MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1

JEUDI 8 AOÛT 2019 | 17


sur sa famille. Une responsable des services
sociaux du Montana lui donne rendez-vous
dans son bureau et la laisse seule en prétex-
tant un rendez-vous. Devant elle, l’étu-
diante aperçoit un dossier confidentiel
marqué « Susan Devan » qui ne demande
qu’à être ouvert. Elle le parcourt à toute
allure, relit, copie. A 22 ans, elle découvre
que sa mère vit toujours, sur la réserve de
Flathead, à 50 km de là. Son nom est Clara
Victoria Plant, et elle se fait appeler Victoria.

UNE LETTRE JAMAIS TRANSMISE
Non seulement sa mère est en vie mais
Susan a huit frères et sœurs. Personne n’a été
victime d’accident de voiture. Le seul drame
est la noyade de son père biologique, Ronny
Smith, dans l’Etat de Washington, à l’âge de
25 ans. Dans les notes des assistantes socia-
les, elle lit les justifications qui ont présidé à
son placement d’office en 1960 : on l’a
trouvée avec des piqûres de moustique infec-
tées, une couche qui n’avait pas été changée
depuis des lustres. La mère avait laissé les
trois plus jeunes à la garde de l’aînée, âgée de
6 ans. Quand elle a été convoquée au tribu-
nal pour récupérer ses enfants, Victoria ne
s’est pas présentée. Quelqu’un affirme l’avoir
croisée au même moment dans un bar. Elle a
été déchue de ses droits parentaux.
Susan contacte une assistante sociale de la
tribu salish. Vite, elle veut rencontrer sa
mère, mais l’employée la bat froid. « Pour-
quoi seraient-ils contents de te voir? » Susan
revient à la charge. Elle écrit à sa mère, mais
la lettre, confiée à un ancien de la tribu, ne
lui sera jamais transmise. Dix ans plus tard,
ce sont ses sœurs qui la contactent après
avoir vu son nom dans un journal, et elle
rencontre finalement sa famille en 1993. Ce
jour-là, Susan a le sentiment curieusement
familier de « voir sa propre couleur de peau
pour la première fois sur quelqu’un d’autre ».
En même temps, personne ne lui ressemble
vraiment. « Et je ne leur ressemble pas
autant que je croyais. »
La rencontre a lieu autour d’un pique--
nique. Sa mère ne fait pas un pas pour l’ac-

cueillir. Assise sur une chaise de camping,
elle a l’air tout droit sortie d’un livre de pho-
tos d’Edward Sheriff Curtis, la peau creusée
de sillons, les pommettes haut placées.
Susan s’agenouille. « Je suis Vicky Charmain.
Je suis revenue. » Mais Victoria se montre
sous son plus mauvais jour, une demi-dou-
zaine de bières vides à ses pieds. Recroque-
villée. Probablement sous la honte d’avoir
dû laisser trois de ses enfants à l’assistance
sociale, pense aujourd’hui Susan. « La convo-
cation devant le juge, c’était la manifestation
publique qu’elle ne méritait pas d’être mère. Il
fallait être très forte pour s’y présenter. »
Vicky Charmain a retrouvé les siens mais
elle reste une étrangère. On lui demande ce
qu’elle vient chercher, ou pourquoi elle a
tant tardé à rentrer. « Ceux qui sont restés
sont les gardiens du temple, dit Susan. Ils
craignent que ceux qui reviennent essayent
de changer leur mode de vie. Ils oublient que
nous ne sommes pas partis de notre plein
gré. » Dans les tribus, beaucoup culpabili-
sent de ne pas avoir réussi à protéger les en-
fants des « enlèvements ». D’avoir fermé les
yeux. Les rencontres sont pleines de non-
dits, de reproches en souffrance. L’oncle
Albert, comment a-t-il pu la laisser partir?
« J’avais déjà tellement d’enfants au foyer » ,
souffle-t-il. Vern, le frère cadet, s’en est tiré. Il
est devenu policier. Quand elle le rencontre,
au commissariat de la tribu, il lui confie qu’il
faisait souvent le rêve que Vicky Charmain
revenait le sauver de « tout ça ». Lui aussi a
envie d’écrire un livre. « Sur ce que c’est que
ne pas avoir été adopté », plaisante-t-il. Le
fossé n’a jamais été comblé. Aucun des frè-
res et sœurs n’a fini le lycée. Aucun n’est
venu lui rendre visite à Fort Collins. Per-
sonne n’a appris à Susan à être salish : « Vous
êtes censé être indien, mais ça se traduit com-
ment? Vous allez aux pow-wows, vous faites
des châles, des perles, des danses? »
Les tribus ont mis du temps, dans les
années 1970, pour prendre la mesure du
nombre d’enfants qui disparaissaient des
réserves. Et plus encore pour reconstituer le
processus. Selon les chercheurs, les adop-
tions ont commencé comme une expé-
rience pilote, dite « Indian Adoption Pro-
ject » ; un accord informel entre le bureau
des affaires indiennes (BIA), une émanation
de l’Etat fédéral et l’association de bien-
faisance Child Welfare League of America.
La première fois, il s’agissait de placer
395 enfants. Plus de 7 000 couples blancs
ont posé leur candidature. L’essai a été re-
nouvelé, puis étendu. Catholiques, mor-
mons, méthodistes, pentecôtistes : tous ont
voulu en être. Des dizaines d’associations
ont mis en place des filières de placement.
Le gouvernement fédéral a laissé faire, pas
mécontent de faire porter le coût de sa
énième tentative d’assimilation indienne
sur les familles plutôt que sur son budget.
Les services sociaux du bureau des affaires
indiennes – renseignés parfois par les voi-

sins – se sont mis à parcourir les réserves à la
recherche des enfants « maltraités ». Le but
était de convaincre les parents de renoncer à
leurs droits parentaux. Les assistantes socia-
les faisaient valoir qu’une « gentille famille
mormone avec une jolie pelouse protégée par
une clôture blanche se proposait d’adopter le
bébé », relate l’historien Charles Wilkinson.
« Le présupposé était que les familles indien-
nes étaient dysfonctionnelles et incapables
de s’occuper de leurs enfants, décrit Susan
Harness. On ne cherchait pas à les aider mais
à “sauver” les enfants en en faisant des petits
Blancs. »
Sandy White Hawk, 65 ans, fait elle aussi
partie de cette « génération volée ». Née sur
la réserve sioux lakota de Rosebud (Dakota
du Sud), elle a été confiée à l’âge de 18 mois à
un couple de missionnaires blancs. La mère
adoptive, sans enfants à 40 ans, s’efforçait
d’extraire de la petite fille toute trace de
paganisme indien. Le père avait trouvé la
mort dans un accident, sur leur ferme du
Wisconsin. Avant même de saisir le sens des
mots, Sandy se souvient d’avoir été frappée
et traitée d’ « Indienne bonne à rien ».
A 14 ans, elle avait déjà appris à anesthésier
son existence dans l’alcool ; à 16 ans, dans la
drogue. Comme beaucoup de native

americans , elle s’est engagée dans l’armée
américaine – la marine – pour échapper à sa
famille et au « cycle de l’addiction ». En
thérapie à Porto Rico, où elle était stationnée,
une scène d’enfance lui est revenue. La por-
tière d’une camionnette rouge. L’impression
d’être soulevée ; des bras à la peau blanche
qui l’entourent dans la voiture. Sa mère adop-
tive a confirmé ses souvenirs. Sandy a pris
conscience qu’il lui arrivait de frapper sa fille,
et que celle-ci donnait elle-même des gifles à
sa poupée. A 35 ans, elle a divorcé, quitté
l’armée, l’alcool et pris le chemin de Rosebud.
Sa famille d’origine n’a pas été surprise.
Sur les neuf enfants de la fratrie, les huit qui
avaient été retirés à la tribu sont rentrés l’un
après l’autre. La mère, Nina Lulu White
Hawk, était elle-même l’aînée de vingt en-
fants. En vertu du « traumatisme génération-
nel » , Sandy blâme moins sa mère que le sys-
tème de séparation des familles approuvé
par le gouvernement. Ses parents étaient
pauvres, souligne-t-elle, mais sa famille
d’adoption n’était pas moins dysfonction-
nelle. « Ils étaient alcooliques, moi aussi.
Mais au moins ils avaient un sentiment de
communauté. »

EN LAKOTA, PAS DE MOT POUR « ADOPTÉ »
Depuis, Sandy s’est débarrassée du nom –
Keierleber – que lui avait donné sa famille
adoptive. « Je n’arrivais même pas à le pronon-
cer. » Contrairement à Susan Harness, elle a
pris le chemin du retour et tout embrassé : les
cérémonies, les danses et les perles, qu’elle
porte en longues boucles d’oreilles le long de
ses nattes argentées. Elle a fondé le First
Nations Repatriation Institute, une associa-
tion d’aide aux familles séparées, et organise
chaque année un pow-wow à Minneapolis
pour les adoptés. On y danse, en mocassins,
au son des percussions indiennes. On chante
la chanson de ceux qui ont été séparés et qui
sont de retour. Il n’en existait guère, alors que
le répertoire tribal possède des chants pour
chaque événement de la nature ou de la vie,
souligne-t-elle. Il n’y a même pas de mot en
langue lakota pour dire « adopté ».
Sandy White Hawk tient aussi des sessions
d’échange, dans tout le pays, pour les adoptés
qui veulent retourner à leurs origines et
qu’elle appelle « split feathers » , ceux qui
éprouvent la souffrance des « plumes divi-
sées ». « Nous sommes les anciens combattants
de la dernière des guerres contre les Indiens », se
console-t-elle. La séance commence par un
rituel de purification. Drew Nicholas, le jeune
réalisateur qui l’a suivie pour le documentaire
Blood Memory (2019), présente la sauge qui
brûle dans un coquillage d’abalone. Chacun
s’asperge de fumée, comme on le ferait pour
se rafraîchir avec l’eau d’un torrent. En cercle,
on explique les « valeurs » qu’on entend appor-
ter au groupe : écoute, curiosité, générosité. A
la fin, on reforme le cercle et elle collecte la
pincée de tabac que chacun a tenue dans ses
mains. L’offrande sera dispersée en terre sa-
crée, promet-elle. Sandy White Hawk a choisi
son destin indien. Elle a fait le parcours du re-
tour. Adoptée enfin – par les siens.p
corine lesnes

Prochain article Justice sur les terres
du peuple du saumon

« ON NE CHERCHAIT

PAS À AIDER

LES FAMILLES

INDIENNES MAIS

À “SAUVER”

LES ENFANTS EN

EN FAISANT DES

PETITS BLANCS »
SUSAN HARNESS
adoptée à la fin
des années 1950

quarante ans après son
adoption, l’Indian Child Welfare
Act (ICWA) est en danger. Le
texte est attaqué en justice par
une coalition qui réunit la droite
conservatrice, traditionnelle-
ment hostile à l’idée de souve-
raineté indienne, un cercle
d’avocats et agences spécialisés
dans les adoptions, et quelques
groupes religieux qui cherchent
à regonfler le « stock » d’enfants
disponibles pour placement,
maintenant que le « marché »
chinois s’est refermé.
En octobre 2018, un juge
fédéral du Texas, le conserva-
teur Reed O’Connor, a décrété
que la loi était anticonstitu-
tionnelle. L’affaire a été exami-
née en appel le 13 mars et a de
bonnes chances d’aboutir de-
vant la Cour suprême. Deux
Etats, la Louisiane et l’Indiana,
sont maintenant associés au
Texas contre l’ICWA, alors que
325 tribus et 21 Etats défendent
la loi. Devant la 37e convention
annuelle de la National Indian
Child Welfare Association (NI-

CWA), qui s’est réunie début
avril à Albuquerque (au Nou-
veau-Mexique), la directrice,
Sarah Kastelic, a mobilisé les
troupes : « Il en va de la survie
de l’ Indian country. »

Bataille autour d’un bébé navajo
Le juge était saisi de la plainte
d’un couple du Texas, Chad et
Jennifer Brackeen. Zachary,
3 ans, l’enfant qui a été placé
dans leur foyer par les services
sociaux, est menacé de leur
être retiré, la nation navajo
ayant revendiqué la préférence
que lui donne la loi. Pourtant,
les parents avaient obtenu
l’assentiment de la mère
biologique de l’enfant, une
membre de la tribu, toxico-
mane, qui a été jugée incapable
d’élever l’enfant. En 2018, la
justice du Texas a approuvé
leur demande d’adoption, mais
la tribu a fait appel. Et les
Brackeen ne s’en tiennent pas
là : ils poursuivent leur action
au niveau fédéral pour adopter
la petite sœur de Zachary.

Les anti-ICWA estiment que la
loi est contraire à la Constitu-
tion parce qu’elle est « fondée
sur un critère racial » : elle empê-
che des parents non indiens
d’adopter un enfant « simple-
ment parce que le sang qui coule
dans ses veines se trouve avoir le
pourcentage requis d’ADN », dé-
plore le Goldwater Institute, le
cercle de réflexion libertarien,
qui est l’un des instigateurs de
l’assaut contre ICWA.
Pour les nations indiennes,
c’est un contresens total. Etre
indien n’est pas une question
de race, rappelle Sarah Kastelic,
mais de citoyenneté. En vertu
du principe de souveraineté, les
tribus sont des entités politi-
ques. Elles ont autorité sur la ré-
glementation des adoptions,
même s’il y a parfois contradic-
tion entre leurs intérêts à long
terme et ceux de l’enfant. Bien
que leur citoyenneté soit défi-
nie par la composition du sang,
les nations indiennes ne veu-
lent pas être racialisées.p
c. ls

La préférence à l’adoption d’enfants amérindiens

par des parents de même origine remise en cause

Susan Devan
Harness a été
adoptée
à 18 mois. Ici
avec Eleanor,
sa mère
adoptive.
COLLECTION FAMILIALE

L’ÉTÉ DES IDÉES
Free download pdf