Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1
L’homme qui dirige depuis trois ans le
gouvernement tunisien avait mené sa
barque avec habileté, échappant d’un
côté à la tutelle du président Essebsi qui
l’avait nommé à ce poste, et de l’autre à
son allié islamiste, Ennahdha, qui pensait
l’utiliser pour diviser le camp moderniste.
Son parti, Tahya Tounes, qui se présente
comme «libéral», a réussi à siphonner
une quarantaine de députés de Nidaa
Tounes. Mais Youssef Chahed, 43 ans, ne
s’est jamais présenté lui-même devant les
électeurs.«Son idée était d’être au centre
d’une plateforme électorale assez large,
mais l’émotion qui a entouré la mort d’Es-

sebsi, à qui il s’était opposé, puis la candi-
dature inattendue d’Ennahdha, ont ruiné
ses plans,explique le politologue Selim
Kharrat.Sa popularité s’est effondrée et
ses chances sont moindres.»
Sur le plan économique, son budget
d’austérité a donné satisfaction au Fonds
monétaire international, mais reste en
travers de la gorge de beaucoup de Tuni-
siens, notamment les jeunes, qui espé-
raient de la révolution un sursaut sur le
plan de l’activité, de l’emploi et du déve-
loppement. Le Premier ministre a an-
noncé qu’il ne prévoyait pas de démis-
sionner pour mener sa campagne.

YOUSSEF CHAHED (TAHYA TOUNES)
LE PREMIER MINISTRE «LIBÉRAL»

C’est la première fois que le
parti islamiste Ennahdha, qui
se définit désormais comme
«musulman démocrate», pré-
sente un candidat à l’élection
présidentielle. L’inversion du
calendrierélectoralaobligé la
formation à s’adapter.«Enna-
hdha est le seul parti qui a vé-
ritablement compris que la
Tunisie est entrée dans un sys-
tème parlementaire,explique
Selim Kharrat (observatoire
politique Al-Bawsala).Mais
cette année, les législatives


seront fortement influencées
par le résultat de la présiden-
tielle : Ennahdha ne pouvait
pas faire l’impasse.»
Ce n’est pas le chef du parti,
Rached Ghannouchi, qui a
été désigné comme candidat,
mais son vice-président, Ab-
delfattah Mourou, 71 ans. Un
avocat respecté, connu pour
son humour et considéré
comme un islamiste modéré,
dans la droite ligne de la stra-
tégie de normalisation prô-
née par l’organisation.«C’est

un cheikh très connu, agréa-
ble à écouter,poursuit Selim
Kharrat.Il est l’un des seuls
dirigeants d’Ennahdha à pri-
vilégier le dialecte tunisien
dans ses discours. Sa popula-
rité auprès de la base est plus
grande que celle de Ghan-
nouchi.»Cette «base» disci-
plinée assure au parti un
socle électoral constant de-
puis la révolution. L’enjeu
pour Ennahdha sera d’aller
chercher des voix en dehors
de ce premier cercle.

ABDELFATTAH MOUROU (ENNAHDHA)
L’ISLAMISTE MODÉRÉ


Est-il un mirage sondagier ou le véri-
table trublion de cette élection? Nabil
Karoui, 56 ans, publicitaire et fonda-
teur de la chaîne privée Nessma, a sur-
pris son monde en occupant la pre-
mière place des enquêtes d’opinion
publiées en juin et en juillet. Les partis
de gouvernement ont aussitôt essayé
d’écarter cet homme d’affaires qui se
proclame «antisystème» en votant le
18 juin au Parlement un amendement
à une loi électorale, excluant les candi-
dats ayant«commis ou tiré profit
d’actes illicites pour les partis poli-


tiques, ainsi que de la publicité poli-
tique au cours de l’année qui a précédé
les élections».La propagande télévi-
sée de Karoui –il met en scène les opé-
rations de charité de son ONG Khalil
Tounes– était clairement dans le vi-
seur de ses concurrents. Mais le prési-
dent Essebsi n’a jamais promulgué le
fameux amendement. Le magnat des
médias, récemment inculpé pour
blanchiment d’argent, a donc pu
déposer sa candidature.
Sa croisade très médiatisée contre la
pauvreté et son image d’indépendant

(il a pourtant été un membre influent
de Nidaa Tounes et a contribué à
l’élection de Béji Caïd Essebsi) pour-
raient lui valoir les faveurs d’une popu-
lation lassée de la classe politique au
pouvoir.«Son ONG, créée après la
mort de son fils, est très bien implantée
en milieu rural. En visant les zones dé-
favorisées, Nabil Karoui pourrait gri-
gnoter l’électorat d’Ennahdha,relève
la chercheuse Alia Gana.C’est un
homme de communication, capable
de mobiliser d’importants relais finan-
ciers : sa campagne sera redoutable.»

NABIL KAROUI (QALB TOUNES)
LE PUBLICITAIRE QUI SE DIT «ANTI-SYSTÈME»


Cet universitaire spécialiste du droit constitutionnel est une
énigme. Sans parti, sans moyens, sans alliés, il s’est frayéune
place dans le trio de tête des sondages.«On ne connaît pres-
que rien de son projet,s’étonne la chercheuse Alia Gana.Il
a eu des prises de position extrêmement conservatrices sur
le plan sociétal, il était ouvertement hostile à la loi sur l’égalité
hommes-femmes en matière d’héritage, par exemple.»L’un
de ses chevaux de bataille est la décentralisation. Le rigou-
reux juriste de 61 ans, médiatisé après la révolution, a
sillonné le pays pour donner des conférences, fustigeant
sans relâche la classe politique tunisienne. Son expression
impeccable en arabe littéraire et son ton monocorde en ont
fait un objet de railleries, mais ont contribué à lui forger une
image d’homme sérieux et de confiance.

KAÏS SAÏED (INDÉPENDANT)
L’UNIVERSITAIRE CONSERVATEUR

Nabil Karoui dans son bureau, à Tunis, le 18 juin.PHOTO FETHI BELAID. AFP


Abdelfattah Mourou, à Tunis, le 9 août.PHOTO HASNA. AFP Youssef Chahed, le 11 août, à Carthage.PHOTO HASNA. AFP


Kaïs Saïed, avec des fans, à Tunis, en novembre 2018.CHEDLY BEN IBRAHIM. NURPHOTO

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