Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1
STEREOLAB

Le son de chimie

Un passage par


la Route du rock,


à Saint-Malo,


et la réédition


de la discographie


du groupe


franco-britannique


sont l’occasion de


redécouvrir sa pop


surréaliste, marxiste


et expérimentale,


façonnée dans


les années 90,


et trop longtemps


sous-estimée


malgré son influence


considérable.


P

ionnière de l’abstraction, la peintre
suédoise Hilma af Klint avait eu pour
exigence testamentaire que l’on
garde ses œuvres futuristes à l’abri des yeux
de sa génération qu’elle estimait encore
trop peu mature pour les recevoir. Cachées
dans son grenier, elles ne devaient être
montrées que vingt ans après sa mort,
en 1944, à la rencontre d’une humanité
qu’elle espérait améliorée. L’accueil royal
réservé à sa récente exposition au Guggen-
heim lui aura peut-être donné raison et on
ne peut qu’espérer pareille reconnaissance
en 2019 au groupe franco-britannique Ste-
reolab. S’il ne s’était pas gêné dans les an-
nées 90 pour sortir six albums entre 1992
et 1999 sur son label Duophonic, le duo de-
vrait profiter de la réédition d’une majeure
partie d’entre eux par le label Warp. On ne
peut qu’apprécier la valeur cryogénique des
œuvres de ces laborantins géniaux,
aujourd’hui remastérisées et complétées
par des pistes perdues et des démos, à l’in-
fluence plus ou moins secrètement insi-
nuée partout dans la meilleure pop de
maintenant, et au delà:«Plus besoin de con-
naître son voisin / Le bouton de toute puis-
sance / Non plus besoin d’établir des liens /
Je fais l’amour à distance»,chantait la Fran-

çaise Lætitia Sadier surTransporter sans
bougeren 1995, telle une Philip K. Dick à la
voix de glace porteuse de prophéties.

«Le fond de mon âme»
Manchester, fin juillet. La Française, tou-
jours installée à Londres, se produit avec
son ancien compagnon Tim Gane à l’Albert
Hall, une ancienne église méthodiste où ré-
sonne avec la même fraîcheur et fragilité le
fameuxFrench Disko,avant qu’elle n’en-
tonne et répète avec aplomb«résistance»,
puis«de l’esprit et du sang»,mantra du titre
Blue Milk.En la voyant dans sa combinai-
son rouge, le public plurigénérationnel peut
aussi bien projeter l’avant-gardisme de
Kraftwerk que la révolution anticapitaliste
Netflix-friendly deLa Casa de Papel. «Beau-
coup de gens n’étaient prêts pour mes textes
de l’époque mais le sont aujourd’hui. C’est
circonstanciel, ce dont je parlais il y a dix ans
est désormais encore plus visible. Réécouter
ces titres était beaucoup plus agréable que
ce que je craignais»,nous disait-elle quel-
ques heures plus tôt.
Alors que l’Europe tournait en boucle sur
une Britpop lissée dans les années 90, les
Stereolab se faisaient les expérimentateurs
d’une pop lettrée, empruntant au surréa-
lisme comme aux circulaires marxistes. On
les dit post-rock ou avant-pop, ils voulaient
anticiper le futur et le passage du temps, en
s’accrochant autant au caractère métrono-

mique de la Kosmische Musik des années 70
qu’au jazz, à l’exotica, strapontinant les gui-
tares en des boucles mélodieuses. La mort
en 2002 de la chanteuse australienne Mary
Hansen,dontlavoixcommecontrepointaé-
rien à Sadier fut si importante dans le son de
Stereolab, puis la séparation du groupe
en 2009 avaient laissé place aux projets an-
nexes de Lætitia Sadier avec son groupe Mo-
nade puis en solo ou au gré de très diverses
collaborations éphémères (Atlas Sound, Bei-
rut, Aquaserge, Deerhoof ou même Tyler
the Creator), tandis que Tim Gane bidouille
encore dans Cavern of Anti-Matter. Malgré
cette série de rééditions et de concerts, il se
garde bien de toute nostalgie tardive :
«Quand j’ai fait le mastering, j’étais plutôt
heureux de redécouvrir des titres en les écou-
tant comme si quelqu’un d’autre les avait
faits. C’est une musique qui n’a pas perdu de
sa valeur, parfois c’est un peu cliché car nous
essayons vraiment de faire une musique du
futur, et généralement quand quelqu’un fait
ça, la musique devient datée. Mais en musi-
que on influence certaines choses qui en in-
fluencent encore d’autres, c’est comme une
onde sonore qui revient et vous capture»,ex-
plique le guitariste, qui semble reprendre ti-
midement goût à des interviews, longtemps
déclinées.
Le Britannique avait rencontré Lætitia Sa-
dier à Paris alors qu’il jouait dans McCarthy,
projet indie pop franchement anticapitaliste

Par
CHARLINE LECARPENTIER
Envoyée spéciale à Manchester

Xavier Muñoz Guimera, Tim Gane, Andy Ramsay, Richard Harrison et Lætitia Sadier, en juin à Londres.PHOTO OLLIE MILLINGTON. REDFERNES


22 u http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe Libération Lundi12 Août 2019

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