Monde-Mag - 2019-08-10

(lu) #1

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FRANCE


SAMEDI 10 AOÛT 2019

L’Etat se met aux sciences comportementales


Par « l’incitation douce », le gouvernement cherche à concevoir des politiques sans contraintes ni sanctions


E


n 1897, lorsque Paul Dou-
mer prend son poste de
gouverneur général de
l’Indochine française, à
Hanoï, il décide de faire construire
des égouts. Las, les rats commen-
cent à proliférer et des cas de peste
apparaissent. Celui qui deviendra
président de la République en 1931,
ne s’avouant pas vaincu, propose
une prime à ceux qui chasseront
l’animal. Il suffira de rapporter la
queue du rat pour l’obtenir. C’est
alors que l’on vit, à Hanoï, courir
des rats sans queue et que l’on dé-
couvrit que certains habitants
s’étaient lancés dans l’élevage de
rongeurs...
Pour Stéphan Giraud, chef de
projet à la direction interministé-
rielle à la transformation publique
(DITP), « c’est l’exemple typique de
la politique publique lancée sans
comprendre le terrain... » La spécia-
lité de M. Giraud, ce sont les scien-
ces comportementales. Ou com-
ment concevoir des politiques qui
tiennent compte de la manière
dont réagissent les citoyens à qui
elles vont s’appliquer.

« Leçon d’humilité »
Le gouvernement s’apprête à lan-
cer à la rentrée de nouveaux chan-
tiers dans le cadre de ce pro-
gramme débuté en 2013, et ampli-
fié par un Emmanuel Macron très
allant sur la réforme de l’Etat. Sept
politiques publiques sont ainsi
passées au crible des sciences
comportementales par la DITP,
sous la tutelle de Matignon et de

Bercy : comment inciter les Fran-
çais à consommer moins d’anti-
biotiques? Comment prévenir le
manque de sommeil chez les en-
fants de CP? Comment favoriser
l’adoption de modes de chauffage
écoresponsables ?, etc. Ainsi, cinq
autres chantiers seront lancés
dans les prochaines semaines, no-
tamment sur la question du non-
recours aux aides énergétiques ou
sur celle de l’addiction des enfants
aux écrans.
Ces initiatives n’en sont qu’à un
stade balbutiant. Dans ce do-
maine, la France n’est pas en
avance. Cela fait une vingtaine
d’années que le mouvement, parti
du Royaume-Uni de Tony Blair, se
répand dans le monde entier
comme un feu de prairie. Barack
Obama avait même créé une
« nudge unit » à la Maison Blanche.
En français, on dirait « coup de
pouce » ou « incitation douce ». Les
sciences comportementales cher-
chent à comprendre le fonction-
nement des individus ; le nudge
est une technique qui vise à modi-

fier leur comportement, à « pous-
ser les gens à choisir l’option que
l’on juge préférable » , explique Oli-
vier Desrichard, professeur de psy-
chologie à l’université de Genève.
Le nudge est la partie immergée
de l’iceberg. « On ne parle que de ça
parce que c’est sexy , poursuit le
chercheur. Mais ce n’est qu’une
technique parmi d’autres décou-
lant des sciences comportementa-
les, qui préexistent. »
Les exemples abondent, illustre
M. Desrichard. Certains sont célè-
bres : l’aéroport Schipol d’Amster-
dam colle des images de mou-
ches dans les urinoirs pour inci-
ter les utilisateurs à viser juste et
réduire les coûts d’entretien. La
ville de Chicago a modifié le mar-
quage au sol à l’approche des vira-
ges pour donner l’impression
d’une plus grande vitesse aux
automobilistes. Résultat : le nom-
bre d’accidents a baissé de 36 %
quand prévention et répression
classiques avaient échoué, rap-
pelle le délégué interministériel à
la transformation publique, Tho-
mas Cazenave.
« Cette démarche suppose de
s’autoriser nombre d’audaces
parmi lesquelles celles de départir
définitivement l’Etat de ses réflexes
coutumiers : produire de la norme
ou agir par la taxation ou l’incita-
tion financière » , indique M. Caze-
nave, qui voit dans cette approche
« une leçon d’humilité : le sur-
homme cartésien, capable de maî-
triser spontanément la gamme foi-
sonnante des réglementations et

des procédures n’existe pas ». Pas de
contrainte, d’incitation ou de
sanction financières : tels sont les
principes du nudge. Le bâton ne
serait pas toujours la meilleure
arme des gouvernements pour
parvenir à leurs fins. L’exemple de
la Prohibition, dans l’Amérique
des années 1920, le montrerait : au
lieu de bannir l’alcool, cette politi-
que entraîna contrefaçons et pro-
blèmes sanitaires, corruption et
criminalité.

Attachement à la norme sociale
L’incitation douce est préférable,
développe Pierre Chandon, direc-
teur du Centre multidisciplinaire
des sciences comportementales
Sorbonne Université-Insead. Pour
changer le comportement des in-
dividus, il faut agir sur le compor-
tement lui-même, sans que les in-
téressés s’en rendent forcément
compte. Celui-ci, contrairement à
ce que l’on pourrait penser, n’est
en effet pas toujours rationnel.
« Le cerveau humain a conservé la
trace, dans son fonctionnement,
des débuts chaotiques de l’espèce,
il y a des millions d’années » , rap-
pelle Stéphan Giraud. La nécessité
de survivre dans un milieu hos-
tile et d’assurer la pérennité de
l’espèce a entraîné le développe-
ment de facultés qui ont durable-
ment marqué le comportement
et les réflexes de l’homme.
Cependant, relativise M. Desri-
chard, ces arguments qui relèvent
de la théorie de l’évolution ne
sont peut-être pas « très utiles »
parce qu’ils font référence à un
héritage si ancré qu’il est « très dif-
ficile à modifier ». Les sciences
comportementales, en revanche,
« mettent en évidence des détermi-
nants que l’on peut modifier ».
L’attachement à la norme so-
ciale peut ainsi être un levier.
L’humain a naturellement ten-
dance à s’inspirer de ce que disent
ou font ses congénères pour pren-
dre ses décisions. En 2014, Bercy a
par exemple beaucoup mis en
avant la satisfaction des contri-
buables qui déclaraient leurs reve-
nus en ligne pour inciter ceux qui

ne le faisaient pas encore à s’y
mettre. Un distributeur d’énergie
californien a systématiquement
informé ses clients de leur con-
sommation en la comparant avec
celle de leurs voisins. Résultat : des
économies d’électricité aussi im-
portantes que si le prix avait été
majoré de 11 % à 20 %.
L’environnement est un autre
levier. Le fait de placer des fruits,
si possible prédécoupés, dans des
rayons plus accessibles et plus vi-
sibles que ceux où l’on place la pâ-
tisserie industrielle incitera les ly-
céens d’une cantine à manger da-
vantage les premiers que la se-
conde. Favoriser le choix le plus
simple est aussi une manière
d’agir sur la décision. De même, si
les verres sont hauts et étroits, la
consommation de jus de fruit
augmente.
Les entreprises ne s’y sont pas
trompées. « Elles pratiquent le
nudge , par exemple, lorsqu’il s’agit
d’inciter à cocher une clause sans la
lire , explique le professeur Desri-
chard. Mais, d’une manière géné-
rale, les entreprises utilisent les
sciences comportementales depuis
bien plus longtemps. Les cigaret-
tiers sont, par exemple, bien
meilleurs que les gouvernements
pour parler du tabac. » Si, pendant
soixante ans, rappelle M. Chan-
don, Coca-Cola a conservé une
taille standard (la « norme ») de
19 centilitres pour ses bouteilles, le
groupe a fini par se rendre compte
qu’en la portant à 50 centilitres, il
augmentait sa rentabilité.
Recette miracle, le nudge? Quoi
qu’il en soit, le gouvernement y
voit « un outil prometteur en ma-
tière de politique publique », une
« œuvre de salubrité publique tou-
chant aussi bien à la solidité du
pacte républicain qu’à la qualité de
vie de nos concitoyens ». « Il y a une
vraie efficacité. Sur le court terme,
en tout cas » , abonde M. Chandon.
M. Desrichard est plus mesuré. S’il
soutient l’utilisation croissante
des sciences comportementales, il
considère que le nudge , certes
« une technique intéressante » , n’a
cependant « pas encore fait ses

L’humain a
naturellement
tendance
à s’inspirer de
ce que disent
ou font
ses congénères

preuves quant à son efficacité sur le
long terme et à grande échelle. Le
risque serait d’appliquer des recet-
tes toutes faites alors qu’elles ne
sont pas forcément les meilleures
solutions à un moment donné et
dans une circonstance donnée ».

« Individus nudgés »
Le gouvernement français est
bien conscient des limites de
l’exercice. « La mise au point de so-
lutions nécessite un ajustement fin
qui suit une démarche scientifique
d’expérimentation , indique la
DITP. Chaque solution est testée et
son impact évalué. A terme, cette
approche permet de déployer des
solutions fondées sur les preuves. »
Reste une question : comment
réagiront les citoyens qui pren-
dront peu à peu conscience de de-
venir des « individus nudgés » , ob-
jet de ce que les Anglo-Saxons ap-
pellent « le paternalisme liber-
taire »? « Bien sûr, c’est un risque
que l’on rencontre dès que l’on veut
promouvoir du changement , as-
sure M. Desrichard. C’est quelque
chose que l’on connaît et que l’on
sait gérer. » L’individu, pré-
vient-il, doit toujours conserver
le choix de ne pas faire ce que le
gouvernement privilégie. Dans
un contexte de suspicion généra-
lisée à l’égard du politique, de
complotisme galopant, « ces tech-
niques peuvent inquiéter , recon-
naît Stéphan Giraud. Mais on ne
veut pas faire le bonheur des gens
malgré eux. Il faut donc que la dé-
marche soit parfaitement parta-
gée, transparente ». p
benoît floc’h

Un aéroport a
collé des images
de mouches dans
les urinoirs pour
inciter les
utilisateurs
à viser juste et
réduire l’entretien

Les pouvoirs publics prennent la « phobie


administrative » au pied de la lettre


Les sciences comportementales peuvent aider l’administration à
parler clairement et à se faire comprendre, estime le gouvernement

G


érald Darmanin, minis-
tre de l’action et des
comptes publics et an-
cien maire de Tourcoing (Nord),
rappelle souvent que beaucoup
de ses anciens administrés ne
prennent même plus la peine
d’ouvrir le courrier administratif.
Le langage de l’Etat ne parle plus à
tout le monde. « Quand vous pro-
duisez des documents illisibles,
vous générez de l’anxiété qui peut
déboucher sur un comportement
qui ne soit pas aussi cartésien
qu’on pourrait l’espérer. Et c’est
parfaitement normal... » , note
Stéphan Giraud, chef de projet en
sciences comportementales au
sein de la direction interministé-
rielle à la transformation pu-
blique (DITP).

« Bravo! »
Les sciences comportementales,
qui étudient la manière dont les
humains fonctionnent, peuvent
aider l’administration à parler
clairement et à se faire compren-
dre, estime le gouvernement.
L’enjeu? « Que les gens souffrent
moins dans leurs relations avec
l’administration , poursuit M. Gi-
raud, et qu’ils aient plus de succès

dans leurs démarches. Il s’agit là
du contrat social entre les pouvoirs
publics et les usagers! »
Fruit de ces travaux, un guide a
été diffusé en avril, « Vaincre la
phobie administrative grâce aux
sciences comportementales ». Et
la DITP travaille actuellement à
généraliser la démarche. Certai-
nes recommandations relèvent
cependant des techniques rédac-
tionnelles classiques. « Ecrire sim-
plement permet de limiter les er-
reurs d’interprétation et de faire
gagner du temps aux usagers » , in-
dique par exemple le guide.
D’autres s’inspirent plus directe-
ment des sciences comportemen-
tales. La norme sociale, par exem-
ple, est déterminante. L’adminis-

tration est donc invitée à l’utiliser :
« Comme la plupart des contri-
buables, passez à la télédéclara-
tion! Neuf déclarants sur dix affir-
ment être satisfaits de ce service. »
Impliquer personnellement le
destinataire du courrier « maximi-
sera l’impact du message ». Il est
donc recommandé, par exemple,
d’ « utiliser le nom de la personne,
plutôt qu’un “ madame ” ou “ mon-
sieur ” » ou encore d’ « ajouter un
Post-it factice sur les courriers avec
les noms et prénoms du destina-
taire en police manuscrite ».
« Les situations floues nous sont
inconfortables. Afin de nourrir
notre motivation et clarifier les si-
tuations, nous avons besoin de re-
cevoir des retours sur les actions
que nous accomplissons » , pro-
fesse encore le guide. Et, pour ce
faire, aux « messages négatifs et
anxiogènes » il faudra préférer
« un ton positif et enthousiaste »
comme, par exemple : « Bravo,
vous venez de terminer cette troi-
sième étape! » Mieux vaut, enfin,
« communiquer au bon moment ».
Inutile de faire parvenir des SMS
de rappel un 24 décembre en fin
d’après-midi...p
b. f.

« Il s’agit là
du contrat
social entre les
pouvoirs publics
et les usagers! »
STÉPHAN GIRAUD
chef de projet en sciences
comportementales

Marcel

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