Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1

E


lle est une habituée des
salons du livre et autres séan-
ces de dédicaces. Le 25 août
prochain, elle sera même aux côtés
de Marek Halter, d’Alexandre
Jardin, de l’académicienne Domini-
que Bona ou encore du Nobel de lit-
térature Gao Xingjian pour le festi-
val littéraire «les Ecrivains chez
Gonzague Saint Bris», à Chanceaux-
près-Loches (Indre-et-Loire). On la
présente parfois comme la «Barbara
Cartland à la française», voire
comme la «star de la littérature
rose». Dans son dernier numéro,
l’édition belge du magazineElle
qualifiait même son dernier
ouvrage,la Librairie des rêves sus-
pendus(1), de«blockbuster sulfureux
de l’été».Sorti début juin, il narre la
rencontre d’une timide libraire cha-
rentaise en galère et d’un mauvais
garçon acteur et repris de justice en-
voyé dans son commerce pour effec-
tuer des travaux d’intérêt général.
Spoiler : tous deux n’échangeront
pas que des conseils de lecture.

PASSION CACHÉE
Selon son éditeur, Harlequin, Emily
Blaine (un pseudonyme), aurait
vendu 500 000 exemplaires de ses
œuvres. Pourtant, sa véritable iden-
tité demeure un mystère, comme
pour beaucoup des plumes de la
maison. Même le ministre de l’Eco-
nomie, Bruno Le Maire, se serait
autrefois adonné au plaisir coupable
et solitaire de l’écriture sulfureuse,
sous le pseudonyme de «Duc
William», pour arrondir ses fins de
mois quand il était étudiant en
prépa littéraire à Louis-le-Grand, à
en croire une biographie de l’ex-can-
didat à la primaire de la droite par le
journaliste Olivier Biscaye, publiée
en 2015 (2). Selon cette même
source, Bruno Le Maire n’aurait ré-
vélé à ses proches l’existence de cet

ouvrage contant les amours d’une
infirmière que plusieurs années
plus tard. Emily Blaine, cadre à la
SNCF dans la vie de tous les jours, a
elle aussi longtemps caché sa pas-
sion des mots à ses amis, ses pa-
rents, et même son mari. Pas par
honte de ce qu’elle écrit («j’assume
totalement»,insiste-t-elle), mais
plutôt par pudeur :«L’écriture a
quelque chose de très intime. On met
sur papier des choses que l’on n’ose
pas forcément dire aux autres.»
Née il y a trente-sept ans à Saint-
Brieuc (Côtes-d’Armor) d’un père
chauffeur-livreur et d’une mère
employée dans un abattoir, petite
fille d’agriculteurs, la jeune femme
dit avoir reçu une«éducation très
terrienne : chez moi, on était très at-
tachés aux valeurs du travail, au
sens primaire du terme. Tout ce qui
n’était pas manuel n’était pas vrai-
ment considéré comme tel. Les acti-
vités artistiques, ce n’était vraiment
pas notre monde».Dans cette
famille de deux enfants (son frère
travaille dans l’immobilier), on ne lit
que le journal, considéré comme
«un vecteur d’information, pas un
divertissement».Le collège et sa
vaste bibliothèque agissent sur la
môme comme le«déclencheur»
d’une soif de lecture toujours pré-
sente aujourd’hui :«C’était un
moyen de m’évader, de sortir de ce
que je connaissais au quotidien.
J’adorais les romans policiers, sur-
tout ceux d’Agatha Christie.»C’est
au lycée, où elle passe un baccalau-
réat littéraire, qu’elle fait ses premiè-
res armes dans l’écriture, en griffon-
nant des histoires d’amour de
quelques pages.«Pas hyper intéres-
santes.»Etudes de commerce, em-
ménagement à Paris, vie active...
Faute de temps, la jeune femme
range ses crayons quelque temps.
Jusqu’à son premier congé mater-
nité, il y a dix ans. A l’époque, la saga
vampirico-amoureuse de Stephenie
Meyer,Twilight, fait fureur. Emily
Blaine la dévore et commence à

écrire des fanfictions, courtes histoi-
res imaginaires dérivées du scénario
original, qu’elle publie régulière-
ment sur des plateformes spéciali-
sées, sans en piper mot autour d’elle.
Une manière d’avoir l’avis d’incon-
nus sur son«passe-temps».Un jour
de 2012, l’une de ses lectrices l’in-
forme que les éditions Harlequin
ont lancé un concours pour dégoter
de nouveaux talents. Emily Blaine
jure s’être inscrite sans conviction et
soumet au juryPassion sous contrat,
l’histoire d’une assistante qui ne
peut résister au charme de son pa-
tron insupportable mais«scanda-
leusement sexy».Quand elle reçoit
un mail l’informant qu’elle est rete-
nue parmi les finalistes et sera pu-
bliée, Emily ne peut s’empêcher de
ressentir une forme d’incrédulité,
teintée de panique :«Ils deman-
daient le RIB de mon compte en ban-
que, mais c’était aussi celui de mon
mari. Et puis c’était trop important
pour que je ne lui dise pas. Je ne lui
avais jamais rien caché...»

«BROUILLER LES PISTES»
L’intéressé ne lui en veut pas et lui
promet un destin similaire à la«né-
nette deCinquante Nuances de
Grey», trilogie BDSM de la Britanni-
que E. L. James. La jeune femme en
est encore loin, mais une chose est
sûre : elle devra écrire sous pseudo.
«Pour brouiller les pistes»,et bien
cloisonner ses deux vies, elle choisit
un patronyme anglo-saxon.«Je
porte le nom de mon mari, et mes
deux enfants aussi. Je ne voudrais
pas que ça leur porte préjudice»,jus-
tifie-t-elle. D’autant que le mari en
question, rencontré sur Meetic il y
a une quinzaine d’années, travaille
au ministère des Armées...«Je ne
voulais pas qu’il puisse se faire
enquiquiner à cause de cela.»Pour
border le terrain, monsieur a
d’ailleurs averti sa hiérarchie des
activités peu orthodoxes de son
épouse, quand celles-ci ont
commencé à rencontrer leur public,
dès 2014. A l’époque, la jeune femme
soumet à Harper Collins, maison-
mère de Harlequin en France, un
manuscrit de près de 1 000 pages.
Une saga en trois tomes baptisée
Dear You,qui fera de la jeune
femme l’un des principaux dealers
de ces contes de fée qui cartonnent
en supermarché. Voilà désormais la
cadre à la vie très rangée flanquée
d’une attachée de presse, qui orga-
nise dès 2015 la parution d’un por-
trait d’elle dansOuest-France...as-
sorti d’une photo.
Dévoiler son visage ne semble pas
déranger Emily Blaine. Il faut de
toute façon assurer la promotion
de ses livres, être«proche de ses lec-
trices».Révéler sa véritable identité
pourrait selon elle avoir davantage
d’impact sur ses enfants :«Les
autres pourraient être cruels à l’ado-
lescence...»Ce premier article dans

Par
VIRGINIE BALLET
PhotosADRIEN SELBERT. VU

Pseudo de polichinelle


chez Harlequin


Cadre à la SNCF dans la vie


courante, Emily Blaine a


longtemps caché à son entourage


son activité d’auteure de romans


sulfureux. Si son véritable nom


reste mystérieux pour le public,


le succès de ses ouvrages en


librairie a fini par lever le voile


sur son visage.


TOP SECRETS 6/


Naître, écrire, faire la fête, juger,
se confesser, fabriquer...
Libérationrévèle la face
clandestine et les vérités
cachées de nos vies.

FRANCE


14 u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019

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