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CULTURE
SAMEDI 10 AOÛT 2019
Jean-Pierre Mocky, cinéaste fantasque
Le réalisateur aux plus de 70 films, infatigable inventeur d’une série B à la française, est mort jeudi 8 août
DISPARITION
I
l fut bien plus que la grande
gueule que les chaînes de té-
lévision adoraient inviter sur
leurs plateaux pour stimuler
les débats sur le cinéma ou la so-
ciété. Il fut peut-être le plus inven-
tif, le plus prolifique, le plus anar-
chiste des réalisateurs français. Il
sauva, en son temps, l’honneur du
cinéma comique populaire. Il fut
l’unique et infatigable inventeur
d’une sorte de série B nationale. Sa
place dans l’histoire du cinéma a
été singulière, à la fois au centre et
dans les marges, sans que ces qua-
lités ne soient chez lui contradic-
toires, mais bien au contraire cu-
mulées, confondues. Ce fut un pa-
radoxe vivant. Jean-Pierre Mocky
est mort, jeudi 8 août, à l’âge de
86 ans, a annoncé sa famille.
Sa date de naissance est déjà tout
un roman. De son vrai nom Jean-
Paul Mokiejewski, il serait né à
Nice le 6 juillet 1933, de parents
émigrés polonais. Le père est juif,
la mère catholique. Mais certaines
biographies indiquent 1929
comme date de naissance, son
père l’ayant vieilli pour lui per-
mettre de voyager seul, préten-
dra-t-il, ce qui lui ferait 90 ans.
Enfant, il fait une apparition
comme figurant dans Les Visiteurs
du soir , de Marcel Carné, en 1942,
tourné en partie aux studios de la
Victorine, à Nice. Commence pour
lui, après-guerre, une prolifique
activité de figurant puis de rôles
secondaires dans le cinéma fran-
çais des années 1950 ( Orphée , de
Jean Cocteau ; Le Paradis des pilo-
tes perdus , de Georges Lampin ;
Le rouge est mis , de Gilles Gran-
gier ; Le Gorille vous salue bien , de
Bernard Borderie).
Encouragé par Pierre Fresnay, il
suit les cours de Louis Jouvet au
Conservatoire d’art dramatique à
Paris. Sa belle gueule aurait pu en
faire un authentique jeune pre-
mier, mais le cinéma français de
cette époque vit sur la gloire des
vedettes du passé (Jean Gabin, Fer-
nandel, Pierre Fresnay) et ne sait
que faire de la plupart de ses nou-
veaux comédiens. Il tente alors sa
chance en Italie, et Antonioni lui
confie peut-être le rôle le plus im-
portant de sa carrière d’acteur
dans son sketch Sans amour dans
Les Vaincus ( I Vinti ), en 1953.
L’envie lui vient de passer à la
réalisation, notamment, dira-t-il,
parce que son avenir de comédien
lui paraît bouché. Son premier
film aurait dû être, en 1958, La Tête
contre les murs , dont il a écrit le
scénario, poignant récit adapté
d’un roman d’Hervé Bazin, situé
dans un asile psychiatrique. Mé-
fiants, les producteurs lui impo-
sent un réalisateur plus aguerri.
C’est finalement Georges Franju
qui signera le film, mais Mocky re-
vendiquera toute sa vie une part
très active dans sa réalisation et
l’intégrera systématiquement
dans sa filmographie.
En 1959, il signe son premier
long-métrage, Les Dragueurs , ra-
contant la dérive de deux hom-
mes, incarnés par Jacques Char-
rier et Charles Aznavour, en quête
de femmes à séduire dans les rues
de Paris. La liberté de ton du film,
son romantisme secret, le choix
d’un « petit sujet » vaguement
autobiographique auraient pu le
ranger du côté des cinéastes de la
Nouvelle Vague, la plupart issus
de sa génération. Suivront
d’ailleurs, dans la même veine,
en 1960, Un couple , sur un scéna-
rio de Raymond Queneau et,
en 1963, Les Vierges , sur le sujet,
alors considéré comme scabreux,
de la virginité des jeunes filles,
conçu comme une sorte de suite
des Dragueurs.
Trivial, politique et agressif
Mais Mocky va trouver sa voie,
une voie toute personnelle, en réa-
lisant des comédies marquées du
sceau de l’étrange, de la bouffon-
nerie et de la satire sociale, s’atta-
quant aux institutions. Dans
Snobs , en 1962, il agresse au vitriol
la bourgeoisie à travers le récit
d’une succession à la tête d’une lai-
terie industrielle. Dans Les Com-
pagnons de la marguerite , en 1967,
il imagine des employés de mairie
à l’état civil falsifiant les certificats
de mariage pour éviter la lourdeur
des procédures de divorce.
C’est le moment où il commence
à s’entourer, pour ses seconds
plans, de tronches improbables et
de comédiens au jeu peu conven-
tionnel (Jean-Claude Rémoleux,
Jean Abeillé, Roger Legris, Rudy Le-
noir). Il embauche Bourvil pour lui
donner le premier rôle dans un
film sur des pilleurs de troncs
d’église, Un drôle de paroissien ,
en 1963. C’est le succès. Il retrouve
l’acteur dans La Grande Lessive (!)
en 1968, dénonciation de la dé-
pendance à la télévision, et dans
L’Etalon , en 1970, où il incarne un
entremetteur fournissant des
amants aux épouses délaissées
par leurs maris.
La censure gaulliste, inquiète,
s’intéresse parfois à lui, mais le pu-
blic, ravi de voir ses vedettes préfé-
rées dans des rôles inhabituels et
de réjouissants jeux de massacre,
se précipite pour voir ses films.
Fernandel jouera dans La Bourse et
la Vie (1966), dont Marcel Aymé
écrira les dialogues. Mocky dé-
range les mécanismes de la comé-
die du samedi soir en rejetant tout
naturalisme dans le jeu des comé-
diens, en les affublant de tics et de
comportements maniaques, en
mêlant stars du genre et inconnus
au jeu pour le moins décalé. Le co-
mique à la française sort, grâce à
lui, de ses limites. Il devient trivial,
politique et agressif.
Avec Solo , réalisé en 1969, dans
lequel il tient le rôle principal, il
inaugure une série de films noirs
romantiques, purs et émouvants
produits des désillusions post-
soixante-huitardes. Il y incarne
lui-même une sorte de redresseur
de torts, qu’il soit évadé en cavale
( L’Albatros , en 1971), journaliste dé-
nonçant des scandales ( Un linceul
n’a pas de poches , en 1974), profes-
seur gauchiste désabusé ( Le Piège
à cons , en 1979), vomissant la so-
ciété de son temps en s’en prenant
aux bourgeois et aux politiciens.
Tout cela pourrait paraître un peu
grossier et candide, mais le style
Mocky ne s’embarrasse pas de de-
mi-mesures ni de vraisemblances.
Il entend frapper fort et vite et
faire jubiler un spectateur convié
à un insolent spectacle de marion-
nettes grotesques et hideuses.
Rien de surprenant, par ailleurs,
à ce que le goût du bizarre qui se
manifestait régulièrement dans
ses films l’ait poussé à aborder (et
il sera l’un des rares cinéastes
français à s’y adonner avec con-
viction) le fantastique. La Cité de
l’indicible peur , en 1964, est une
adaptation d’un roman de Jean
Ray. Litan : La Cité des spectres
verts , en 1982, est une merveille
d’invention et d’angoisse poéti-
que et glaçante avec son couple
en deuil perdu dans un village de
montagne peuplé d’habitants in-
quiétants. Jean-Luc Godard lui
offre un petit rôle dans Prénom
Carmen , en 1983, puis celui d’un
des personnages principaux, un
producteur de films, dans Gran-
deur et décadence d’un petit com-
merce de cinéma , en 1986. Après
une série d’échecs commerciaux,
Mocky retrouve le succès en 1982
avec Y a-t-il un Français dans la
salle? , d’après un roman de
Frédéric Dard.
Les acteurs les plus en vue du
cinéma français ne détestent pas
faire un tour dans l’univers du
cinéaste. Philippe Noiret et Al-
berto Sordi ( Le Témoin , en 1978) ;
Jeanne Moreau ( Le Miraculé ,
en 1987) ; Catherine Deneuve, à
qui il offre un rôle inhabituel en
en faisant une vieille fille, biblio-
thécaire aux cheveux bouclés,
dans Agent trouble , la même an-
née ; Jane Birkin et Sabine Azéma
( Noir comme le souvenir , en 1995) ;
Michel Serrault, qui est devenu un
fidèle des films de Mocky.
Productivité démesurée
Le critique de cinéma Serge Daney
voit en lui « un cinéaste du trait, un
excellent dessinateur qui filme
comme on “croque” : une tirade,
une action, une silhouette ». Son ci-
néma devient de plus en plus dé-
chaîné, désinhibé et ne dédaigne
pas la farce joyeusement anticléri-
cale ( Le Miraculé , en 1987) et gri-
voise ( Les Saisons du plaisir ,
en 1988). Il enrôle dans son monde
des personnages inattendus,
comme le chanteur Nino Ferrer
( Litan : La Cité des spectres verts ,
en 1982), l’animateur de télévision
Patrick Sébastien ( Le Pactole ,
en 1985) ou le rockeur Dick Rivers
( La Candide madame Duff ,
en 2000, Le Furet , en 2003).
Sa boulimie commence à le faire
soupçonner de désinvolture. « Le
cinéma est quelquefois réussi, quel-
quefois il ne l’est pas ; ce n’est pas la
peine de croire qu’on le réussira
mieux en y mettant des millions » ,
admettra-t-il dans une interview
aux Cahiers du cinéma , en 1987.
Mocky est aussi devenu un per-
sonnage médiatique, râleur et
vitupérateur, régulièrement in-
vité sur les plateaux de télévision
pour donner son avis.
Pourtant, depuis l’échec d’ Une
nuit à l’Assemblée nationale ,
En 2010. JERÔME BONNET/MODDS
en 1988, les temps étaient deve-
nus plus durs pour lui et son ci-
néma. Les financeurs se font de
plus en plus réticents. Le public le
boude. La critique le lâche. C’est
en 1994 qu’il acquiert une salle à
Paris, Le Brady, où il pourra mon-
trer ses films. Entre 2007 et 2009,
la chaîne de télévision 13e Rue lui
commande des films courts pour
une série intitulée Myster Mocky
présente , sur le modèle de la série
créée par Alfred Hitchcock.
En 2011, il revend Le Brady pour
acheter les salles Action Ecoles
qu’il baptise Le Desperado.
Comme piqué au vif par un con-
texte devenu plus difficile pour
lui, Mocky multiplie les films et
les fabrique à une cadence infer-
nale, à tel point qu’il était
d’ailleurs compliqué de suivre la
dernière partie de sa carrière. Il a
construit un mécanisme totale-
ment autarcique, produisant, dis-
tribuant, exploitant des œuvres
tournées à toute allure et ne cor-
respondant à aucun genre ou
alors relevant de tous en même
temps. Puisque le système ne veut
plus de son cinéma, Mocky se pas-
sera du système et le narguera par
sa productivité démesurée.
Tout ce qui peut engendrer une
histoire et prêter à rire ou à l’indi-
gnation fait ventre : les scandales
politiques ( Vidange , en 1998) ;
l’euthanasie ( La Bête de miséri-
corde , en 2001) ; le tourisme ( Tou-
ristes? Oh yes! , en 2004), l’endet-
tement des ménages ( Crédits pour
tous , en 2011), la diffamation
comme arme politique ( Calom-
nies , en 2014), etc. Les tournages
sont rapides, les résultats iné-
gaux, mais l’énergie est toujours
là. Elle aura toujours été là.
Jusqu’à la fin.p
jean-françois rauger
LES DATES
6 JUILLET 1933
Naissance à Nice. Certains affir-
ment qu’il est né en 1929.
1958
Scénariste de La Tête contre les
murs, réalisé par Georges Franju.
1959
Premier long-métrage,
Les Dragueurs.
1963
Un drôle de paroissien, avec
Bourvil.
1982
Y a-t-il un Français dans la salle ?,
d’après un livre de Frédéric Dard.
1987
Agent trouble, avec Catherine
Deneuve.
8 AOÛT 2019
Mort à Paris.
Les acteurs
les plus en vue du
cinéma français
ne détestent pas
faire un tour
dans l’univers
du cinéaste
Il réalise
des comédies
marquées
du sceau
de l’étrange, de
la bouffonnerie
et de la satire
sociale