II u Libération Samedi10 et Dimanche11 Août 2019
T
oute ressemblance avec une
personne existante ou ayant
existé est purement fortuite,
lit-on parfois à la fin d’un film
tant la fiction fait réel et le réel peut
faire procès à la fiction. On n’a long-
temps pas vu ou pas cherché à savoir
qui était réellement la Nadja d’André
Breton en dehors de celle qu’il a épin-
glée comme un papillon dans les pages
desonlivre(1).«Un poète doit laisser des
traces de son passage, non des preuves.
Seules les traces font rêver»,a dit René
Char. Le récit de cette aventure amou-
reuse a fasciné des décennies de lec-
teurs.Nadjaest«celui des ouvrages
de Breton qui a sans nul doute provoqué
et provoque encore chez le lecteur
l’ébranlement le plus profond, où se
mêlent l’admiration et une émotion
complexe pouvant aller jusqu’au ma-
laise»,écrit Marguerite Bonnet (2).
Que sait-on de Nadja dansNadja? An-
dré Breton qui écrit avec le ton neutre
du procès-verbal rend compte«sans
aucune affabulation romanesque ni
déguisement du réel»des événements
quotidiens survenus durant neuf jours
entreluietunejeunefemmerencontrée
le 4 octobre 1926 à Paris. Ce jour-là, il
achète le dernier ouvrage de Trotsky à
lalibrairiedel’Humanité,rueLafayette.
Il erre ensuite dans les rues comme il
aimeàlefaire,enquêtedusensdelavie
etd’unerencontrefortuite;de«hasards
objectifs».Devant une église, il voit ap-
procherunejeunefemme«très pauvre-
ment vêtue»,la tête haute, des cheveux
d’avoine, un sourire indéfinissable aux
lèvres. Elle l’a également repéré et se
laisse accoster. Ils s’installent dans un
caféprochedelagareduNord.Sesyeux
le frappent.«Que s’y mire-t-il à la fois
obscurément de détresse et lumineuse-
ment d’orgueil ?»Elle dit venir de Lille
et s’appeler Nadja, parce qu’en russe
c’est le début du mot espérance.
«Hasards objectifs»
Le lendemain, le 5 octobre, elle n’est
déjà plus la même, s’est vêtue avec élé-
gance. Un poème de Jarry lui met les
larmes aux yeux et elle a la vision d’un
poète qui passe près d’une forêt. Son
côté insaisissable renforce son mystère.
Ils se rencontrent ainsi tous les jours,
parfois par hasard avant leur rendez-
vous. Elle semble un peu voyante.
Le 6 octobre, place Dauphine, elle dési-
gne une fenêtre en prédisant qu’elle va
s’éclairer de rouge. Elle s’illumine en ef-
fet derrière des rideaux rouges. Aux
Tuileries vers minuit le soir même, elle
devine dans un jet d’eau la fusion de
leurs deux pensées; coïncidence trou-
blante, il est en train de lire un ouvrage
illustré d’une fontaine similaire. Ce
qu’on sait de Nadja, c’est ce qu’elle ra-
conte à André, qui le rapporte au lec-
teur. Elle vit à l’hôtel, a parfois des pro-
tecteurs, a convoyé de la cocaïne et été
pincée. Elle a eu une fille
naturelle restée chez ses pa-
rents. Elle a des problèmes financiers;
il vend même un tableau pour elle avec
l’accorddesafemme,Simone.Nadjain-
carne un inconscient libre et ouvert
aux hasards. Elle le fascine mais l’agace
aussi de plus en plus. Le 12 octobre, ils
montent dans un train pour Saint-Ger-
main-en-Laye et prennent une cham-
bre à l’hôtel du Prince de Galles.
En 1963, quand il révisera l’édition
deNadja,André Breton esquivera cette
nuit d’amour. Son identité a été l’objet
d’interprétations diverses. Pour les be-
soins de la publication des œuvres
complètes dans les années 80, les cher-
cheurs ont eu accès aux lettres de
Nadja. André Breton en avait con-
servé 27, écrites entre le 9 octobre 1926
et le 14 mars 1927 (3) à«André chéri»,
«Mon André», «Mon chéri»,souvent sur
du papier à en-tête de bars. Elle:«Je ne
suis qu’une petite chose inerte et perdue;
perdue dans la foule... perdue dans mes
souvenirs... perdue dans mes phrases
aussi!»(15 novembre 1926). Ou encore:
«Pourquoi, oui, pourquoi m’as tu pris
mes yeux.»Et:«Pourquoi m’avoir élevée
si haut pour me laisser tomber ensuite.»
La plupart ont été envoyées après leur
dernière rencontre, le 13 octobre. Elle
l’attend, le supplie, lui envoie des des-
sins. Elle réclame avec insistance son
cahier, qu’il mettra deux mois à lui ren-
dre. Cette correspondance a été vendue
140000 euros aux enchères de l’atelier
Breton du 42, rue Fontaine, et préemp-
téeparlabibliothèqueJacques-Doucet.
Dans la Pléiade, il sera précisé que le
pseudonyme de Nadja cachait Léona
Camille Ghislaine D., née dans les envi-
rons de Lille le 23 mai 1902 et morte
dans un asile du nord de la France
le 15 janvier 1941. Deux dates, une exis-
tence brève, une fin tragique.
Hester Albach assistait à la vente aux
enchères Breton à Drouot en avril 2003.
La romancière néerlandaise voulait en
savoir plus sur la femme feu follet. Elle
a consacré sept ans de recherches
à cette obsession(lire page IV).En
feuilletant le catalogue de l’exposition
surréaliste, elle tombe sur une facture
datée du 28 novembre 1926 sur laquelle
figure une phrase manuscrite de Nadja.
A côté de l’en-tête de l’hôtel du Théâtre,
il y a son nom en entier: MelleDelcourt.
«J’avais enfin la clé de la plus grande
énigme de cette étrange histoire»,écrit
Hester Albach (4). Sa quête se poursuit,
motivée par le désir de savoir ce que
Nadjaestdevenue.Danslesarchivesde
la police, elle découvre le procès-verbal
détaillé de l’arrestation de Léona Del-
court, le 20 mars 1927. André Breton le
dit dansNadja:«On est venu, il y a quel-
ques mois, m’apprendre que Nadja était
folle. A la suite d’excentricités auxquel-
les elle s’était, paraît-il, livrée dans les
couloirs de son hôtel, elle avait dû être
internée à l’asile de Vaucluse.»La jeune
fille logeait alors à l’hôtel Becquerel à
Montmartre, et ce soir-là, la gérante a
appelé la police car sa cliente semblait
souffrir de troubles psychiques. Le mé-
Illustration pourNadja, 1926.CENTRE POMPIDOU. RMN GRAND PALAIS
Par
FRÉDÉRIQUE ROUSSEL
ÉTÉ / LABEL ÉTOILE/ LABEL ÉTOILE
Nadja,
Breton
à la folie
Sa brève aventure avec l’auteur surréaliste
a bouleversé l’existence de la jeune femme,
qui rêvait de tenter sa chance à Paris. Un sort
lll tragique qui rappelle celui de Camille Claudel.
lll