MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
JEUDI 8 AOÛT 2019 culture| 13

Accordez donc Berlioz

à l’accordéon

Le Quatuor Æolina propose une pénétrante

transcription de la « Symphonie fantastique »

MUSIQUE
blanot (saône-et-loire)

O


n croyait révolue
l’époque où l’appari-
tion d’un accordéo-
niste dans des céna-
cles classiques provoquait raille-
ries et quolibets. Pourtant, lors du
concours Eugène-Ysaÿe, en juillet,
à Liège, les membres du Quatuor
Æolina ont eu l’impression de se
retrouver dans semblable situa-
tion. « En nous voyant entrer en
scène, le jury s’est esclaffé, témoi-
gne Anthony Millet, le fondateur
de ce quatuor d’accordéons qui ar-
pente la route des festivals en août
avec un programme très attractif,
puis en nous écoutant il a mani-
festé une certaine gêne avant de
nous placer, peut-être à con-
trecœur, en tête du palmarès. »
Six mois après avoir remporté le
prix d’honneur au concours Léo-
pold-Bellan, le Quatuor Æolina est
donc arrivé au premier rang du
concours belge (ex aequo avec l’en-
semble As One), qui a attiré une
trentaine de formations de musi-
que de chambre. « Nous sommes
des accordéonistes mais nous som-
mes avant tout des chambristes »,
poursuit le musicien de 37 ans.
Tous sont issus du Conservatoire
national supérieur de musique et
de danse de Paris, où Anthony
Millet enseigne depuis dix ans. Les
trois autres membres d’Æolina –
Thibaut Trosset (27 ans), Yohann
Juhel (30 ans) et Théo Ould (21 ans)


  • ont été ses élèves. Engagé de lon-


gue date en faveur de la création
contemporaine, notamment au
sein de l’ensemble KDM, Anthony
Millet a fondé ce quatuor en 2017
pour « faire découvrir ce qu’est l’ac-
cordéon maintenant ».
Adopté par la plupart des com-
positeurs d’aujourd’hui (tels
György Kurtag et Henri Du-
tilleux), l’instrument a effectué
une mue que le grand public
ignore encore. Beaucoup d’eau a
coulé sous les ponts de Paris (en
particulier de son Conservatoire,
où une classe d’accordéon a été
ouverte en 2003) depuis le temps
de la chanson réaliste et du bal
musette. Si quelques solistes de
qualité en attestent à l’occasion de
récitals, leur rayonnement ne sau-
rait atteindre celui d’une forma-
tion de chambre, tant du point de
vue du répertoire que de celui des
variations (internes) d’effectif.
Le Quatuor Æolina arrive donc à
point nommé pour affirmer

Cette contribution inédite à la
commémoration du 150e anniver-
saire de la mort du compositeur
était donnée le 3 août dans l’église
de Blanot (Saône-et-Loire). Conçue
à partir d’un scénario qui s’ingé-
nie à confondre rêve et réalité, la
Symphonie fantastique est sous-ti-
trée « Episodes de la vie d’un ar-
tiste ». Recherche de l’idéal fémi-
nin, rencontre idyllique, jalousie
cauchemardesque, crime passion-
nel, bacchanale dans l’au-delà, tel-
les sont les principales étapes d’un
parcours qui, à l’orchestre, tend
vers la scène de théâtre. L’imagerie
est tout autre avec les accordéons.
D’une rare délicatesse, l’amorce de

la symphonie prend un caractère
religieux (sonorités d’harmo-
nium) et laisse penser que le com-
positeur vient à confesse (l’œuvre
est autobiographique).
Très vite, on a la sensation de se
trouver dans le cerveau du musi-
cien. L’articulation devient lim-
pide, le propos pénétrant, le résul-
tat coloré. En de multiples en-
droits, la transcription de Thibaud
Trosset s’avère hautement inven-
tive. Citons, entre autres, le début
de la Marche au supplice, avec per-
cussion sur le soufflet puis sur la
grille d’un accordéon qui rappelle
l’orgue du Gaumont Palace au mo-
ment où la musique de Berlioz pa-

raît vraiment destinée à un film,
et le passage du Dies irae lors du
Songe d’une nuit de sabbat, lors-
que les anches graves en manque
d’air évoquent les serpents que le
compositeur avait requis pour
cette mélopée d’outre-tombe
avant de les remplacer par des tu-
bas. Plus que berliozienne, osons
dire que la proposition du Qua-
tuor Æolina est « berliozée », tant
elle respire l’audace.p
pierre gervasoni

Quatuor Æolina, le 9 août
à Menton (Alpes-Maritimes),
le 13 à Fécamp (Seine-Maritime),
le 29 à La Côte-Saint-André (Isère).

Le Quatuor Æolina, en décembre 2018. De gauche à droite : Anthony Millet, Thibaut Trosset,
Théo Ould et Yohann Juhel. JEAN RADEL

Entre soumission et esthétique,

les paradoxes du voile

A Bourg-en-Bresse, le monastère royal de Brou présente l’exposition « Voilé.e.s/Dévoilé.e.s »

ARTS
bourg-en-bresse (ain)

U

n bras et une mèche de
cheveux sortent d’un
grand voile blanc, qui se
plisse et joue avec le soleil. Le
visage du sujet est caché par un
miroir reflétant la roche. Cette
photographie surréaliste prise
en 1937 par Herbert List sur la col-
line du Lycabette, à Athènes, sem-
ble porter les questions que pose
la représentation du voile dans
l’art, mises en lumière par l’expo-
sition « Voilé.e.s/Dévoilé.e.s », au
monastère royal de Brou, à Bourg-
en-Bresse (Ain). La femme ou
l’homme, partiellement cachés
pour des raisons religieuses ou
coutumières, ne perdent-ils pas
leur individualité? En même
temps, le voile, ce vêtement
souple et non cousu qui couvre la
partie haute du corps, et notam-
ment la tête, s’affirme ici comme
un attribut artistique, une
matière qui crée du beau et de
l’énigme. Comme cette statue de
sainte Monique voilée, qui coiffe
le portail de l’église attenante à la
salle d’exposition.
Administrateur du monastère
royal, le commissaire Pierre-Gilles
Girault a souhaité « donner des élé-
ments de compréhension pour sor-
tir de la polémique » avec un par-
cours découpé en quatre temps :
les voiles coutumiers, les sacrés,
ceux mis en scène, puis les dévoi-
lements. Le vêtement est donc
abordé sous tous ses prismes, reli-
gieux ou non, féminin ou mascu-
lin – la troisième œuvre présentée
est une sculpture d’un Touareg
auréolé de son chèche bleu. Le re-

cours à l’écriture inclusive pour le
titre vise à questionner la place du
genre dans le port du voile. « Il est
majoritairement porté par des fem-
mes, mais représenté par des hom-
mes... Si le point de vue change,
est-ce que le voile tombe? », s’inter-
roge le commissaire.
L’exposition, qui va de l’Anti-
quité à des œuvres contemporai-
nes, réunit essentiellement des
artistes occidentaux, le port de ce
vêtement n’étant pas répandu
dans les cultures sud-américai-
nes, par exemple, et la figuration
du vivant étant controversée
dans l’islam sunnite. Elle associe
le portrait de la mère de Rem-
brandt couverte d’un voile de
deuil à Femme voilée – Le Silence
(1850), du sculpteur Giovanni
Strazza ; « l’Afghane aux yeux
verts » photographiée par Steve
McCurry à la mise en scène kitsch
et sensuelle du mannequin
Zuleika par Pierre et Gilles.

Mises en parallèle
Certaines œuvres relèvent de
l’orientalisme, comme le tableau
d’Henri-Antoine Léopold Dubois
de Moulignon érotisant une Men-
diante arabe (1860) en train d’allai-
ter son bébé, à Alger. Si le visage est
entièrement voilé, à l’exception de
l’œil gauche, la tunique déchirée
offre au regard le sein, le flanc,
l’aine et la cuisse... L’accrochage
tente aussi des mises en parallèle.
Sont disposés côte à côte le por-
trait de deux jeunes Egyptiennes
riantes et voilées, l’une portant
une cruche d’eau sur sa tête, pris
par un anonyme vers 1900, et la
toile de Julien Dupré, une Porteuse
de lait : une paysanne picarde avec

ses deux seaux de lait et son fou-
lard jaune noué sur les cheveux.
Communion, mariage, deuil ou
prononciation des vœux de futu-
res nonnes : le voile peut être as-
socié à un rite religieux, devenu
sociétal. En 1975, le photographe
Guy Le Querrec capturait le vent
dans le voile d’une habitante de la
rue Georges-Lebigot, à Villejuif,
en marche vers son mariage. Le
policier face à elle s’amuse de la
voir disparaître sous un tour-
billon de tulle et de dentelle blan-
che. « Je ne suis pas sûr que toutes
les femmes qui se marient avec un
voile aujourd’hui sachent que c’est
à l’origine un signe de soumission
à leur époux », glisse Pierre-Gilles
Girault, en se référant à la Ire Epître
aux Corinthiens de Paul de Tarse.
Au IIIe siècle (donc bien avant la
naissance de l’islam), le théolo-
gien carthaginois Tertullien a
conseillé aux chrétiennes de se
voiler intégralement, en prenant
pour exemple les femmes arabes.
Tout le paradoxe du voile, relève
Pierre-Gilles Girault, est qu’il a été
pensé pour invisibiliser la femme
et qu’il la rend aujourd’hui encore
plus ostensible. De ce vêtement

singulier, la perception est donc
plurielle. Il apparaît clairement
comme un signe de soumission
dans les portraits pris par la pho-
tographe iranienne Lida Ghodsi,
qui superpose des images de fem-
mes, voilées d’un côté, cheveux li-
bres de l’autre. Intérieur, extérieur
Téhéran montre cette double vie,
privée et publique, à laquelle
nulle ne peut se soustraire depuis
l’avènement de la République is-
lamique. Egalement photographe
iranienne, Shadi Ghadirian a, elle,
été choquée par ses cadeaux de
mariage : uniquement des objets
de ménage ou de cuisine. Elle les a
alors entourés d’un voile à forme
humaine et a disposé balai, fer à
repasser ou théière à la place
du visage. Ses photographies
sont titrées Like Everyday


  • comme d’habitude.
    Dans un autre contexte, Marc
    Garanger, qui a fait son service
    militaire en Algérie en tant que
    photographe pour l’administra-
    tion coloniale, apporte son
    témoignage dans le catalogue sur
    les portraits de femmes qu’il a
    réalisés en 1960 : « Elles n’avaient
    pas le choix. Elles étaient dans
    l’obligation de se dévoiler et de se
    laisser photographier. J’ai reçu
    leur regard à bout portant, pre-
    mier témoin d’une protestation
    muette, violente. »
    p
    marion bellal


« Voilé.e.s/Dévoilé.e.s »,
monastère de Brou,
Bourg-en-Bresse (Ain). Jusqu’au
29 septembre, tous les jours,
de 9 heures à 18 heures.
De 7 € à 9 €. Catalogue, In fine,
éditions d’art, 135 p., 22 €.

D’une rare
délicatesse,
l’amorce de la
symphonie prend
un caractère
religieux et laisse
penser que le
compositeur
vient à confesse

l’identité de l’accordéon. Tout
d’abord par son nom, qui renvoie
aux origines de l’instrument. C’est
par ce terme que l’Autrichien Cyrill
Demian aurait voulu désigner,
en 1829, son invention associant
un petit clavier et un soufflet. Or,
avant lui, maints dépositaires de
brevet semblaient s’être passé le
mot pour placer leur trouvaille or-
ganologique sous l’égide du dieu
grec du vent : « aéoline », « han-
däoline », « aeol-harmonica »...
L’invention de Demian ne per-
mettant pas de jouer des notes
mais des accords, elle s’appellerait
« accordion ».

Une voie inexplorée
Le Quatuor Æolina, lui, n’a pas
tardé à trouver le bon accord entre
ses différentes composantes pour
investir une voie inexplorée.
Néanmoins, c’est l’association
ProQuartet, institution de réfé-
rence pour le quatuor à cordes en
France, qui a soufflé à la formation
d’Anthony Millet l’idée d’une
transcription de la Symphonie fan-
tastique de Berlioz. Plus que le
piano (même celui de Liszt, auteur
d’une spectaculaire adaptation de
la partition), l’accordéon paraît
tout indiqué pour restituer le
souffle orchestral de l’œuvre. His-
toriquement, il en a la légitimité.
Non seulement parce que Berlioz
n’a jamais écrit pour piano, mais
surtout parce que l’instrument à
soufflet est quasiment né en
même temps que la symphonie
créée en 1830.

Marie-Antoinette

dans le tourbillon du bal

Thierry Malandain évoque le destin
de l’Autrichienne en quatorze tableaux

DANSE

M

arie-Antoinette, hé-
roïne de ballet? A pre-
mière vue, l’affaire
semble risquée. Pas pour le choré-
graphe Thierry Malandain qui,
après des hésitations, a relevé le
défi de Laurent Brunner, directeur
de Château de Versailles Specta-
cles, et créé en mars sa version
pour vingt-deux interprètes du
destin de l’Autrichienne à l’Opéra
royal du château de Versailles.
Ce contexte a donné un cadre au
point de vue du chorégraphe. Il a
raisonnablement vissé son pro-
pos dans le lieu même où Marie-
Antoinette a vécu et où se déroula,
le 16 mai 1770, son mariage avec
Louis ainsi que le souper de fête,
servi à l’intérieur pour cause de
mauvais temps. Féru d’histoire,
Malandain, qui retrace l’évolution
de la danse classique, entre autres
à Biarritz, où il dirige depuis 1998
le Centre chorégraphique natio-
nal, insiste sur la passion pour les
arts et la musique de celle qui
jouait du clavecin et de la harpe,
invita Gluck à la cour et choisit
Jean-Georges Noverre comme
maître des ballets de l’Opéra.
Ce resserrement spatial et thé-
matique solide, soutenu par une
économie stricte – aucun décor, à
part une déclinaison de cadres
sur fond de ciels nuageux –, per-
met à Malandain de boucler im-
peccablement son scénario entre,
d’un côté, les noces un soir
d’orage et, de l’autre, l’invasion de
Versailles qui va mener Marie-An-
toinette à l’échafaud. Entre ces
deux scènes plombées d’ombres,
il glisse un court moment de

théâtre dans le théâtre en présen-
tant un extrait de Persée (1862), de
Lully, qui fut joué à Versailles. La
vision de la tête coupée de la Mé-
duse agit comme une prophétie.
Dans les traces ardentes de
Marie-Antoinette, Malandain li-
bére la danse, le bonheur de se di-
vertir dans un foisonnement de
quatorze tableaux sur des sym-
phonies de Haydn. Si les person-
nages de Marie-Antoinette et de
Louis XVI, dont on suit les péripé-
ties conjugales, mais encore de la
comtesse du Barry ou de Louis XV
se distinguent, ils sont vite avalés
par le débordement chorégraphi-
que des séquences de bals, de fêtes.
Les scènes de groupe dans des
costumes acidulés comme des
bonbons font monter l’ivresse
d’une femme qui s’amuse et
s’étourdit. Les rondes, les danses
en chaîne et en couple circulent,
emportant Marie-Antoinette dans
leur tourbillon. L’écriture néoclas-
sique de Malandain se pique d’ac-
cents baroques dans les coudes
qui pointent, les poignets qui
ploient, tandis que les jeux de jam-
bes s’allègent en bondissant.
Avec Marie-Antoinette , le choré-
graphe ajoute un chapitre à sa col-
lection de 86 ballets, dont Noé
(2017), La Belle et la Bête (2016) et
Cendrillon (2013). A 60 ans, il a été
élu en avril membre de l’Acadé-
mie des beaux-arts, section cho-
régraphie, auprès de Jiri Kylian,
Angelin Preljocaj et Blanca Li.p
rosita boisseau

Marie-Antoinette, de Thierry
Malandain, à La Gare du Midi,
Biarritz (Pyrénées-Atlantique).
Du 7 au 9 août.

« Le voile est
majoritairement
porté par des
femmes, mais
représenté par
des hommes... »
PIERRE-GILLES GIRAULT
commissaire d’exposition
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