MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
16 | JEUDI 8 AOÛT 2019

LE RACISME ANTI-

INDIENS SATURE

L’ENVIRONNEMENT

SOCIAL. LES

CLICHÉS DÉFILENT :

L’ALCOOLISME,

LES « SQUAWS »

QUI NE SE FONT PAS

PRIER, LA MENTALITÉ

D’ASSISTÉS...

fort collins (colorado), albuquerque
(nouveau-mexique) - envoyée spéciale

E


n mai 1974, Susan Devan Har-
ness n’est qu’une adolescente
de Billings (Montana) qui vient
d’avoir 15 ans. Elle ne sait pas
qu’elle s’appelait Vicky Char-
main Rowan jusqu’à l’âge de
18 mois, ce jour où l’assistante sociale du ser-
vice de santé publique du Montana est ve-
nue la chercher à la réserve de Flathead pour
la donner en adoption à un couple de Blancs.
Susan a toujours su qu’elle était amérin-
dienne, et elle a compris très vite que « c’était
ce qui pouvait arriver de pire à un enfant ».
Elle envie les taches de rousseur de sa mère
dont la peau claire lui paraît si jolie.
Sur le porche de la maison, ce jour de l’été
1974, elle écoute la radio avec son père. Le
bulletin d’information explique que l’agita-
tion est grande dans le Montana. Les
activistes indiens s’organisent. Ils ont
formé une section de l’American Indian
Movement (AIM) à Great Falls. Comme dans
le reste du pays, dans la foulée de l’occupa-
tion d’Alcatraz (1969-1971) et du siège de
Wounded Knee, en 1973, les Amérindiens
réclament leurs droits.
Aujourd’hui, Susan trouve des excuses à
son père. Jed Devan était un fils d’immi-
grants slovaques de Cleveland (Ohio), porté
sur l’alcool et la xénophobie, reflet de son
époque et d’un quartier où il avait appris à
détester les juifs et les Noirs, à mépriser les
Italiens et à se moquer des Irlandais. Mais ce
jour-là, quand il éclate de rire, d’un grand
rire qui dit toute la considération qu’il porte
aux Indiens, elle se sent « ébranlée jusqu’aux
tréfonds ». Le père se moque de ces militants
qui croient pouvoir copier les Noirs dans
leur lutte pour l’égalité. Ces Indiens « pares-
seux » qui pensent « monter dans le train »
des droits civiques. Ces « goddamn crazy
drunken war whoops » , explose-t-il.
Toujours « bourrés », toujours avec leurs
« cris de guerre ». « Ça n’était rien d’autre que

ce que l’on disait dans son milieu, note
Susan. Mais ça m’a transpercée. »
Susan Harness est grande, solide, réservée.
Avant de parler, elle a toujours un temps
d’observation. « Ce regard indien », comme di-
sait sa mère adoptive, Eleanor. Qui jauge et
mesure la confiance à accorder. On imagine
aisément ce qu’il a dû lui en coûter de dé-
tailler dans son livre ( Bitterroot. A Salish Me-
moir of Transracial Adoption, University of
Nebraska Press, 2018, non traduit) les phases
destructrices par lesquelles elle est passée.
Assise dans le salon de sa maison moderne, à
Fort Collins, dans le Colorado, un pavillon au
« two-car garage » typique de la classe
moyenne américaine, elle parle comme l’an-
thropologue qu’elle est devenue. « La politi-
que d’assimilation a parfaitement réussi avec
moi. Elle a fragmenté mon identité. »

UN TIERS DES ENFANTS PLACÉS OU ADOPTÉS
Entre 1958 et 1978, des milliers d’enfants
amérindiens ont été séparés de leur famille,
un phénomène dont l’ampleur n’a pas en-
core été totalement mise au jour. Aucune
comptabilité officielle n’a été établie, aucune
commission d’enquête n’a été nommée. La
seule estimation remonte à 1976. Elle émane
d’un rapport de l’Association on American
Indian Affairs, cité par une commission du
Congrès. Il affirme sans autre précision
qu’un tiers des enfants indiens ont été placés
ou adoptés. La pratique n’a pris fin
qu’en 1978, quand le Congrès, dans la foulée
des acquis du mouvement Red Power, a
adopté l’Indian Child Welfare Act (ICWA).
Cette loi, qui est devenue la pierre angulaire
du principe de souveraineté indienne, inter-
dit les adoptions « étrangères » sans l’accord
des tribus, à qui elle donne la priorité pour
décider du sort de leurs enfants.
Susan Harness a grandi avec le poids per-
manent de ne pas être celle qu’il faudrait. A
10 ans, elle joue du violon, mais elle n’est pas
la petite fille aux yeux bleus des rêves de son
père, qu’elle surprend un jour en adoration
devant une nouvelle sculpture de jardin, une
petite sirène aux cheveux clairs. Quand elle

pose des questions sur ses « vrais » parents,
elle déclenche le tonnerre paternel. « Nous
sommes tes vrais parents. On t’a élevée, nour-
rie, habillée. On n’est pas assez bons? » Long-
temps, Jed lui répond que ses parents biolo-
giques sont morts, victimes d’un accident de
voiture quelque part dans le Montana. En-
core une conséquence de l’alcool au volant.
Jusqu’au lycée, elle s’efforce de ressembler
aux enfants blancs qui l’entourent mais,
dans les magasins, elle sent le regard des
vendeurs qui ne la quitte pas : que sont les In-
diens, sinon des voleurs? Dans le Montana
des années 1970, un Etat qui compte sept ré-
serves, le racisme anti-Indiens sature l’envi-
ronnement social. Tous les clichés défilent :
l’alcoolisme, les « squaws » qui ne se font pas
prier, la mentalité d’assistés. A chaque fois,
« c’est comme si on vous retirait un morceau
de chair ».
Le couple Devan est un échantillon typique
des parents adoptifs de l’époque. Eleanor
avait fait une demi-douzaine de fausses
couches. Elle voulait juste un enfant, peu im-
porte. Et « il n’y avait pas beaucoup de bébés
blancs à adopter ». Elle a de la sympathie
pour le sort des natives. Quand un agent du
bureau des affaires indiennes l’appelle pour
lui proposer de rayer la petite fille des regis-
tres de la tribu des Salish, elle refuse. Un
geste qui, des années plus tard, permettra à
Susan de financer ses études à l’université
du Montana. Comme tous les membres de la
tribu, elle a droit à une indemnité per capita ,
calculée sur les droits d’exploitation des res-
sources. A quoi s’ajoute une fraction des
5 millions de dollars que le gouvernement
américain a été condamné à verser aux
Salish en 1971 ( Individual Indian Monies ).
Le père était de ceux qui voulaient « sauver
un pauvre petit Indien » d’un avenir désespé-
rant. Il était biologiste au service national de
la pêche et de la faune et appréciait la
culture indienne : les outils, les pointes de
flèche, la nature. Il photographie sa fille en
jolie salopette d’enfant dans un champ de
bitterroots , une plante sacrée pour les
Salish, qui ne fleurit pas pendant la séche-

Génération volée

INDIENS D’AMÉRIQUE 3 | 6 Entre 1958 et 1978, des milliers d’enfants amérindiens

sont séparés de leur famille pour être adoptés par des Blancs. Aujourd’hui

adultes à « l’identité fragmentée », ils cherchent à retrouver leur histoire

resse mais reparaît en longs pétales roses à
la première pluie. Comme beaucoup, note
l’anthropologue, il avait une vue romancée
des Indiens, guerriers des plaines, libres
comme l’air. « On choisissait chez les Indiens
ce qu’on aimait et ce qu’on n’aimait pas. »
Longtemps, Susan croit que les stéréotypes
sont une malédiction inéluctable. Dès qu’elle
entre à l’université, elle se fait un devoir de
s’y conformer. Libre, elle s’enivre. S’abîme
dans les fêtes de dortoir, puis dans les bars.
Elle sort avec n’importe qui, rate les examens
et, dès la deuxième année, sa bourse est
suspendue. Elle est devenue l’Indienne des
stéréotypes dont son père se moquait.
La suite est une longue quête d’identité.
Susan réagit, reprend ses études et choisit
l’anthropologie, qui devient son éducation
indienne. Début 1982, elle décide d’enquêter

Sandy White
Hawk avec sa
famille adoptive,
à la fin des
années 1950.
COLLECTION BLOOD MEMORY

« Les Bébés indiens,
comment bien s’en
occuper », livret à l’usage
des parents adoptifs.
ARCHIVES BLOOD MEMORY DOCUMENTARY

L’ÉTÉ DES SÉRIES
Free download pdf