progressistes bon teint à s’in-
terroger sur les principes de leur
République, ils ne peuvent plus
prétendre que l’esclavage et son
lot de déshumanisation sont loin,
ailleurs. C’est désormais à leur
porte que viennent frapper les
fuyards, qui sont désormais des
réfugiés politiques.
Cette situation indigne les plus
grands esprits du temps:
Walt Whitman, Ralph Waldo
Emerson, Nathaniel Hawthorne
ou Henry David Thoreau, ce der-
nier théorisant en réaction l’idée
de la «désobéissance civile»,


comme un devoir de citoyen.
Esprit plus grand encore, l’es-
clave en fuite Frederick Douglass
(évadé deux fois) devient l’intel-
lectuel public le plus éloquent du
milieu du XIXesiècle. Orateur
autodidacte et militant acharné,
il condamne l’institution esclava-
giste bien sûr et les crimes de la
plantocratie sudiste mais il dé-
nonce également la collaboration
active du Nord, dont l’exemple le
plus infamant est une série de
«lois sur les fugitifs», adoptées
dès la signature de la Constitu-
tion en 1787, obligeant les Etats
libres à prêter main-forte aux
chasseurs d’esclaves payés par les
maîtres pour traquer les évadés
où qu’ils soient et les rendre à
leurs propriétaires. Cette clause
de la Constitution n’est que som-
mairement respectée, et le Sud
exercera une pression considé-
rable pour que l’Etat fédéral dur-
cisse sa politique vis-à-vis des
fuyards, d’autant qu’en 1842, la
Cour suprême a absous les Etats
progressistes qui refusaient de
capturer et de reconduire les
fugitifs. La décision ulcère les
planteurs du Sud, qui font un
chantage grandissant à la séces-
sion.

LA COLÈRE GAGNE
En 1850, le Congrès des Etats-
Unis cède pour acheter la paix
civile, faisant désormais obliga-
tion à tous les Etats du pays de
traquer les esclaves, de les inter-
peller et de les renvoyer de force
dans le Sud. Quiconque aide un
évadé sera poursuivi et con-
damné. Les réfugiés ne sont pas
autorisés à plaider leur cas
devant une cour et n’ont aucun
droit civique. La terre promise,
c’est désormais le Canada, ou
même le Mexique car dans les
rues de New York ou de Chicago,
on arrête tout Noir dans la rue,
qu’il soit citoyen ou non,
contraint à suivre la police en
charge de sa déportation sous les
yeux de passants consternés.
Parmi ces derniers, la colère
gagne et l’on assiste à de vérita-
bles révoltes populaires dans cer-
tains quartiers de Milwaukee,
Chicago, Boston ou New York où
l’on libère les Noirs des mains de
la police ou des traqueurs privés.
Des Etats entiers refusent d’ap-
pliquer la loi fédérale: Vermont,
Maine, Connecticut, Massachu-
setts, Rhode Island, Michigan et
Wisconsin passent leurs propres
lois dissidentes sur les «libertés
personnelles», qui les érigent au
rang de sanctuaires. Protéger les
esclaves en fuite au nom des
valeurs de la République améri-
caine, à rebours de la loi, signifie
ne plus être complice de l’igno-

ble. Le roman le plus édifiant de
l’époque,la Case de l’oncle Tom
de Harriet Beecher-Stowe, pose
explicitement cette question
morale en offrant le récit tragique
d’une jeune esclave en fuite,
Eliza, accompagnée de ses en-

fants... La duplicité nécessaire à
l’unité nationale, dénoncée par
les fugitifs eux-mêmes, a ainsi
rendu intenable le grand
compromis politique et les aboli-
tionnistes gagnent en audience:
le parti Républicain, farouche-
ment anti-esclavagiste, ainsi que
son champion, Abraham Lin-
coln, savent que le pays est irré-
ductiblement fracturé et que
l’Union ne sera sauvée que par le
glaive. Pour mettre fin au sys-
tème dément d’un pays qui
enfante ses propres demandeurs
d’asile et qui rassemble aux for-
ceps deux nations sous le même
drapeau, près de quatre ans de
guerre civile seront nécessaires
(1861-1865).
On repense aujourd’hui, face au
spectacle de la crise de l’accueil
des immigrants hispaniques, à
ces réfugiés de jadis. Certains
soulignent l’analogie entre la

désobéissance des citoyens et
des Etats progressistes à la loi
sur les fugitifs de 1850 et la résis-
tance d’aujourd’hui aux raids des
services de l’immigration.
Depuis une dizaine d’années,
en effet, des villes et les Etats
dits «sanctuaires» (la ville
de New York, la Californie,
le Massachussetts, le Vermont,
le New Jersey...) ont affirmé
qu’ils refusaient de livrer les mi-
grants sans papiers vivant sur
leur territoire et tiennent parole.
Face au déni élémentaire des
droits humains que fugitifs de ja-
dis et migrants internés de 2019
incarnent, refuser de coopérer
avec l’Etat et préférer l’illicite à
l’immoral a été le choix d’une
Amérique heureusement encore
désobéissante.•

MARDI
CHINA CITY À LOS ANGELES

Par


SYLVIE LAURENT


DR

Historienne, Sciences-Po.
Auteure dela Couleur du
marché : racisme et
néolibéralisme aux Etats-Unis,
Seuil, 2016.


L'ŒIL DE WILLEM

Par une ingéniosité

exceptionnelle,

des hommes et

des femmes qui

n’ont jamais connu
que la plantation

parviennent à

couvrir des milliers

de kilomètres,

sans carte.

Libération Lundi12 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u 21

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