Liberation - 2019-08-12

(Sean Pound) #1
MONDE

A la fin de la manifestation, qui était pourtant autorisée, les policiers ont arrêté près de 250 personnes.PHOTO ALEXANDER NEMENOV. AFP

A Moscou, «on est arrivés

à un point de rupture»

Près de 50000
personnes ont
bravé la pluie
samedi lors d’un
rassemblement
pour des élections
libres. Une
mobilisation record
en faveur d’une
cause qui
commence à gêner
sérieusement
le Kremlin.

«L


a Russie est en
train de glisser vers
un système fasci-
sant, nous ne pouvons accep-
ter ce climat d’intimidation.»

élire le Parlement de Moscou,
étaient déjà derrière les bar-
reaux, pour des peines de dix
à trente jours de prison.
L’une des meneuses du mou-
vement, Lioubov Sobol,
31 ans, bras droit de l’oppo-
sant Alexeï Navalny au sein
de sa Fondation
anticorruption
(une organisa-
tion actuellement dans le vi-
seur des autorités), a, elle, été
embarquée comme avant
chaque manifestation. Le vi-
sage émacié par une grève de
la faim, elle diffusait son
arrestation en direct sur
Internet.
C’est donc de loin que les tê-
tes d’affiche du mouvement
ont dû suivre leur succès,
alors que journalistes indé-
pendants et artistes les rem-
plaçaient à la tribune. Fait

nouveau et révélateur: plu-
sieurs rappeurs et blogueurs,
massivement suivis sur les
réseaux sociaux, avaient
appelé à se rendre avec eux
au point de rendez-vous.«On
est arrivés à un point de rup-
ture,a déclaré l’artiste hip-
hop Oxxxymiron, qui se di-
sait pourtant peu politisé jus-
qu’alors.Les gens veulent
juste pouvoir s’exprimer, et en
retour ils ont droit à une bru-
talité policière extrême.»

Bâton.Un sentiment par-
tagé par de nombreux Mos-
covites au quotidien, sur
fond d’une contestation qui
grandit aussi à l’échelle na-
tionale. Des meetings de
soutien à la mobilisation se
sont tenus dans plusieurs
villes. Dans le reste du pays,
des mouvements émergent

et remportent des batailles
pour des causes locales, en-
vironnementales, d’aména-
gement du territoire... A
Moscou, l’enjeu est plus pu-
rement politique.«Le pou-
voir ne peut plus ignorer une
telle mobilisation,analyse le
politologue russe Konstantin
Gaaz.50 000 personnes, cela
envoie un signal fort et mon-
tre qu’une réelle solidarité
qui se met en place.»
Une solidarité à laquelle les
autorités ne s’attendaient
sans doute pas, et qui pose
une nouvelle fois la question
de leur stratégie sur ce dos-
sier, pourtant inoffensif au
départ. Le Parlement de Mos-
cou (la ville n’a pas de conseil
municipal) n’a en effet
qu’une importance très limi-
tée. Ce scrutin de septembre
serait passé inaperçu si l’in-

transigeant maire Sergueï So-
bianine et son dévoué comité
électoral avaient laissé ces
candidats indépendants se
présenter et, peut-être, rem-
porter 4 ou 5 sièges. Impen-
sable pour un pouvoir central
en pleine crispation, qui
proscrit toute intrusion de
l’opposition hors système
dans le jeu politique classi-
que. D’emblée, la réponse fut
celle du bâton, avec en point
d’orgue les 1400 arrestations
du 27 juillet.
En choisissant la force plutôt
que le dialogue, le Kremlin se
retrouve face à un mouve-
ment qui monte en puis-
sance. Samedi, la manifesta-
tion était néanmoins
autorisée. Mais, dès la fin of-
ficielle du rassemblement,
les policiers, laRosgvardiaet
les fameuxOmon(forces an-
tiémeutes) sont vite retom-
bés dans leurs excès, arrêtant
à tour de bras des manifes-
tants: 250 au final selon l’as-
sociation spécialisée OVD-
Info.

Moto.De nombreuses vi-
déosontcirculésurTwitteret
Telegram –outil clé de l’op-
position–, montrant des ado-
lescents ou des femmes très
peu menaçantes se faire em-
barquer aléatoirement. Des
photos dignes d’une dystopie
hollywoodienneprésentaient
des «haies d’honneur» de
«CRS» russes laissant de mi-
nuscules couloirs à la popula-
tion pour regagner le métro.
«C’est comme si le Kremlin
était en état de siège, et devait
se protéger de la colère»,a
écrit le journaliste d’investi-
gation Roman Dobrokhotov
dans une tribune. De l’avis de
très nombreux spécialistes,
cette réponse répressive du
système russe, dans lequel
lessiloviki–les dirigeants
des forces de sécurité– ont
pris un poids démesuré,
s’avère une catastrophe en
termes d’image pour le
Kremlin, alors que Vladimir
Poutine doit rencontrer
le 19 août Emmanuel Macron
à Brégançon.
Le président russe, lui, était
en Crimée samedi, pour un
très médiatisé tour à moto
lors d’un festival de bikers.
L’image de Poutine posant
avec de vieux motards un
peu usés fut saisissante.«Je
suis content que ces hommes
courageux et cools soient des
modèles pour les jeunes de
Russie.»•

PourIyaetNatalya,couplede
quinquagénaires vivant loin
du centre-ville, impensable
de ne pas se rendre sur l’ave-
nue Sakharov samedi. Signe
quequelquechoseestentrain
de se passer dans la capitale
russe,desdizainesdemilliers
de Moscovites
(entre 30000 et
50000) ont fait
comme eux. C’est simple, de-
puislesrassemblementsanti-
Kremlin de l’hiver 2012, Mos-
cou n’avait plus vu une telle
masse contestataire, plus vu
une avenue aussi noire de
monde.
Ce quatrième acte de mobili-
sation pour des élections lo-
cales libres avait pourtant va-
leur de test pour l’opposition.
La totalité de ses jeunes lea-
ders, candidats bannis du
scrutin du 8 septembre pour

Par
JULIAN COLLING
Correspondance à Moscou

REPORTAGE

Festival de Locarno :
le monde est un négrier.
Le festival de Locarno propose
un panorama du cinéma «noir» à travers la rétrospec-
tive «Black Light». On y trouve des merveilles, dont le
fascinantWest Indies,de Med Hondo, qui retrace
l’histoire de la colonisation des Antilles françaises.
A retrouver sur notre blog Géographies en mouve-
ment.PHOTO LOCARNO FESTIVAL

LIBÉ.FR

8 u Libération Lundi12 Août 2019

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