MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
10 |

ÉCONOMIE & ENTREPRISE

JEUDI 8 AOÛT 2019

Le déficit commercial français se creuse

Malgré un net recul en juin, les exportations tricolores ont été dynamiques au premier semestre 2019

S


i elle commence à faire
des dégâts de part et
d’autre du Pacifique, la
guerre commerciale qui
oppose Washington et Pékin
semble pour le moment épargner
la France. Paradoxalement, à en
croire les données publiées par les
douanes, mercredi 7 août, elle lui
aurait même été plutôt bénéfi-
que. Malgré un net repli (– 4,9 %)
en juin, les exportations tricolo-
res, au cours du premier semestre
de 2019, ont augmenté de
14,6 milliards d’euros par rapport
à la même période de l’an passé.
« Un très bon début d’année,
comme on n’en avait pas connu
depuis 2011 », souligne Stéphane
Colliac, économiste auprès de
l’assureur-crédit Euler Hermes.
La performance suffira-t-elle à
combler l’abyssal déficit exté-
rieur français? Aucune chance.
L’Hexagone, depuis quinze ans,
importe plus qu’il n’exporte. En
juin, le solde de ses échanges avec
le reste du monde s’est encore éta-
bli à – 5,2 milliards d’euros. Soit
26,9 milliards de déficit cumulé
depuis janvier.
Mais 2019 n’est pas, jusque-là,
un trop mauvais cru : comparée
au premier semestre de 2018, la
balance (même si elle reste dans le
rouge) s’est appréciée de 5,3 mil-
liards d’euros. Un léger rééquili-
brage dû à quelques heureuses
surprises dans des secteurs-pha-
res comme l’aéronautique, la chi-
mie, le luxe et l’agroalimentaire.
Les entreprises françaises ont
en effet profité de l’essor continu
de l’économie américaine. Cette
dernière devrait encore connaî-
tre cette année une croissance de
2,9 %, selon le Fonds monétaire
international (FMI). Une vigueur
qui profite essentiellement à
deux poids lourds tricolores : l’aé-
ronautique et l’industrie phar-
maceutique. « On est devenu excé-
dentaire dans nos échanges avec
les Etats-Unis en 2018 et ça se con-
firme cette année », note Sté-
phane Colliac.
De l’autre côté du Pacifique, la
Chine, malgré le ralentissement
de son économie, reste le
deuxième plus gros débouché des
exportations françaises. Celles-ci
sont surtout dynamiques (une
fois encore) dans l’aéronautique
et, de façon plus résiduelle, dans
le luxe. Bizarrerie du début d’an-
née : la France a également vendu
quantité de biens technologiques,
notamment à la Corée du Sud.
« Des flux d’exports se sont créés
entre la péninsule et l’Europe de-

puis l’entrée en vigueur d’un traité
de libre-échange en 2011 », rappelle
Stéphane Colliac, qui estime que
« la guerre commerciale a encou-
ragé des détournements de trafic »
au bénéfice du Vieux Continent.

Spécialisation sectorielle
Les incertitudes que ces tensions
engendrent, de même que le ra-
lentissement à l’œuvre en Asie,
en Europe et dans les émergents,
ont également profité à des va-
leurs refuges. La joaillerie, par
exemple, a pu constituer une
forme de placement de précau-
tion pour les plus fortunés. « De
manière générale , remarque
Bruno de Moura Fernandes, éco-
nomiste pour l’assureur-crédit
Coface, la chimie, la pharmacie, la
production de vin et spiritueux
ainsi que la maroquinerie sont as-
sez insensibles à la conjoncture
mondiale. La résilience française
tient en grande part à cette spécia-
lisation sectorielle. »

Comme le soulignait Rexecode
dans sa dernière enquête sur la
compétitivité publiée en juin, les
entreprises tricolores ont cessé de
perdre des parts de marché dans
la zone euro en 2018. Mais les per-
formances du début d’année s’ex-
pliquent aussi par des phénomè-
nes plus ponctuels, comme des li-
vraisons d’armes au Moyen-
Orient, une hausse des ventes de
céréales à certains pays africains
ou les stocks accumulés au
Royaume-Uni dans la perspective
d’un Brexit sans accord fin mars.
« La France fait partie des pays
qui ont le plus bénéficié de la ner-
vosité outre-Manche , souligne
Bruno de Moura Fernandes. On a
vraiment observé un boom des
ventes de médicaments et de voi-
tures en février et mars. Il n’est pas
exclu que cela se reproduise d’ici
au 31 octobre, le nouveau premier
ministre britannique, Boris John-
son, s’étant dit prêt à un “no
deal”. »

Un secteur inquiète, tout de
même, de plus en plus : l’automo-
bile. Si les constructeurs ont plu-
tôt tiré leur épingle du jeu au pre-
mier semestre, les équipemen-
tiers, eux, semblent pâtir des dif-
ficultés du marché allemand. Les
fabricants outre-Rhin, qui avaient
mal anticipé les nouvelles nor-
mes européennes anti-pollution
entrées en vigueur en septem-
bre 2018, sont toujours à la peine,
ce qui pèse sur la croissance alle-
mande et l’activité des sous-trai-
tants français.
C’est également de l’automobile
que risquent de venir les mauvai-
ses nouvelles de fin d’année.
« L’administration américaine a
dans le viseur l’excédent allemand
et a donné jusqu’au 11 décembre
aux Européens pour trouver un ac-
cord commercial. Ça pourrait être
un des tubes de l’automne », pré-
cise Stéphane Colliac.
Les économistes, qui misent sur
un rebond progressif de la con-

sommation en France, du fait des
gains de pouvoir d’achat enregis-
trés cette année, soulignent que
cette hausse de la demande inté-
rieure devrait se traduire par un
regain des importations. De quoi
faire replonger le déficit au se-
cond semestre.
Le scénario est d’autant plus
plausible que, si la France est
moins exposée que ses voisins
européens aux aléas de la de-
mande mondiale, elle n’y est pas
non plus complètement imper-

Lectra : quand la machine à découper devient machine à exporter

La firme bordelaise exporte 94 % de sa fabrication d’appareils de découpe textile, tant en Europe qu’en Asie et en Amérique du Nord

REPORTAGE
cestas (gironde) - envoyé spécial

S

ous le soleil, le lieu est en-
chanteur. Caché en pleine
nature, dans la banlieue de
Bordeaux, ce site arbore des faux
airs de campus universitaire. Mais
un vaste cube blanc rappelle qu’il
s’agit d’une usine, celle de Lectra,
l’un des leaders mondiaux de la
fabrication de machines de dé-
coupe textile, de cuir et d’airbags.
« En 1982, il n’y avait ici qu’un bâ-
timent, et puis cela n’a cessé de se
développer, note Nathalie Four-
nier-Christol, chargée de la com-
munication. Nous sommes en
train d’agrandir l’usine de 1 000 m^2 ,
avec une toute nouvelle zone logis-
tique. » Un enjeu de taille pour une
société qui exporte 94 % de sa fa-
brication, tant en Europe qu’en
Asie et en Amérique du Nord.
Si la start-up s’est fait un nom au
cours des années 1970-1980 dans

la conception assistée par ordina-
teur pour les grandes maisons de
couture parisiennes, elle a bien
évolué. Depuis 1985, elle conçoit
ses propres machines de découpe.
Avec 1 700 salariés et un chiffre
d’affaires de 283 millions d’euros
en 2018, l’entreprise de taille in-
termédiaire dirigée par Daniel
Harari est devenue l’une des pépi-
tes industrielles de l’Hexagone. Et
un exportateur de premier plan,
avec près de 550 machines (d’une
valeur à l’unité de 100 000 à
250 000 euros) expédiées chaque
année dans le monde.
Son secret? La fiabilité de ses
machines, mais aussi son offre,
en constante évolution. Après les
logiciels et le développement de
ses premières machines, dont
son best-seller, le Vector (vendu à
25 000 exemplaires), la société a
truffé ses machines de capteurs
depuis 2007, pour permettre une
maintenance préventive.

Il a dix ans, après la crise finan-
cière, la société a vacillé. S’est
alors posée la question d’une dé-
localisation de la production afin
de baisser les coûts. « On y a réflé-
chi , confirme Daniel Harari, mais
on s’est dit qu’il valait mieux s’en
sortir vers le haut, en conservant
la production à demeure et en in-
vestissant dans nos produits.
Nous ne le regrettons pas, car
nous avons gagné depuis des
parts de marché. »
En 2017, après plusieurs années
de développement à Cestas, où la

société compte 350 développeurs
et ingénieurs, Lectra propose sa
nouvelle offre de software as a
service (« logiciel en tant que ser-
vice »), en vendant sous licence
ses logiciels directement connec-
tés à ses machines.

« Remettre l’usine au centre »
Devant un écran d’ordinateur ins-
tallé dans le showroom, Sarah
Schmölz, experte du logiciel Mo-
daris 3D, habille un mannequin
virtuel en trois dimensions. « Il
est capable de modéliser n’importe
quel vêtement, avec une ou plu-
sieurs des 400 matières que
compte notre bibliothèque vir-
tuelle, explique-t-elle. Le logiciel
calcule ensuite les dimensions des
différentes pièces qui formeront
alors le vêtement, les place de ma-
nière optimale sur la table de dé-
coupe et peut lancer la découpe. Il
suffira ensuite de récupérer les piè-
ces et de les assembler. »

Lectra propose aussi une solu-
tion fashion on demand, qui per-
met aux grandes marques de pro-
duire des vêtements à la demande
des clients. « Cette production sur
mesure permet d’économiser de la
matière, de baisser les stocks, de li-
miter les retours d’invendus et les
soldes » , énumère Charlotte La-
geyre, la responsable de cette offre.
Après avoir dessiné un habit
grâce au logiciel maison, il faut
faire quelques mètres vers Virga,
une machine qui ressemble à une
table de billard dotée d’une
grande anse pour le tailler. Le
tissu se déroule automatique-
ment, une caméra le scanne, puis
lance la découpe avec sa tête do-
tée d’une lame. Avec notre plate-
forme logicielle, « nous voulons
disrupter [« bouleverser »] l’indus-
trie textile et remettre l’usine au
centre du jeu », assure Daniel Ha-
rari, qui croit dur comme fer à l’in-
dustrie 4.0.

D’ailleurs, l’atelier de fabrica-
tion des machines à découpe est
bardé de capteurs. « Ici, tout est
connecté », confirme Eric Lespi-
nasse, le directeur industriel. Le
réassort des pièces de chaque
poste de travail d’assemblage des
têtes de découpe, la pièce la plus
sensible des machines à découpe,
est organisé grâce à un AGV, un
véhicule à guidage automatique.
Quand il manque des vis en ma-
gasin, une commande est auto-
matiquement lancée auprès du
fournisseur. Le suivi de la produc-
tion et de la qualité est visible sur
l’ensemble des écrans qui bordent
la ligne d’assemblage. Avec près
de 200 ouvriers qualifiés, « il faut
environ trois jours et demi pour
monter un Vector, par exemple. Et
autant pour le tester, précise ce
responsable. La qualité est essen-
tielle. C’est ce qui fait aujourd’hui
notre différence dans le monde. » p
philippe jacqué

INFOGRAPHIE : LE MONDE SOURCES : MINISTÈRE DES FINANCES ; NATIXIS

Une balance commerciale déficitaire depuis quinze ans
ÉVOLUTION ANNUELLE DE LA BALANCE COMMERCIALE DE LA FRANCE DEPUIS 1971,
EN MILLIARDS D’EUROS

ÉVOLUTION DES IMPORTATIONS ET EXPORTATIONS FRANÇAISES, EN MILLIARDS D’EUROS

2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019

50

60

70

80

90

100

110

120

130

140

1971 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 2019

20

0


  • 20

  • 40

  • 60

  • 80


Importations

Exportations

+ 23,

- 14,
- 56,
- 74,
**- 59,



  • 26,**
    de janvier à
    fin juillet 2019
    (évaluation)


141,

128,

Un énorme déséquilibre avec l’Europe et l’Asie
SOLDE DU COMMERCE EXTÉRIEUR PAR ZONES, SUR DOUZE MOIS
(DE JUILLET 2017 À JUIN 2018), EN MILLIARDS D’EUROS

La désindustrialisation se poursuit
ÉVOLUTION DE LA CAPACITÉ DE PRODUCTION MANUFACTURIÈRE,
BASE 100 EN JANVIER 1998

- 37,
**- 9,



  • 29,**


2,

6,

- 2,


1998 2000 02 04 06 08 2010 12 14 2018

130

110

100

105

95

France
Zone euro hors France

115

120

125

16

Union européenne

Europe hors UE

Afrique

Amérique

Proche et Moyen-Orient

Asie

En juin, le solde
des échanges de
la France avec le
reste du monde
s’est établi
à – 5,2 milliards
d’euros

méable. « Les enquêtes récentes
auprès des chefs d’entreprise mon-
trent que les nouvelles comman-
des à l’export ont baissé ces der-
niers mois, particulièrement dans
l’automobile, la métallurgie et
l’électronique », observe Stéphane
Colliac.
En dépit des bons résultats du
premier semestre, la contribution
du commerce extérieur à la crois-
sance devrait donc redevenir légè-
rement négative cette année.
L’Insee, dans sa note de conjonc-
ture de juin, prévoyait qu’elle lui
ôterait 0,1 point « après avoir été un
soutien fort en 2018 (+ 0,7 point) ».
Le produit intérieur brut (PIB), qui
mesure la richesse créée dans le
pays, progresserait, lui, de 1,3 %,
contre 1,7 % en 2018, selon les
comptables nationaux. Une per-
formance médiocre, mais qui
s’inscrirait dans la moyenne de la
zone euro et dépasserait de loin
celle de l’Allemagne et de l’Italie.p
élise barthet

Le secret
de la start-up?
La fiabilité
de ses machines,
mais aussi
son offre
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