II u Libération Lundi12 Août 2019
C’
est un immeuble de bu-
reaux quelconque dans
le quartier de Rosslyn,
en banlieue de
Washington. A un kilomètre au sud,
le cimetière militaire d’Arlington.
A 500 mètres vers le nord, le fleuve
Potomac. Et, au sous-sol, un par-
king comme il en existe des milliers,
sol en béton, murs écaillés et lignes
jaunes délavées. Construit dans les
années 60 et promis à une démoli-
tion prochaine, le bâtiment laissera
la place à deux immeubles moder-
nes. Du garage actuel, il ne restera
rien. A l’exception d’une plaque
commémorative installée en 2008
sur le trottoir en brique rouge, pour
témoigner de l’importance du lieu
qui a joué un rôle crucial dans l’un
des scandales les plus retentissants
de l’histoire américaine. A plusieurs
reprises au début des années 70, le
journaliste duWashington PostBob
Woodward a en effet rencontré ici,
dans la pénombre de l’emplace-
ment 32D, «Gorge profonde»(«Deep
Throat»),la fameuse source ano-
nyme du Watergate.
L’informateur principal du séisme
politique qui aboutit à la démission
du président Richard Nixon,
en 1974, aura réussi, pendant
plus de trois décennies, à préserver
son anonymat. Inimaginable
aujourd’hui, à l’heure des réseaux
sociaux, de la géolocalisation per-manente et de la surveillance de
masse. Woodward, 29 ans à l’époque
et devenu avec son compère Carl
Bernstein une légende journalisti-
que grâce à leur couverture de l’af-
faire (et grâce au filmles Hommes
du président,d’Alan J. Pakula,
en 1976), avait juré à sa source de ne
jamais révéler son identité. Il a tenu
parole. Et c’est finalement Gorge
profonde lui-même, largement
poussé par l’appât du gain de sa fa-
mille, qui décida, en 2005, de sortir
du bois. Dans un long récit du ma-
gazineVanity Fair,les Américains
mettront enfin un nom et un visage
sur l’un des héros de leur démocra-
tie moderne: Mark Felt, ancien di-
recteur adjoint du FBI.
Né en 1913 et élevé dans une famille
chrétienne de l’Idaho, Etat conser-
vateur et religieux du nord-ouest
des Etats-Unis, Mark Felt a toujours
détesté la connotation sexuelle du
surnom par lequel il est entré –et
restera– dans l’histoire. L’un des ré-
dacteurs en chef duPostavait choisi
ce pseudonyme, titre d’un porno à
succès sorti en 1972, en raison de la
quantité d’informations détenues
par Gorge profonde. Le mystérieux
informateur de Woodward semblait
connaître tous les détails de l’en-
quête du FBI sur le Watergate. Et
pour cause: il la supervisait.Un «incident bizarre»
L’affaire débute par l’arrestation en
pleine nuit, le 17 juin 1972, de cinq
hommes entrés par effraction dansl’immeuble du Watergate, où se
trouve le siège du Parti démocrate,
à Washington. La police comprend
qu’elle n’a pas affaire à de simples
cambrioleurs: les intrus disposentde matériel pour photographier des
documentsetposerdesmicrosdans
le QG du parti d’opposition. Chargé
de l’enquête, qui surgit en pleine
campagne présidentielle, le FBI éta-blit en outre des liens entre les cinq
hommes,laMaisonBlancheetleco-
mité pour la réélection du républi-
cain Nixon. Fin août, ce dernier as-
sure toutefois qu’une«enquêtePar
FRÉDÉRIC AUTRANMark Feltle droit de fuitesde «Gorge profonde»PersonnageanonymeetcentralduWatergate,ilfutàl’origineduséismequientraînaladémissiondeNixonen1974,livrantdesinformationsdansdesconditionsrocambolesquesau«WashingtonPost».Etcen’estquetrenteansaprèslescandalequ’ilsortitdubois.ÉTÉ / LABEK ÉTOILÉ/ LABEL ÉTOILEMark Felt, ancien directeur adjoint du FBI. en 1958.PHOTO AP. DESERET MORNING NEWS, HOWARD MOORE