26 | 0123 SAMEDI 10 AOÛT 2019
BORIS JOHNSON
AVAIT PRÉPARÉ
DEUX ÉDITORIAUX,
L’UN POUR LE
BREXIT, L’AUTRE
CONTRE, CE QUI
EN DIT LONG SUR
SES CONVICTIONS
I
ls sont en colère. Mercredi 7 août, une
centaine de livreurs de repas de Delive-
roo ont manifesté à Paris, prélude à
une action nationale samedi 10 août.
Comme en août 2017 et en octobre 2018, ils
dénoncent la nouvelle grille tarifaire mise
en place par la plate-forme britannique.
Elle prévoit la suppression du tarif mini-
mal, accompagnée d’une baisse sur les cour-
ses les plus courtes et d’une augmentation
pour les plus longues. Une décision unilaté-
rale qui entraînerait, selon le Collectif des li-
vreurs autonomes de Paris (CLAP 75), une
chute de 30 % à 50 % des rémunérations.
Cette révolte est symbolique d’un nou-
veau monde où on tente de réhabiliter l’ab-
sence de règles de l’ancien, avec une rela-
tion de gré à gré entre le donneur d’ordre et
l’exécutant. Dans ce tâcheronnage à la
sauce Internet, ces livreurs, qui ne sont pas
tous des étudiants cherchant un boulot
d’appoint mais aspirent souvent à trouver
un emploi, la flexibilité fait bon ménage
avec la précarité. Comme l’a souligné l’U2P,
le patronat de l’artisanat, ces plates-formes
qui utilisent les services de ces micro-en-
trepreneurs offrent l’image d’un « véritable
Far West en ayant recours à des indépen-
dants qui sont dépendants à tous points de
vue, en lieu et place de salariés ».
Les livreurs n’ont ni la liberté des em-
ployeurs ni la sécurité des employés sous
contrat. Ils sont livrés à eux-mêmes, avec
une protection sociale très faible. Sur le pa-
pier, la rémunération brute peut être supé-
rieure au smic horaire mais, une fois qu’ont
été retranchés la cotisation au régime so-
cial des indépendants et le coût des outils
de travail – le smartphone avec un forfait
Internet, le vélo ou le scooter et son entre-
tien –, la somme qui va être touchée par ce-
lui qui remplit des tâches pour Deliveroo
est amputée de 40 %. Ces tâcherons n’ont
droit ni au chômage, ni aux congés payés,
ni à une véritable couverture santé. Avec la
loi LOM (loi d’orientation sur les mobilités),
en voie d’adoption, les plates-formes de-
vront acquitter des cotisations accidents
du travail et formation professionnelle.
Face à cette situation, la fronde intermit-
tente des livreurs est de bien faible am-
pleur. Il peut difficilement en être autre-
ment, alors qu’il s’agit d’une population
atomisée. Les 11 000 coursiers à la tenue de
travail turquoise de Deliveroo sont en con-
currence les uns avec les autres. Ils se croi-
sent mais ne se rencontrent pas. Ils n’ont
pas de lieu où se retrouver et pas de repré-
sentation syndicale en bonne et due forme.
Ils n’ont pas de contact humain avec leur
donneur d’ordre. Tout se passe sur Internet,
et c’est grâce aux réseaux sociaux qu’ils
lancent des mobilisations qui ne font pas
bouger d’un iota l’entreprise britannique,
qui sait qu’elle pourra toujours remplacer
les livreurs mécontents.
Pour autant, on ne peut pas se résigner à
accepter ces zones de non-droit social, dans
un pays qui se glorifie, à juste titre, d’avoir
un modèle social globalement protecteur.
Le gouvernement s’est bien gardé de met-
tre la pression sur les plates-formes en ma-
tière de rémunération et de conditions de
travail. La loi LOM va leur imposer des
chartes sociales pour renforcer la transpa-
rence sur le prix des prestations, mais elles
seront libres d’en définir les contours. Il
faut aller plus loin et organiser, comme le
souhaite le député LRM du Val-d’Oise Auré-
lien Taché, une représentation collective
des livreurs et un dialogue social. Ce serait
un premier pas.p
DELIVEROO,
LA RÉVOLTE
DES TÂCHERONS
Cécile Dutheil
de la Rochère
Boris, Winston et
la roulette de l’histoire
Pour la traductrice du livre de Boris Johnson
« Winston. Comment un seul homme a fait
l’histoire », le premier ministre britannique
se fantasme en Churchill du XXIe siècle
F
in 2014, l’occasion m’a été
donnée de traduire le livre
de Boris Johnson consacré
à Churchill : Winston. Com-
ment un seul homme a fait l’his-
toire (Stock, 2015). Boris Johnson
était alors maire de Londres. Sa
notoriété commençait à dépasser
les côtes de la Grande-Bretagne,
et les épis de sa chevelure blonde
ressemblaient déjà à ceux d’une
girouette. Cinq années ont passé
depuis. L’homme vient d’accéder
au poste de premier ministre
après avoir défendu la sortie du
Royaume-Uni de l’Europe.
La traduction est un poste d’ob-
servation privilégié : vous êtes en
seconde main, puisque vous
n’êtes pas auteur du texte origi-
nal, mais vous êtes aux premiè-
res loges puisque vous pénétrez
dans le grain de ce texte, pendant
des semaines, des mois entiers.
C’est une telle proximité que
l’auteur, la personne, non seule-
ment se révèle, mais se trahit. Ces
lignes sont donc celles d’une tra-
ductrice, non d’une politologue
ni d’une historienne, mais d’une
traductrice éprise d’Europe, que
rien dans les frasques, les revire-
ments et les reniements passés et
à venir de Boris Johnson
n’étonne : nous avons vécu suffi-
samment longtemps en bonne
intelligence textuelle.
Winston. Comment un seul
homme a fait l’histoire est un
livre brillant, mais c’est autant le
portrait de Churchill que l’auto-
portrait rêvé de Johnson. Je me
souviens d’une légère gêne liée
non pas à l’admiration de Boris
pour Winston, mais à son identi-
fication à celui-ci. Il est vrai que
les deux hommes ont beaucoup
en commun : tories, excentriques
mais très contrôlés, corpulents et
dotés d’une « bouille » ; doués
d’un sens inné de l’image ;
anciens journalistes sachant
enjoliver la vérité ; issus d’un
mélange de vieille aristocratie
anglaise et de sang étranger.
Mais la clé de la biographie
écrite par Boris Johnson est l’an-
née 1940, plus exactement le
jour où Churchill, à Westminster,
fut seul à avoir le courage de
s’engager contre l’Allemagne
nazie. Sa vie entière est envisa-
gée à la lumière de l’instant où il
se dressa contre l’ennemi au
nom d’une Europe libre et d’un
continent uni. Johnson rappelle
que Hitler et les siens avaient le
projet funeste de « transformer
ce territoire en une version sinis-
tre de l’Union européenne ». Il
oppose donc très clairement
deux types d’Union. Dans sa
campagne pro-Brexit, il eut le
culot de les assimiler. Il fit évi-
demment scandale, alors qu’il
renversait lui-même ses argu-
ments en faveur de l’Europe.
Boris Johnson voudrait une
occasion aussi dramatique que
1940 pour se retrouver du bon
côté de l’histoire. Le Brexit sera-
t-il ce tremplin? Il est permis
d’en douter. Mais l’homme est
intelligent, et son livre com-
prend un chapitre intitulé « L’art
de jouer à la roulette avec l’his-
toire », qui est moins un éloge du
risque que l’énumération des
erreurs commises par Churchill :
« Le ratage russe », « L’erreur de
jugement sur l’Inde » ... Il est trop
tôt pour l’affirmer, mais il y a des
chances que le Brexit soit aussi
une erreur, auquel cas l’intéressé
pourra s’abriter sous le parapluie
de son mentor.
Eloge de l’opportunisme
Boris Johnson est habile et diffi-
cile à coincer. Sa biographie en est
une preuve car elle fait de la con-
tradiction une vertu, un comble
de l’art du politique. Son rythme
est rapide, vif, fait de ruptures,
très soutenu. Pour le traducteur,
c’est un jeu : l’anglais châtié côtoie
l’argot, les références savantes
relèvent les expressions familiè-
res, le ton est drolatique, même
aux heures les plus graves. L’en-
semble révèle une belle culture
classique et un homme matois.
Privé du point de fuite de l’année
1940, son éloge de Churchill est
un magnifique éloge de l’oppor-
tunisme. Or, s’il est un homme
qui ne fut ni opportuniste, ni
versatile, ni lâche en 1940, quand
il fallut engager un pays entier,
c’est Churchill.
Boris Johnson, lui, ne tranche
pas. Il a beau baptiser un de ses
chapitres « Churchill l’Euro-
péen », il ne prend pas parti et
oppose plusieurs discours du
grand homme plaidant dans un
sens ou dans l’autre. Il rappelle
néanmoins que Churchill serait
le père de l’expression « Etats-
Unis d’Europe ». Il reconnaît son
rôle dans la construction de l’Eu-
rope et avoue ne pas pouvoir
imaginer que Churchill soit
absent de la table d’un gouverne-
ment européen. « Quel que soit le
rôle précis qu’il envisageait pour
la Grande-Bretagne, il est de ceux
qui ont donné le jour à une ère de
soixante-dix ans durant laquelle
l’Europe occidentale n’a pas connu
de guerre », écrit-il avant de clore
sa très prudente analyse.
Cette conclusion n’est pas rien.
A côté, la réduction de l’Europe
aux tracasseries de Bruxelles ne
tient pas. Il y a même quelque
chose d’irresponsable et de
minable à ne souligner que l’as-
pect petit de l’Europe. S’il
déployait le courage physique et
moral qu’il vante tant chez
Churchill, Boris Johnson verrait
bien plus haut et plus loin.p
Cécile Dutheil
de la Rochère est éditrice,
traductrice et critique littéraire
LA TRADUCTION
EST UN POSTE
D’OBSERVATION
PRIVILÉGIÉ. (...)
C’EST UNE TELLE
PROXIMITÉ
QUE L’AUTEUR,
LA PERSONNE,
NON SEULEMENT
SE RÉVÈLE,
MAIS SE TRAHIT
Alastair Campbell Trump et Johnson,
chefs de file d’un monde post-vergogne
L’ancien directeur de la communication de Tony Blair accuse le président américain
et le premier ministre britannique de ne faire « que mentir » et d’en être « fiers »
I
l fut un temps où la gauche adorait
détester Ronald Reagan. Le président
américain soufflait ce vent ultralibéral
qui allait marquer les années 1980,
comme Margaret Thatcher en Grande-
Bretagne. Mais réécoutez son dernier dis-
cours comme président des Etats-Unis :
même avec l’ombre de ses remarques ré-
cemment révélées dans lesquelles il a qua-
lifié les dirigeants africains de « singes »
vous serez frappé par son empathie et sa
vision sur le rôle de son pays dans le
monde. Il y cite notamment l’extrait d’une
lettre qu’il avait reçue : « Si vous allez vivre
en France, vous ne devenez pas français
pour autant. Si vous allez vivre en Allema-
gne, en Turquie, au Japon, vous ne devenez
pas forcément allemand, turc ou japonais.
Mais si vous venez de n’importe quel coin de
la Terre pour aller vivre en Amérique, vous
devenez américain. » Rien que la lecture de
cette phrase par Reagan suffit à prendre la
mesure du précipice dans lequel l’Améri-
que est tombée en élisant Donald Trump.
La dernière fois que Trump a parlé de
Reagan, c’était dans un Tweet (forcément),
pour prétendre qu’il était désormais plus
populaire que ce dernier chez les républi-
cains. On ne l’entendra pourtant jamais
utiliser un des mots prononcés par Ronald
Reagan, cet homme de droite qui apparte-
nait au même parti que lui. Comparez la
conception qu’avait Reagan de l’Amérique
comme terre d’accueil et de liberté avec le
nationalisme étriqué et le narcissisme de
Donald Trump. Comparez sa gratitude
envers les immigrants qui font la richesse
de ce pays avec les attaques ignobles de
Trump contre les députées d’origine étran-
gère (dont trois sont nées aux Etats-Unis et
y ont passé toute leur vie) et sa manière de
les inviter à retourner « dans leur pays »
- l’éternelle rhétorique des racistes et des
fascistes. Dire cela face à une foule excitée
et se réjouir de l’entendre répéter, comme
l’a fait Trump, en hurlant, « renvoyez-les
chez elles! », ce n’est rien d’autre que du ra-
cisme. Ce sont les germes du fascisme.
Trump manifeste clairement une ten-
dance fasciste. Il reste certes contenu par
des institutions plus fortes que lui, pour
l’instant. Certes, son ascension au pouvoir
comme sa manière de l’exercer le différen-
cient des dictateurs de l’histoire récente :
Trump n’est motivé par aucune idéologie
autre que celle de sa propre gloire et de sa
fortune, et ses opinions politiques chan-
gent en fonction des circonstances. Son
livre The Art of the Deal (Random House,
1987, traduit en français Le Plaisir des affai-
res , Ergo press, 1988) n’a rien d’un mani-
feste pour la domination du monde, et sa
victoire à la présidence des Etats-Unis a
quelque chose d’accidentel.
Retournements de veste
Mais faire l’inventaire de tout ce qui le dis-
tingue d’un Hitler ou d’un Staline ne doit
pas nous empêcher de rester vigilants sur
les signes de résurgence fasciste qui appa-
raissent chez Trump et chez ses homolo-
gues populistes. Sur les conseils de Tony
Blair, je suis en train de lire un livre écrit
en 1960, The Rise and Fall of the Third Reich ,
de William L. Shirer [ Le Troisième Reich.
Des origines à la chute, traduit en français
chez Stock en 1962], qui était correspondant
à Berlin pour le Chicago Tribune sous
Hitler. C’est saisissant. A chaque page, on
trouve quelque chose qui rappelle ce qu’on
vit aujourd’hui. L’anormalité qui devient la
norme. Ce qu’on jugeait impossible qui se
met à arriver. La rage contre les élites
quand survient la crise financière. Le senti-
ment que les institutions s’affaiblissent.
L’exploitation politique du ressentiment.
Le culte de la personnalité. L’utilisation du
mensonge comme outil de propagande. Le
nationalisme et le rejet de tout ce qui n’est
pas « germaniquement pur » – comme ce
qui, pour Trump, ne serait pas « américane-
ment pur » : Blanc, chrétien, pro-Trump.
Les mêmes qualificatifs s’appliquent au
clone de Donald Trump, celui dont j’ai du
mal à dire qu’il est désormais notre premier
ministre : Boris Johnson. Le populisme
consiste à ignorer les faits et la raison au
profit des mensonges et de l’émotion. C’est
exactement ce qui a permis à Boris
Johnson, comme à Trump, d’accéder au
pouvoir. Trump et Johnson ont en com-
mun d’avoir su tirer profit d’un monde de
post-vérité et de post-vergogne. Ils mentent
et ils en sont fiers. Ils nient avoir dit ce qu’ils
ont dit et balaient sans aucun scrupule les
preuves de leurs affabulations. Ils se sortent
des questions difficiles en répondant sur un
sujet qui n’a rien à voir. Ils s’accordent le
crédit de ce qu’ils n’ont pas fait et blâment
les autres pour leurs erreurs. Se retrouver
au cœur de scandales ne les gêne pas le
moins du monde, ils s’en glorifient.
Comme Trump, Johnson n’a pas vraiment
d’idéologie. Il a construit sa carrière de jour-
naliste comme il est arrivé à la mairie de
Londres, puis à Downing Street, par sa capa-
cité à faire rire – en sa faveur ou à ses dépens,
il s’en fiche – et à mentir. Comme Trump, il
est le symbole de ce monde post-vérité et
post-vergogne où un même grand quoti-
dien – en l’occurrence le Times – peut un
jour virer le journaliste Johnson pour avoir
falsifié une citation et faire, des années plus
tard, la promotion du candidat Johnson au
poste de premier ministre.
Boris Johnson a été l’un des principaux
maîtres d’œuvre du Brexit en orchestrant
une série de mensonges, de la rémunéra-
tion du système de santé publique aux
hordes de Turcs supposés envahir l’Union
européenne. Avant de commencer la cam-
pagne pour le référendum, il avait préparé
deux éditoriaux, l’un pour le Brexit, l’autre
contre, ce qui en dit long sur ses principes
et ses convictions. Il est devenu maire de
Londres en se présentant comme un pro-
gressiste libéral et a décroché le poste de
premier ministre en s’adaptant aux exi-
gences des conservateurs les plus radi-
caux. Johnson ne fait pas dans le détail.
Comme Trump, il est fait pour écrire des
gags et les titres des tabloïds.
Si Trump est réélu, ce qui n’est pas impos-
sible, il pourra d’autant mieux donner libre
cours à son tempérament profond. Si John-
son continue de vouloir quitter l’UE sans
accord, ce pour quoi il n’a pourtant reçu
aucun mandat, on peut abandonner défi-
nitivement tout espoir de voir le pays réu-
nifié. Trump et Johnson ne sont pas dange-
reux pour leurs convictions, mais pour
leur absence totale de convictions.p
Alastair Campbell, journaliste
et écrivain britannique, a été directeur
de la communication et de la stratégie
de Tony Blair de 1997 à 2003. Il milite
pour un nouveau référendum sur le Brexit