Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1

Jeffrey Epstein et Ghislaine Maxwell à Palm Beach, en février 2000.DAVIDOFF STUDIOS. GETTY IMAGES


A

vec sa crinière argentée, ses al-
lures de play-boy et son mode
de vie clinquant, Jeffrey Eps-
tein semblait être au centre de la vie
mondaine new-yorkaise, au croise-
ment des univers de pouvoir et d’ar-
gent, au début des années 2000. Trans-
portant acteurs et ex-présidents à bord
de son jet, possédant une île dans les
Caraïbes, un ranch au Nouveau-Mexi-
que, une luxueuse résidence à Palm
Beach et l’une des plus grosses proprié-
tés privées de Manhattan, le financier,
mort samedi à l’âge de 66 ans, a long-
temps mené grand train. Son extrac-
tion modeste, son enfance à Sea Gate,
un quartier de la classe ouvrière à Co-
ney Island (Brooklyn), ajoutant à sa
mythologie. Inculpé pour exploitation
sexuelle de mineures début juillet, il a
été retrouvé pendu dans sa cellule de
Manhattan samedi matin.
D’abord jeune prof de maths et de phy-
sique dans les années 70, Epstein de-
vient trader puis associé dans une ex-
grande banque d’investissement (Bear
Stearns), avant de fonder, dans les an-
nées 80, sa propre entreprise de gestion
financière. Il s’impose comme une fi-
gure de Wall Street, vante un épais por-
tefeuille de clients (de plus d’un mil-
lion de dollars) et fait grand cas de sa
richesse, se décrivant comme«milliar-
daire». Les enquêtes réalisées
quinze ans plus tard montreront qu’il
a exagéré sa fortune, évaluée par le bu-
reau du procureur de New York à
500 millions de dollars (446 millions
d’euros). Entre«Cercle des poètes dispa-
rus»pour ses années dans l’enseigne-
ment,«Magicien d’Oz»ou«Gatsby le
magnifique»pour son ambition ou son
style dans les affaires: les comparai-
sons, dans les portraits qui lui sont
consacrés par la presse américaine au
début des années 2000, alors qu’il est
au faîte de sa notoriété, témoignent de
l’attrait et du mystère autour de sa per-
sonnalité.«Une vie pleine de points
d’interrogation»,notait déjà leNew
York magazineen 2002.

Cadeaux.Les accusations contre
Epstein, début juillet, n’étaient pas
nouvelles. Le financier avait été in-
culpé pour des faits similaires en Flo-
ride en 2007. Accusé de recourir aux
services de mineures pour des«massa-
ges»et des relations sexuelles tarifées
ou contre des cadeaux, dans sa pro-
priété de Palm Beach, il avait plaidé
coupable en 2008 dans le cadre d’un
accord longtemps resté confidentiel,
passé avec le procureur fédéral de
Miami de l’époque, Alexander Acosta.
Ministre du Travail de Donald Trump,
Acosta avait dû démissionner mi-

juillet, fustigé pour cet accord jugé très
favorable à Epstein(lire page 4).
Les milliers de documents rendus pu-
blics vendredi par la justice new-yor-
kaise apportent de nouveaux détails
sur les pratiques du financier. Et no-
tamment la déposition, en 2015, de Jo-
hanna Sjoberg, une ancienne assis-
tante de Ghislaine Maxwell, décrite
comme la rabatteuse d’Epstein dans la
première moitié des années 2000, dont
le rôle était de fournir à Epstein plu-
sieurs jeunes filles quotidiennement.
«Il m’avait expliqué qu’il devait avoir
trois orgasmes par jour,avait affirmé
Sjoberg.Que c’était biologique, comme
le fait de manger.»Les documents com-
prennent aussi un reçu d’achat sur
Amazon, trouvé dans la poubelle de la
villa de Palm Beach pour des livres,
commandés au nom d’Epstein. Les ti-
tres sont évocateurs de la nature des re-
lations sexuelles désirées par le préda-
teur, d’uneIntroduction réaliste à la
sexualité sado-masochisteà uneFeuille
de route pour la servitude érotiqueen
passant par unGuide pour les esclaves
érotiques et leurs propriétaires.

Brutalité.Les pratiques d’Epstein,
dontplusieursemployésdemaisonont
déclaré sous serment avoir nettoyé des
sextoys dans les salles de massage en
Floride, ont, au moins une fois, dérapé
dans la brutalité. Une des victimes pré-
sumées, Virginia Roberts Giuffre(lire
page 5),a fourni aux autorités un dos-
sier médical du Presbyterian Hospital
deNewYork,oùelleavaitétéadmiseen
2001 après un violent épisode d’abus
sexuel. A la fin des années 2000, Eps-
tein avait tenté de revenir en grâce en
multipliant les opérations de com et de
philanthropie. Avec un certain succès.
L’ancien président Bill Clinton, qui a
fait plusieurs séjours à bord de l’avion
privé d’Epstein pour des événements
liésàsafondation,amêmeaffirméqu’il
ne savait«rien des crimes terribles pour
lesquels Jeffrey Epstein avait plaidé cou-
pable il y a quelques années en Floride,
ni de ceux pour lesquels il a été récem-
ment inculpé à New York».
Fasciné par le milieu scientifique, Eps-
tein organisait des soirées dans ses vil-
las avec des intellectuels ou chercheurs
de renom, tels Stephen Hawking, avec
qui il aimait s’afficher. Une enquête du
New York Times,publiée fin juillet,
avait révélé la dérive du self-made-man
vers une sorte de mégalomanie trans-
humaniste et eugéniste. Entre un fort
intérêt pour la cryogénie, et son effa-
rant projet de donner naissance au
maximum d’enfants portant son ADN,
en ayant des relations sexuelles avec
des femmes dans son immense ranch
du Nouveau-Mexique. L’homme était
peut-être complexé de n’être pas di-
plômé d’une université prestigieuse,
un monde qu’il rêvait d’intégrer. Au
point d’arborer des sweat-shirts avec le
logo d’Harvard, où il n’a jamais étudié.
I. H.(à New York)
etAUDE MASSIOT

Un self-made-man

aux appétits

sans limites

Issu d’un milieu
populaire, prof de maths,
trader, multimillionnaire
soucieux de briller parmi
la jet-set... Epstein rêvait
même d’immortalité.

Libération Lundi12 Août 2019 http://www.liberation.fr ffacebook.com/liberation t@libe u 3

Free download pdf