Monde-Mag - 2019-08-10

(lu) #1

Photos Marion Poussier pourMLemagazine du Monde — 10 août 2019


D’ailleurs,c’est un peu le cas.Au cœur de l’été, la cité côtière du cap Bon,
àlap ointe nord-est du pays,faceàlaS icile,est l’une des préférées desAlgériens.
Dans la ville, leurs voituresàplaques jaunes sont partout, parfois plus nom-
breuses que cellesàplaques noires,tunisiennes.Dans la rue du 9-Avril,chaque
maison ou presque annonce«Àlouer»etl es occupants viennent du pays voisin.
Certains propriétaires proposent des immeubles entiers par l’intermédiaire
des mutuelles de l’éducation ou de la santé, d’autres quittent leur logement
le temps d’un été très rentable. Le soir,aubout de l’avenue Bourguiba,
des dizaines de familles algériennes pique-niquent et prennent le thé, assises
dans l’herbe d’une parcelle que les gens de Nabeul surnomment désormais
«place d’Algérie». D’autres se croisent le long de la mer,entre marchands de
glaces ou de barbesàpapa, vendeurs de mechmoum (le petit bouquet de
jasmin) ou de maïs grillé:soirées tranquilles et douces d’une Méditerranée
populaire.Sauf en cette nuit de victoire trop spéciale,au cœur d’une année qui
l’es ttout autant. Sur l’écran, les joueurs n’avaient pas encore quitté la pelouse
que la foule de l’Hôtel Kheops reprenaitàpleins poumons UltimaVe rba,
la chanson d’Ouled El Bahdja,le groupe de supporteurs de l’USMAlger,adap-
téepar le rappeur Soolking sous le titre Liberté et devenue l’un des hymnes de
ceux quimanifestent chaque vendredi dans toute l’Algérie. Même les dames
rondouillardes dans leur djellaba, hilares sous leur foulard, sautaient avec les
jeunes filles en short et les gamins en maillot, bras tendus, pour crier le refrain
«Laliberté, la liberté, la liberté... ». Pour un pays qui lutte depuis des mois en
rêvant de changement,cette finale,bien sûr,était plus qu’une question de foot.


Et la chanson revient souvent dans la bande-son de cet été tunisien. On l’en-
tend dans les cafés, sur les plages ou au bord des piscines de tous ces hôtels
qui ont peur du silence et de l’ennui. C’est un peu plus que le geste commer-
cial d’hôtes qui soignent le client. Pour lesTu nisiens, c’est une manière
de témoigner leur solidarité envers leurs proches voisins, une façon aussi de
rendre la politesseàceux qui vinrent au secours du tourisme national lorsque
leur propre«révolution»de2011, puis les attentats du musée du Bardo et
de Sousse en 2015 (soixante morts) avaient fait fuir les Européens, désertant
lesvilles balnéaires et leurs«zones touristiques».Les visiteurs algériens,eux,


étaient venus en masse. Jusqu’alors, ceux qui faisaient
le voyagechoisissaient surtout les locations aux particuliers.
Mais profitant du prix des hôtels au plus bas, ils ont investi les
3, 4ou5étoiles habituellement destinés aux groupes de tou-
ristes venus de France ou d’Angleterre. Et ont pris goût au
pays. «Ils ont sauvé le tourisme tunisien, c’est vrai, mais ils ont
aussi trouvé une destination:ils ont été 2,5 millions l’année
de rnière. Près de 65%des Algériens qui partent en vacances
choisissent laTunisie, très loin devant laTurquie ou le Maroc,
dont la frontière terrestre est fermée depuis 1994 », précise
Bassam Ouertani,qui fut dix ans durant le directeur de l’office
tunisien du tourismeàAlger,avant de prendre ses fonctions à
Nabeul. Et ces touristes-là dépensent 500 euros en moyenne
dans les épiceries, les boutiques et les restaurants locaux,
plus que les Européens souvent confinés dans leurs hôtels
all inclusive (tout compris).
Toutefois, depuis l’année dernière, les Européens reviennent
avec leurs précieuses devises et les places sont moins nom-
breuses. Juste après les postes de douane de Melloula,
au nord-ouest de laTu nisie, des jeunes filles en polo bleu
ou jaunesautent sur les voitures algériennes pour rabattre
les touristes venus sans réservation vers les deux agences qui
proposent des hôtels le long de la côte. Quand la famille est
nombreuse, il faut parfois plus d’une heure pour trouver
son bonheur.L’autre mauvaise surprise, ce sont les prix:ils ont
augmentédeprès de 20%cette année, admet une dame
derrière son écran.Alors,les séjours se font plus courts.Comme
beaucoup, Nadia,Rachid et leur fille Manel, partis de
Constantine, limiteront leurs vacancesàune semaine. «Notre
hôtel est passé de 120à160 dinars (environ 50 euros) par jour,
sans compter la nouvelle taxe de3dinars par nuitée », détaille
Rachid. Ils ont fait escale pour la nuitàTabarka et s’apprêtent à
reprendre la route vers Sousse, leur destination préférée, dans
le golfe d’Hammamet,au sud de Nabeul. «Onseserre la ceinture
toute l’année, mais, là, on profite », assume Nadia ( «unprénom
russe qui veut dire “espoir” » ) , professeure d’histoire en lycée.
Sourire et regard malicieux encadrés par un hidjab couvrant le
moindre cheveu, la quinquagénaire évoque les amis tunisiens
qu’ils vont retrouver, les fêtes auxquelles ils seront invités, les
chaussures qu’elle ne manquera pas d’acheter, «aumoins quatre
paires, elles sont très jolies, là-bas ».
Mais cet été n’est pas fait que de légèreté:ilyad’abord eu
cette rumeur quiacouru en Algérie après le double attentat-
suicide deTu nis, le 27 juin, disant que la frontière serait fer-
mée pour « les femmes voilées et les barbus ». Surtout, Nadia,
qui alaissé sa mère et ses deux grands enfants dans son pays
en pleine ébullition, s’inquiète de la tournure que pourraient
yprendre les événements. Elle redoute les provocations et
les agressions cherchantàfaire basculer le mouvement paci-
fique qui, depuis février,demande sans relâche le départ des
caciques au pouvoir et l’avènement d’un nouveau régime.
«Mais les gens sont conscients de ce risque, ils ont appris du
passé et de la décennie noire », ajoute-t-elle, en référence aux
années 1990 marquées par les violences terroristes et mili-
taires. Nadia n’a pas participé aux manifestations de ces der-
niers mois et s’est gardée de parler politique avec ses élèves
de terminale.Tout au plus a-t-elle plaisanté en disant aux plus
turbulents : «Jevais vous envoyer le hirak », le «mouve-
ment», si soucieux de discipline et de propreté.
Lorsque l’on demandeàRachid, qui enseigne l’arabe aux
enfantsdel’école primaire, s’ilamarché le vendredi, une
nuance d’hésitation traverse son regard timide et un sourire
étire sa fine moustache : «J’ai filmé. Pour pouvoir répondre
aux gens qui donnentdes fausses informations:“Vo ilà la

En Algérie, “les femmes


sont toutes voiléespour


allernager.Situesen


maillot,tue sscann ée


de la tête auxpieds,


tu te sens jugée et


méprisée,c’est ridicule.


Quechacun puisse vivre


selonses convictions.”


Safia, 34 ans

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