MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
18 | JEUDI 8 AOÛT 2019

I


l fait nuit noire depuis pres-
que deux heures et la neige
blanchit les rues, ce 26 no-
vembre 2010, quand la mère
de Yara commence à s’inquiéter.
Voilà un moment que sa fille de
13 ans et demi aurait dû rentrer du
cours de danse rythmique où elle
s’est rendue en fin d’après-midi.
Yara est ce que l’on appelle une
adolescente sage – presque encore
une enfant. Elle vient d’entrer
dans cet âge frontière où les filles
portent à la fois des soutiens-
gorge et des appareils dentaires,
mais on ne lui connaît pas de petit
ami. Le gymnase étant à moins
d’un kilomètre du domicile fami-
lial, elle revient généralement
seule et ses parents ne l’ont jamais
vue arriver en retard.
La famille Gambirasio, le père, la
mère et quatre enfants, vit à Brem-
bate di Sopra, près de Bergame
(Italie). C’est une ville-dortoir, où
des immeubles aux couleurs aci-
dulées voisinent tant bien que mal
avec ce qu’il reste de l’ancien
bourg. Un endroit calme et sans
charme, cerné par des zones com-
merciales, des usines et des entre-
pôts. Bref, une commune où il ne
se passe habituellement pas
grand-chose. Tout de même : à
plusieurs reprises, la mère tente de
joindre sa fille, sans succès. L’ap-
pareil est déconnecté, ses amies et
sa professeure ne l’ont plus vue
après 18 h 30. Yara ne rentrera pas.
Sa disparition va marquer le dé-
but d’un drame dont les Italiens
suivront les épisodes pendant plu-
sieurs années. Un cas hors norme,
« unique par sa complexité », selon
Giampietro Lago, colonel du RIS
(Reparto Investigazione Scientifi-
che, département de recherche
scientifique sur les enquêtes cri-
minelles des carabiniers, équiva-
lent de la gendarmerie française),
qui a suivi l’affaire de bout en bout.
Cette histoire terrible, que certains
n’hésiteront pas à qualifier de « vé-
ritable roman », déchaînera des
passions contradictoires et une
couverture médiatique énorme,

sollicitant les compétences de la
police scientifique comme jamais
auparavant dans le pays.
Au départ, l’enquête semble
avancer à toute vitesse. Lancés sur
les traces de l’enfant, des chiens
policiers mènent droit vers un
chantier voisin, où des travailleurs
de différentes nationalités cons-
truisent un centre commercial.
Après examen des communica-
tions téléphoniques, les carabi-
niers relèvent des propos suspects
dans un appel passé, en arabe, par
un jeune ouvrier marocain. Rat-
trapé de justesse au moment où il
s’apprêtait à quitter les eaux ita-
liennes en bateau, l’homme est
pourtant relâché : la personne
chargée de traduire la conversa-
tion s’était trompée.

LABYRINTHE
Les enquêteurs continuent donc
de fouiller les environs du gym-
nase et du domicile de Yara, mais
en vain. Il faut attendre le 25 fé-
vrier 2011 pour que le drone d’un
amateur d’aéromodélisme chute
dans un terrain vague envahi de
très hautes herbes, à une dizaine
de kilomètres de Brembate di So-
pra. C’est le propriétaire de l’engin
qui, s’étant engagé dans ce laby-
rinthe pour récupérer l’objet, dé-
couvre le corps en état de décom-
position de l’adolescente. Enclavé
dans une zone industrielle, ce ma-
quis est si dense qu’après avoir re-
culé afin d’appeler les secours,
l’individu ne parvient plus à re-
trouver l’emplacement du cada-
vre pour l’indiquer à la police.
Allongée sur le dos, la dépouille
porte plusieurs traces de blessures
superficielles dues à un objet tran-
chant, sans doute un cutter profes-
sionnel. Mais Yara est probable-
ment « morte d’hypothermie après
avoir perdu connaissance, plutôt
que des plaies elles-mêmes », indi-
que Marco Martani, avocat général
près la cour d’appel de Brescia, qui
a requis dans cette affaire. Surtout,
elle n’a pas été déshabillée. Anorak
noir, gilet, tee-shirt bleu vif, chaus-

settes rayées, legging, baskets, tout
est en place. Seul le slip présente
un aspect bizarre : découpé du côté
droit, il est remonté au-dessus de
la ceinture et dépasse du pantalon.
Ce sont ces deux vêtements, slip et
legging, qui vont devenir les élé-
ments-clés de l’enquête.
Si l’identification de la victime
ne fait pas de doute et s’il devient
très vite évident qu’elle ne porte
aucune trace de sperme, la recher-
che d’un ADN étranger au sien
s’avère laborieuse. Le corps est
resté si longtemps dans l’herbe
humide que la boue, les liquides
de décomposition et les insectes
saprophytes ont noyé les indices
d’un contact entre la victime et
son agresseur. Pourtant, la police
scientifique sait qu’il est presque
impossible à un criminel de ne
laisser derrière lui aucune mar-
que de son acte : selon le « prin-
cipe d’échange » formulé par le lé-
giste lyonnais Edmond Locard
en 1920, si deux corps entrent en
contact, tous deux porteront des
traces de cet événement.
Les scientifiques du RIS s’achar-
nent donc, notamment sur le slip.
Cette pièce, une petite culotte or-
née de dessins enfantins, porte le
numéro de scellé 31. Pendant des
semaines, tandis que la pression
médiatique monte, elle va être
scrutée point par point et soumise
à des centaines de prélèvements
sur des zones de plus en plus res-
serrées. Mais, lorsqu’elles finissent
par identifier deux échantillons
d’ADN masculin sur les élastiques,
les équipes du RIS se doutent-elles
que la partie la plus difficile de l’af-
faire ne fait que commencer?
En effet, contrairement à d’au-
tres pays, dont la France, l’Italie
n’autorise pas la constitution de fi-
chier d’empreintes génétiques. Or,
ces banques de données regrou-
pant les signatures ADN des per-
sonnes condamnées ou mises en
cause pour des infractions pénales
peuvent être d’une aide considéra-
ble dans la recherche de criminels.
Faute de pouvoir compter sur cet

outil, les enquêteurs sont obligés
de se lancer dans une gigantesque
campagne de prélèvements d’ADN
(plus de 20 000) pour tenter
d’identifier « Ignoto 1 », autre-
ment dit « Inconnu 1 ».

EXPLORATION GÉNÉALOGIQUE
Le fameux chantier du centre
commercial et l’énorme liste des
auteurs de communications télé-
phoniques n’ayant rien donné, les
carabiniers décident de se tourner
vers une grande boîte de nuit si-
tuée à proximité du terrain vague
où gisait le corps de Yara. Un sa-
medi soir, jour de forte affluence,
ils recueillent donc l’ADN de tous
les individus de sexe masculin. Et
là, bingo! Sans être identique à ce-
lui d’Ignoto 1, l’un des échan-
tillons présente des similitudes
prouvant qu’il s’agit à coup sûr
d’un membre de la même famille.
L’homme s’appelle Damiano
Guerinoni. Par une coïncidence
extraordinaire, sa mère a travaillé
comme femme de ménage chez
les parents de Yara, quand celle-ci
était petite. Mais ni lui, ni son père,
ni ses frères ne « matchent » par-
faitement avec l’ADN trouvé sur
l’enfant. Commence alors une ex-
ploration généalogique digne d’un
roman russe, puisque le père de
Damiano est issu d’une famille de
onze enfants. A l’automne 2012,
tous sont soumis à des tests,
même Giuseppe, un ancien chauf-
feur d’autocar, mort en 1999 : sa
femme fournit à la police une
carte portant un timbre qu’il avait
collé lui-même en l’imprégnant de
salive. Or, c’est de lui que viendra la

surprise : le défunt a toutes les
chances d’être le père du meur-
trier. Seul problème – et de taille :
les deux fils de Giuseppe sont mis
hors de cause grâce à leur ADN.
Unique hypothèse, donc :
Ignoto 1 est un fils adultérin de
Giuseppe. Sa veuve, effondrée, ne
peut donner aucune indication, si
ce n’est qu’elle ignorait tout des ac-
tivités extraconjugales de son
mari. Un ancien collègue, en re-
vanche, se souvient de Giuseppe
comme d’un homme à femmes,
qui aurait mis au moins une de ses
maîtresses dans une situation
« embarrassante ». Les carabiniers
repartent alors sur les routes, en di-
rection des vallées adjacentes de
Bergame, celles que desservait
l’autocar conduit par Giuseppe
dans les années 1960 et 1970. Seu-
lement, l’enquête piétine à cause
d’une omerta totale. « Personne ne
nous a aidés , se souvient l’avocat
général Marco Martani. Dans ces
campagnes, les questions de
mœurs sont encore ultrasensibles. »
Reste l’ADN. L’un des indices à la
disposition du RIS vient d’un gé-
néticien américain, qui a dressé le
profil génétique du meurtrier en
étudiant son phénotype, soit l’en-
semble de ses caractères appa-
rents. « Nous savions qu’il avait
94,5 % de chances d’être porteur du
gène “epsilon”, responsable d’une
couleur d’yeux très claire, fré-
quente dans la région », raconte le
colonel Lago. Ciblant des femmes
âgées de plus de 60 ans, les carabi-
niers recueillent 532 échantillons,
mais rien ne sort de ce panel. Il
faudra que l’avocat des parents de
Yara, Enrico Pelillo, réclame l’ana-
lyse d’un cheveu trouvé sur le
corps de la fillette pour que les
spécialistes du RIS détectent une
erreur de méthode dans leur
étude des ADN féminins.
Au terme d’une nouvelle vague
de comparaisons, un visage surgit
enfin : celui d’Ester Arzuffi épouse
Bossetti, qui jure la main sur le
cœur n’avoir jamais commis
d’adultère. Agée d’une soixan-

taine d’années, cette femme vit à
Bembrate di Sopra avec son mari.
Elle a trois enfants, deux garçons
et une fille, dont un couple de ju-
meaux de sexe différent, nés
en 1970. L’observation des ADN
montrera deux choses : 1/Gio-
vanni Bossetti, le mari d’Ester,
n’est le père d’aucun des trois en-
fants qu’il a légalement reconnus.
2/L’ADN de Massimo Giuseppe
Bossetti, le jumeau, concorde avec
celui d’Ignoto 1 en 21 points,
quand 16 ou 17 sont considérés
comme des preuves suffisantes.

UN PROCÈS SOUS TENSION
Afin de prélever son ADN sans
qu’il soit tenté de prendre la fuite,
les carabiniers ont fait subir à Mas-
simo Bossetti un banal contrôle
d’alcootest, un jour qu’il était en
voiture avec sa femme et ses trois
enfants. Il est arrêté et incarcéré le
16 juin 2014. Lors du procès en pre-
mière instance, puis en appel
en 2017, la défense contestera non
seulement la manière dont son
ADN a été recueilli à son insu,
mais la méthode scientifique gé-
nérale. Lors des procès, se sou-
vient Enrico Pelillo, la tension était
à son comble. « Les gens faisaient
la queue devant le tribunal à partir
de 6 heures du matin, il y avait
même un système de tickets pour
marquer sa place dans la file. »
L’épouse de Bossetti affirme
qu’il a passé la soirée du crime avec
elle, mais des images vidéo mon-
trent un camion de marque Iveco
semblable à celui de Massimo rô-
dant près du gymnase à l’heure de
la disparition. Quoique clamant
son innocence, Bossetti est con-
damné à la réclusion à perpétuité
en 2016, sentence confirmée en
appel en 2017. Après avoir échoué à
porter l’affaire en cassation, ses
avocats viennent d’introduire un
recours devant la Cour euro-
péenne des droits de l’homme.p
raphaëlle rérolle

Prochain épisode Les innocents
de Red Springs

Sur les traces de l’inconnu numéro un

ADN, L A REINE DES PREUVES 3 | 6 Le meurtre d’une petite Italienne, fin 2010, près de

Bergame, donne lieu à l’une des plus vastes enquêtes de police scientifique qu’ait

connues le pays. Des investigations où les fausses pistes ne vont pas manquer

SELON LE « PRINCIPE

D’ÉCHANGE », SI DEUX

CORPS ENTRENT EN

CONTACT, TOUS DEUX

PORTERONT DES TRACES

DE CET ÉVÉNEMENT

Le cadavre de Yara. STEPHANE OIRY


L’ÉTÉ DES SÉRIES
Free download pdf