10 août 2019 —Photos Marion Poussier pourMLemagazine du Monde
vérité, c’est tout”.» Nadia évoque les «vieux qui gouver-
nent, tous ces gens qui ont volé les biens du pays» et se fait
soudain plus grave : «Jesais ce que c’est, mon grand-père et
mon père étaient moudjahidin [combattants de l’ALN ou
membres du FLN pendant la guerre d’indépendance]. Ce
sont eux quiont les privilèges, qui reçoivent les pensions, obtien-
nen tles licences pour les taxis ou les cafés... Mon pèreatravaillé
àlaSonatrach [la très puissante entreprise publique des hydro-
carbures]. Et, quand ilatouché beaucoup d’argent, il nous a
quittés pour se remarier... Il faut que ces profiteurs du système
laissent la placeànos jeunes et leur donnent leur chance.»
Pendant que ses parents se confientàlat able du petit déjeuner,
Manel, brunette de 16 ans, ne décolle pas les yeux de l’écran de
son téléphone sur lequel courent ses doigts aux longs ongles
vernis de rose. Elle ne s’intéresse pasàlapolitique, lâche-t-elle,
et préfère savourer le souvenir de son récentvoyageàDubaï
avec sa grande sœur,cadeau pour ses bons résultats scolaires.
Avec ses longs cheveux noirs qui tombent sur une robe étroite
siglée Gucci, elle ne répond pas vraiment aux attentes de sa
mère. «Elle ne veut pas porter le voile. La modernité, c’est l’islam
qui en pâtit le plus», soupire Nadia. Dans quelques heures, sa
fille retrouvera ses copines tunisiennes et ses parents veilleront,
fatalistes : «Elles sont plus...», Nadia fait la moue et cherche
le mot. On tente : «Libérées?»«Oui, peut-être, c’est ça...»
esentir libres:l’expression revient souventdans la bouche
des femmes algériennes, jeunes ou pas, lorsqu’elles évoquent
le plaisir des vacances tunisiennes. Question d’atmosphère
disent-elles, dans ce pays qui, depuis Bourguiba et son Code
du statut personnel proclamant dès 1956 l’égalité entre
les hommes et les femmes, jusqu’à la réforme de l’héritage
qu’envisageait le président Béji Caïd Essebsiàlaveille de sa
mort, le 25 juillet dernier,est l’un des plus avancés du monde
arabe en matière législative. Se promener dans la rue est plus
facile:moins de harcèlements pour toutes et d’insultes pour
cell equi va tête nue. La plage est, enfin, un lieu de détente :
qu’elles choisissent le burkini ou le bikini, elles n’ont pas l’im-
pression d’être objets de scandale. Les hôtels ont dû s’adapter
aux désirs de chacune. «Ilafallu que j’accepte le burkini, ce
que je ne faisais pas avant. Mais quand 400 Algériens sont dans votre établis-
sement,vous ne pouvez pas dire non, souligne le directeur d’un grand hôtel de
Nabeul. Nous,Tunisiens, avons soixante ans d’interdiction de polygamie, alors
que certains Algériens la pratiquent encore. Il faut faire avec.» Aux Européens
qui se plaignent parfois de devoir partager la piscine ou le bassin aux tobog-
gans colorés avec ces femmes et ces filles habillées de combinaisons ou de
tee-shirts, le directeur du Kheops–500 clients algériens sur les 780–conseille
la plage privée. De toute façon, s’il est question d’hygiène, il préfère les
femmes couvertes aux «Russes qui boivent beaucoup et font des cochonneries
dans la piscine». ÀHammamet, le directeur de l’Hôtel Hasdrubal, le plus
luxueux et agréable de la ville, essaie de satisfaire les unes et les autres grâce
àson sens de la diplomatie etàses deux piscines. Safia, 34 ans, lézarde
en deux-pièces au côté de son mari, sous les palmiers parfaitement rangés,
pour une courte semaine de vacances arrachéeàleur entreprise de produits
phytosanitaires. Elle évoque Alger et les plages de Boumerdès : «Là-bas,
les femmes sont toutes voilées pour aller nager.Situesenmaillot, tu es scannée de
latête aux pieds,tutesensjugéeetm éprisée,c’estridicule.Que chacun puisse vivre
selon ses convictions.» Puis, comme il est décidément impossible de n’y pas
revenir et que les femmes en sont activement partie prenante, elle ajoute : «Le
mouvement va changer les choses aussiàcen iveau-là. Nous espérons que nos filles
de 4et7ans pourront être vraiment libres.» Rayane, 16 ans, qui se baigne en
burkini sur la plage publique deYasmine Hammamet, rêve elle aussi de chan-
gement. Mais pas le même : «Onveut quelqu’un comme Erdogan enTurquie.
Un homme qui pense de façon admirable et qui sait guider les autres. Si l’islam
est appliqué, il n’y aura pas de voleurs, d’ivrognes, de criminels, et une fille
pourra sortir sans que personne ne la dérange.» Dans sa ville d’Annaba, la
lycéenneadéfilé chaque semaine avec la bénédiction de ses parents et entend
bien reprendre le combat dès son retour de vacances. Pour Lamia, sa mère,
même la victoire de l’équipe de footaune signification politique : «L’entraîneur
[Djamel Belmadi] vit àl’étranger,mais quand il revient, voilà, on gagne. Ilya
des milliers d’Algériens qui ont dû quitter le pays et qui sont des cracks, des gens
honnêtes et capables. Il faut qu’ils reviennent.» Pendant les congés, la mobilisa-
tion continue:pas un jour ne passe sans que Rayane ne suive les derniers
événements et les commentaires sur les réseaux sociaux.
Pour les estivants, il n’est pas toujours confortable de s’offrir du bon temps à
l’étranger au lieu de«vendredire»(les manifestants en ont fait un verbe)
quand chaque ville des 48 wilayas (départements) d’Algérie est mobilisée :
«Aujourd’hui, onaunpeu mauvaise conscience, on devrait être là-bas»,
concèdeWali pendant que la télévision, branchée sur Berbère TV (qui émet
depuis Montreuil, en Seine-Saint-Denis), déverse les images des foules dans
le petit appartement qu’ilaloué avec son épouse Nouara et ses deux enfants.
C’est la première fois que le couple ne participe pas au rassemblement de
Béjaïa, leur ville de Kabylie : «J’y étais dès le premier vendredi, indique
Nouara. Et, en juin, quand ils ont interdit le drapeau amazigh [le drapeau
berbère] ,j’ai enfilé ma robe kabyle et mis le drapeau sur mes épaules pour
marcher devant les policiers.» Pour autant, son mari n’a jamais senti le pays
aussi uni : «Avant, nous, les Kabyles, on nous considérait comme des rebelles,
des révoltés. Mais maintenant, la nation entière voit que nous avions raison. Cela
nous réconforte. Nous sommes unis, Kabyles, Arabes, Chaouis... Quand on se
croise, même ici sur le marché, on se dit “Khawa, khawa” [«Frères, frères»].
Cela nous donne une force incroyable. Par le passé, nous avons été plus violents
que vos “gilets jaunes”. Mais, cette fois, notre arme c’est le sourire, et ça dérange
le pouvoir.Les Tunisiens ont fait la révolution du jasmin. En Algérie, ce sera celle
du sourire.» En expert de la géopolitique, le maçon de profession précise :
«Mais ce n’est pas le printemps arabe, ce ne sont pas quelques foyers de manifes-
tants, c’est tout un peuple qui se soulève.»
Djalel et ses copains, eux, ont attendu le vendredi soir, «après le défilé», pour
prendre la route depuis Bordj Bou Arreridj vers Hammamet. Ils sont quatre gar-
çons–leurs copines n’ont pas eu le droit de venir–qui partagent deux chambres
àl’Hôtel Dar El Olf, un4étoiles récemment pris en gestion par une compa-
gnie algéro-tunisienne. Pendant une petite semaine, ils profiteront des plaisirs
d’un lieu «plus libre, plus détendu, qui devient un peu comme l’Europe»,
commente Djalel,26ans. Entre le jet-ski, les attractions du parc Carthage
Land, les boutiques de la médina, les bars de la plage où les DJ ne passent
•••
•••