Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1
L’illumineur

Arthur Rimbaud par Aurélie FilippettiL’ex-ministre

de la Culture se souvient de la fraternité adolescente

éprouvée pour le poète réfractaire de Charleville.

J


e m’entête affreusement à adorer la liberté libre et Arthur
Rimbaud.
J’ai 16 ans sérieusement et Rimbaud en a pour toujours


  1. Je lisle Bateau ivresans comprendre sur les pelouses du
    lycée Robert-Schuman de Metz en attendant de passer l’oral
    du bac de français.
    Je rêve, il fait beau et j’embrasse l’aube d’été. Je m’égare et ar-
    rive avec deux heures de retard sous le regard interdit de l’exa-
    minateur qui n’en croit pas ses oreilles:«Nous vous avons ap-
    pelée plusieurs fois.»Certes, mais je voguais avec Arthur.«Bon,
    vous pouvez repasser en fin de journée.»Je retourne à mes prés,
    je suis l’homme aux semelles de vent jusqu’au bout de la jour-
    née et j’ai confiance dans ses étoiles, qui au ciel ont un doux
    frou-frou, pour guider la mienne.
    Pourtant, c’est Victor Hugo qui tombe comme une enclume
    sur mon épreuve: je soupire tant il m’apparaît d’une pesanteur
    didactique à côté du mystère du fils prodigue de la littérature.
    Sa rythmique binaire et son lyrisme rhétorique me semblent
    à l’image du grand-père à barbe des manuels scolaires :
    ennuyeux. Rébarbatif. Je suis réfractaire. La littératurene
    s’apprend pas sur les bancs d’une institution. Il me faudra


huit ans d’études supplémentaires pour commencer à l’ap-
précier, après l’avoir retrouvé à mon programme chaque an-
née... et jamais Arthur.
Celui-ci se dérobait. Rétif à toute autorité, aux sachants et aux
interrogatoires. Il arpentait la France d’Est à Paris, et j’étais
son féal. Je partais à Charleville depuis Metz, en train, séchant
les cours de fin d’année, et longeant aussi la ligne d’autoroute
au nom surprenant de «Verlaine-Rimbaud». A-t-on déjà vu
une autoroute au nom de poètes?
«Oh! là là! Que d’amours splendides j’ai rêvées !»
Je descendais à Charlestown, dédaigneuse des contingences
baccalauréesques et fière de l’être, triomphante face à l’avenir
sur lequel il crachait, me sentant happée par un appel tel-
lement plus haut:«Je est un Autre.»Je me reconnais dans
toutes ses majuscules, elles sont la marque de l’adolescence
éternelle, de l’absolu avec lequel on ne transige pas.«Un» «Au-
tre»: les assonances sont troublantes; j’y entends«Je est Rim-
baud».
Il faut dire qu’il me parle depuis longtemps et il me semble
qu’il ne parle qu’à moi.
Je suis une lointaine poétesse de 7 ans, je m’ennuie dans les

marches septentrionales du pays. J’ai envie d’aventures
héroïques et de voyages. Du sonnetiste Verlaine, je ne contem-
ple que les dessins, homme marchant, pipe au bec, chapeau
enfoncé sur la tête farcie de rimes latines. J’y cherche mon
frère, celui grâce à qui j’ai rencontré la poésie, vers les 10ans,
dans une salle de classe de dernière année d’école élémentaire
où l’on nous faisait apprendre par cœurle Dormeur du val.
Je lisais, je ne comprenais pas, déjà, mais c’était si beau, si
paisible, si printanier. Presque un conte de fées. Soudain le
dernier vers. La douceur tendue de l’enjambement –«La main
sur sa poitrine / Tranquille.»
Cette consonne mouillée qui se prolonge et n’en finit pas. Et
enfin le coup de tonnerre final des deux trous rouges qui écla-
tent à mes oreilles, l’image ne suscitant pas immédiatement
la compréhension de ce qu’elle signifie, quelques secondes
se passent avant que mon esprit ne décrypte, ou peut-être
est-ce l’instituteur qui pose une question, pour vérifier que
tout le monde a saisi la métonymie, la réduction sublime de
l’ineffable à une image simple. La mort n’est que cela, voilà,
deux trous sur le côté de ce qui n’est déjà plus un être mais
simplement un corps inhabité, une chose inanimée. Une im-
mobilité parfaite dans un monde où la beauté continue.
Pour un enfant comment mieux dire que par la couleur
–le rouge– le sang, les trous, les balles, la guerre, la mort?
L’enfance, c’est la couleur des voyelles et de ce que la vie a
d’incompréhensible et d’in-
supportable: les angoisses
de mort hantent nos jeunes
cerveaux comme ces mou-
ches éclatantes qui bombi-
nent autour des pesanteurs
cruelles.
Rimbaud vient, et moi aussi,
des terres de l’Est où les cica-
trices de la guerre sont par-
tout. Sa poésie porte en elle
l’arrachement à cette vio-
lence et son impossible oubli.
Alors, il part:«Je m’en allais.
[...]. Muse.»Trop de souffran-
ces. La guerre, c’est aussi le père, militaire colonial et absent,
l’abandon définitif, la quête insatiable. Le soldat paralysé
qui ne répond pas malgré sa«bouche ouverte»,qui ne ressent
pas, sourd à l’amour filial, aux cris de l’enfant sage, la statue
pétrifiée inerte, c’est son père muet, figure tutélaire et fantas-
mée qui aurait pu l’arracher, seul, à l’austérité maternelle
fermant le livre du seul devoir. Qu’elle porte le prénom de la
vie, Vitalie, ne rapprochait pas Rimbaud de sa mère. Elle lais-
sait son âme à ses «répugnances» et Arthur à sa solitude,
comme nous tous adolescents inflexibles ne trouvions de
compagnons que dans nos lectures tardives.
«J’ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l’ai trouvée amère.


  • Et je l’ai injuriée.»
    Rimbaud est un élève, éternel bon élève et moi aussi, pour qui
    la liberté est dans les livres, alors, ses appels au secours,
    c’est à son professeur, son cher Izambard, qu’il les adresse,
    puis à son ami Paul Demeny. Je lis sa colère, ses professions
    de foi en me répétant que ce garçon a mon âge et qu’il aspire
    frénétiquement l’oxygène poétique pour ne pas être avalé par
    les sables mouvants qui l’enserrent.
    J’ai 16 ans, et la norme sociale est abjecte, il faut être toujours
    ivre, dit Baudelaire, entendre les Voyants, pleurer Rimbaud,
    visionnaire,pythique,apocalyptique,absorbéparunlongcons-
    tant raisonné dérèglement de tous les sens. C’est ma révolteà
    moi aussi et elle est littéraire donc sans risque, au fond. Jene
    pars pas en Abyssinie à la poursuite de son mystère.
    J’ai 20 ans, c’est le pire âge de ma vie, et Rimbaud a perdu son
    mystère: sa renonciation à écrire est d’une implacable logique
    pour le rebelle assoiffé de liberté. Même la poésie lui donne
    l’impression de se sentir en cage. Le Parnasse et ses réunions,
    il s’y ennuie, l’enfant boudeur du portrait de groupe de Fantin-
    Latour. Il est presque tué par Verlaine, qui s’en retourne à
    sa conjugale Mathilde: son cœur est plein de caporal, celui
    d’Arthur bave à la poupe. Alors, il voyage, beaucoup, n’a
    de cesse, et ses allers-retours me fascinent. Il dit adieu à
    l’Europe et nous ouvre le monde. Il a tout vu, celui qui a vu
    quelquefois ce que l’Homme a cru voir. Pour ma part, sa tem-
    pête a béni mes éveils maritimes.•


ParAURÉLIE FILIPPETTI
IllustrationPAUL BOUTEILLER

Cette semaine, des
personnalités connues,
politiques et écrivains,
chanteur et avocat
témoignent de leur
admiration pour des
personnages du passé
qui les inspirent autant
qu’ils interrogent
l’époque.

Mardi: Jules Vallès
par Eric Coquerel

ADMIRATION (4/7)

Libération Lundi12 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe
Free download pdf