MLemagazine du Monde — 10 août 2019
faussesvacances
Théâtredelaville.
parGuillemetteFaure
«Jesuis parti d’Étaples de bon matin. Je voulais déjeuner à
Montreuil-sur-Mer.» Victor Hugo étantVictor Hugo,il tira d’un déjeu-
ner passé dans la commune du Pas-de-Calais le décor,vingt-cinq ans
plus tard, de l’essentiel du premier livre des Misérables .Dans la lettre
qu’il écritàson épouse,Adèle Foucher,tout en se baladant au bras de
la comédienne Juliette Drouet, il s’interroge comme n’importe qui
arrivantàMontreuil-sur-mer et n’y trouvant pas la mer ( «Montreuil-
sur-Mer serait mieux nommée Montreuil-sur-Plaine» ), snobe la cita-
delle, la fierté de la ville–çafait ville militaire.
La cité n’est pas rancunière. Chaque été, se tiennent huit représen-
tations des Misérables àMontreuil. Plus d’un millier de personnes
s’asseyent sur les gradins pour un spectacle qui se joue depuis vingt-
quatre ans. Ils sont 400 bénévoles. Un chiffre impressionnant dans
une ville d’un peu plus de2000 âmes. « Montreuil-sur-Mer était
devenu un centre d’affaires considérable », écritVictor Hugo inventant
une industrie de perles, développée par M. Madeleine,alias Jean
Valjean, faisant «presque concurrenceàLondres etàBerlin» .Avant
son arrivée, «tout languissait dans le pays;maintenant toutyvivait
de la vie saine du travail. (...) Le chômage et la misère étaient
inconnus».
Cette activité industrielle n’a jamais existéàMontreuil, qui compte
àpeu près moitié moins d’habitants qu’à l’époque de la visite du
poète, mais tout de même dix-neuf restaurants–ilpeut revenir
déjeuner.Dutravail, ilyena,plus en tout cas que dans certaines
poches du Pas-de-Calais,et il n’est pas question de partir en vacances
pendant les représentations des Misérables. «C’est la promotion
sociale montreuilloise:tuj oues les hommes du peuple pendant des
années et tu finis bourgeois», s’amuse un comédien. Dans la journée,
l’interprète de Marius fait tourner des manèges dans le parc d’attrac-
tions de Bagatelle. Cosette, étudiante, se prépare aux métiers du
social.Victor Hugo aurait dûypenser!Unsoir de spectacle, des
membres de la cavalerie sont arrivésàlabourre du village voisin–ils
avaient dû rester sur leur moissonneuse-batteuse plus tard que
prévu.
«Jet’ai vue au Leclerc, j’étais dans la file qui n’avançait pas...» On
se reconnaîtaussi àl’hôpital ou même dans le magasin de vêtements
où l’actrice qui joue Fantine travaille le dimanche. Le prof de
physique-chimie devient Thénardier et l’évêque qui confie des
chandeliersàJean Valjean est employé au service des pièces d’iden-
tité de la préfecture.Voilà une quinzaine d’années que le gendarme
est campé par un jardinier de la villeàlar etraite. Les représentations
ayant lieu de nuit, les bénévoles sont de retour chez eux vers
2heures du matin. «Les veilles des jours où je démarreà6heures
du mat’, je ne peux pas le faire» ,regrette une bénévole «femme
du peuple» depuis vingt-quatre ans, qui gère un foyer de jeunes.
On adoublé tous les rôles, par égard pour ceux qui travaillent de nuit
ou tôt le lendemain... Le localier de La Voix du Nord qui interprète
JeanValjean briefe son remplaçant. «Tuprends la petite, le seau et
tu te barres...» La petite, Rosalie,7ans, est Cosette.À3ans,
elle jouait déjà «une enfant dupeuple» .Undeses frères aînésaété
le Petit-Gervaishuit ans durant, jusqu’à neplus être si petit. Il n’y
apas une familleàMontreuil, dit-on, qui n’ait pas un proche qui a
participé au spectacle...
Un car d’Anglais est arrivé en ville la veille. Ils n’ont jamais été aussi
nombreux depuis la diffusion cette année d’une superbe mini-série
coproduite par la BBC ancréeàMontreuil. Personne ne leuradit
qu’elle avait été tournée en Belgique.Ni qu’Andrew,unAnglais marié
àune Montreuilloise, tient dans le spectacle de ce soir le rôle d’un
soldat français qui meurtàWaterloo. «Çafait bourgeoise ta coupe au
carré, mets une charlotte» ,signale-t-onàlamère Thénardier,une
retraitée de Montreuil qui s’est déjà noirci les dents. Justement pour
les bourgeois, onaeuune nouvelle idée. En plus des places vendues
à19euros, une formule VIP les emmène visiter les coulisses, la cava-
lerie et se prendre en photo avec le chapeau de JeanValjean. Pour
45 euros, devenir pour un soir de vacances M. Madeleine, le bienfai-
teur de la ville. Un siècle et demi après la sortie de l’œuvre, les com-
mères de Hugo sont toujours là, celles qui voulaient M. Madeleine
dans leur salonpendant son ascension, et chuchotèrent, quand son
passé de forçat fut révélé : «Jem’en doutais». «Onales mêmes qui
déblatèrent aujourd’hui », estime un acteur. «C’est un réseau social
en vrai!», renchérit un autre avant d’ajouter : «Yen aqui veulent les
rôles avec les beaux costumes, alors qu’on se marre plus sur les barri-
cades.» Huit soirs d’été par an, Les Misérables n’est–enfin!–plus
l’histoire du peuple de Paris mais celle, actuelle, de Montreuil.
Illustr
ation Sa
toshi Hashimot
opour MLem
agazine du Monde