Liberation - 2019-08-10-11

(Ron) #1
Un bateau de croisière
à Venise, le 8 juin.
PHOTO MANUEL
SILVESTRI. REUTERS

des vents violents, le masto-
donte pouvant embarquer jus-
qu’à 3 000 personnes. Sirène
hurlante, l’embarcation est pas-
sée à quelques centimètres d’un
yacht, provoquant la fuite préci-
pitée de l’équipage épouvanté.
Cinq semaines plus tôt, un autre
paquebot géant, leMSC Opera,
mesurant 275 mètres de long,
avait heurté, en voulant s’amar-
rer, un bateau touristique dans
le canal de la Giudecca. Victime
d’une panne de moteur, il avait
ensuite longuement raclé le
quai, moteurs rugissants.

«Révérence».«Nous sommes
très en colère. Cela suffit avec les
navires à Saint-Marc et dans le
canal de la Giudecca»,s’est in-
surgé le maire de «la Sérénis-
sime», Luigi Brugnaro. Le gou-
vernement italien, en sursis
depuis les déclarations de Mat-
teo Salvini(lire pages 8-9),a fi-
nalement réagi. Il a fait savoir
mercredi que les navires de plus

de 1 000 tonnes ne pourraient
plus pénétrer dans le centre his-
torique de Venise dès septem-
bre 2019. Ils devront s’amarrer
sur des terminaux situés à
l’écart, notamment celui de Fu-
sina. Une décision qui s’étendra
peu à peu à tous les bateaux de
croisière.
Depuis toujours, les embarca-
tions touristiques empruntent
les grandes artères aquatiques
de Venise. Mais le gigantisme
des paquebots et leur invasion
mettent désormais en danger
la fragile cité de l’Adriatique,
comme d’autres villes côtières
de la Méditerranée.«A certaines
périodes de l’année, il en passe
jusqu’à huit à dix par jour»,dé-
nonce Gianfranco Bettin, an-
cien député écologiste et con-
seiller municipal chargé de
l’environnement à la mairie de
Venise. La situation a changé ra-
dicalement à la fin des an-
nées 90 avec l’arrivée de navires
toujours plus grands. Ces mas-
todontes posent d’énormes pro-
blèmes à la ville. Il y a leur im-
pact sonore et visuel. Ces
paquebots gigantesques sont
disproportionnés par rapport à
la hauteur des palais de Venise.
Mais surtout, ils déplacent des
masses d’eau qui frappent les
rives et affaiblissent en profon-
deur les structures de la cité.
Sans compter la pollution des
fumées«qui représentent l’équi-
valent de l’émission de gaz de
milliers de voitures».
A partir de 2010, une partie des
Vénitiens a commencé à se
mobiliser pour repousser les
navires de croisière hors du
centre historique de la ville.
En vain. Jusqu’au naufrage du
Costa Concordiaà proximité
de la petite île du Giglio :
le 13 janvier 2012, le paquebot
de 290 mètres de long frotte un
récif côtier sur bâbord alors qu’il
navigue trop près de l’île tos-
cane, sur ordre du capitaine
Francesco Schettino. Sur une
cinquantaine de mètres, la
coque du navire est éventrée. Le
Costa Concordiaprend l’eau. On
dénombre 32 morts. La presse
transalpine révèle que les
manœuvres dites d’inchino(de
«révérence») visant à amener les
paquebots au plus près des cô-
tes, souvent lumières allumées
et sirènes hurlantes pour le plus
grand plaisir des touristes à bord
et de spectateurs à terre, sont
monnaie courante. Le gouver-
nement de l’époque, dirigé par
Mario Monti, décide d’adopter
en urgence un décret pour inter-
dire le passage des navires de
plus de 40 000 tonnes au cœur
de Venise.
«Après le naufrage du Giglio, les
périls que les navires de croisière

font courir à Venise sont devenus
évidents,résume Gianfranco
Bettin.Il a été ainsi décidé qu’ils
ne devraient plus pénétrer ni
dans le bassin de Saint-Marc ni
dans le canal de la Giudecca.
Mais le décret était resté lettre
morte car les alternatives
n’avaient pas été trouvées. Cer-
tains plaident pour dérouter les
navires dans le port industriel de
Marghera, d’autres pour les faire
accoster à Chioggia[à l’entrée
sud de la lagune, ndlr].Chacune
de ces solutions présente des
avantages mais aussi des ris-
ques, comme le fait de parquer
les navires de croisière à Mar-
ghera à proximité d’installations
pétrolières. Et en attendant les
paquebots continuent de passer
dans le centre historique de Ve-
nise»,se désole l’écologiste qui
milite, lui, pour la tenue à l’écart
complète des navires géants,
hors de la lagune:«Plus que l’ap-
port économique des touristes
qui débarquent et passent quel-
ques heures dans la ville, le véri-
table enjeu, ce sont les centaines
d’emplois liés aux services por-
tuaires et maritimes pour les na-
vires de croisière, lorsque ceux-ci
font escale à Venise. Cela fait
ainsi sept ans que pratiquement
rien n’a bougé».

«Saturés».D’autant que la
construction de navires de
croisières est un secteur très
florissant en Italie.«Le naufrage
duCosta Concordiaa eu un im-
pact, mais le choc a été très vite
absorbé,analyse Roberto To-
laini, professeur d’histoire des
entreprises à l’université de
Gênes.Aujourd’hui, les chan-
tiers navals sont saturés de com-
mandes.»
Notamment ceux de Fincantieri,
le grand groupe naval italien,
leader mondial avec près de la
moitié du marché. A la fin des
années 80, l’entreprise était pra-
tiquement en faillite, la cons-
truction des navires marchands
ou de porte-conteneurs s’étant
déplacée vers l’Asie.«Le groupe
a su se reconvertir sur le marché
des croisières,détaille Roberto
Tolaini.D’abord en créant une
forte relation avec Carnival, le
spécialiste américain du secteur,
puis en accompagnant la nou-
velle demande pour ce type de
tourisme au niveau mondial.»
Fincantieri, qui avait l’expé-
rience de la construction de
transatlantiques avant qu’ils ne
soient supplantés par l’avion,
a conservé le savoir-faire des
chantiers de Gênes ou de
Trieste. Qu’il met au service
des croisiéristes, au péril de la
«cité des Doges».
ÉRIC JOZSEF
Correspondant à Rome

A Venise, les


paquebots priés


de virer de bord


Après qu’un navire a failli
percuter le quai de la place Saint-
Marc, le gouvernement italien
a annoncé mercredi
l’interdiction pour les bâtiments
de plus de 1000 tonnes
de pénétrer dans le centre
historique de la «Sérénissime».


Q


uatre fois plus long que
le palais des Doges et,
dans un soir de tempête,
digne d’un tableau de Gior-
gione, il a menacé Venise d’une
catastrophe sans précédent. Le
8 juillet, le navire de croisière
Costa Deliziosaa évité d’extrême
justesse un impact violent avec
les quais qui jouxtent la place
Saint-Marc, les remorqueurs ne
parvenant pas à redresser, au
milieu des flots déchaînés et

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