MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1

JEUDI 8 AOÛT 2019 | 19


Pour les 75 ans du « Monde », l’artiste,
pionnier de l’art participatif, raconte
sa relation au journal.

Cette folle aventure vécue avec Le
Monde a démarré le 27 septembre 1970
pour se finaliser le 12 janvier 1972. Durant
ces longs mois, je me suis consacré à faire
aboutir, au titre de l’art, un projet singu-
lier : obtenir du journal un encart blanc
de 14,5 cm × 10,2 cm, soit 150 cm^2 , qui se-
rait offert à ses lecteurs comme surface
de libre expression. Cette intention rele-
vant d’un art de participation qui, deux
ans plus tard, se concrétisait par la forma-
tion du Collectif d’art sociologique.
Il m’a fallu seize mois pour voir enfin
mon espace blanc, œuvre que j’ai intitu-
lée Space media, se concrétiser dans les
pages du Monde!
J’avais jeté mon dévolu à l’époque sur la
« une », où une publicité était réservée à
des produits de luxe en bas de page à
droite. Malheureusement, même si j’avais
eu le financement pour le retenir, j’ai ap-
pris que cet espace faisait l’objet d’une ré-
servation près d’un an à l’avance. Et
comme je n’avais pas le commencement
d’un sou, j’ai dû à mon grand regret me
replier sur la page réservée aux arts...
Désormais, mes espoirs de faire abou-
tir mes desseins reposaient sur le criti-
que d’art qui en était responsable. Il en-
fouissait mes dossiers successifs dans
ses tiroirs et je n’en entendais jamais
plus parler. Je suis parti à la recherche
d’un budget en m’adressant alors au
Centre national des arts plastiques, où
j’ai été reçu par un jeune fonctionnaire.
Ma demande d’un budget pour une in-
tervention médiatique lui a paru assez
incongrue pour qu’il me raccompagne
à la porte avec les égards que l’on doit à
un grand malade.

Projet maudit
En désespoir de cause, je m’adresse avec
mon projet maudit au service de la publi-
cité du Monde. L’accueil fut collectif et
enthousiaste! Mon dossier gravit enfin
les étages du vieil immeuble de la rue des
Italiens pour atterrir sur le bureau du di-
recteur administratif, Jacques Sauvageot.
Ce dernier, comme un gros matou com-
plice, me poussa par la porte entrebâillée
dans le bureau du directeur, Jacques Fau-
vet. En deux temps trois mouvements,
l’affaire fut réglée. Juste un dernier
conflit opposa Jacques Sauvageot au di-
recteur de la rédaction au prétexte que Le
Monde est un journal sérieux qui ne peut
s’adonner à de telles fantaisies. J’ai dû
faire une nouvelle fois preuve d’imagina-
tion en démarchant Jacques Paoli, qui
avait une émission sur Europe n° 1, obte-
nant de lui que le vernissage du Space
media, œuvre exposée dans un journal,
ait lieu simultanément sur une radio! La
participation d’Europe n°1 a fait disparaî-
tre comme par enchantement tous les
problèmes en suspens...
Le 12 janvier, à 13 heures, heure de la
mise en kiosque, je me présente pour
acheter Le Monde. Je l’ouvre et cherche
fébrilement la page des arts. Le Space
media est bien là!
Je n’en crois pas mes yeux...
Dans les jours qui suivent, plus de 900
participations atterrissent dans ma boîte
à lettres. Flot inattendu qui redouble la
suspicion du concierge à mon égard. La
presse française se déchaîne, la presse in-
ternationale en parle, des instituts de re-
cherche prennent contact avec moi. Sans
être passé par les réseaux institutionnels,
du jour au lendemain, me voilà consacré
comme un artiste reconnu.p
propos recueillis par clarisse fabre

Prochain article Aquilino Morelle

« LE MONDE » ET MOI

FRED FOREST

« J’AI OBTENU

UN ENCART BLANC

DE 150 CM

2
»

Le Brésil, « ce n’est pas pour les débutants »

CORRESPONDANTS DE PRESSE 9 | 12 Une interview « historique » de Dilma Rousseff,

destituée, la chute de Lula, l’avènement de Bolsonaro... Installée à Sao Paulo,

la journaliste du « Monde » Claire Gatinois a vite oublié le cliché plage-samba

L’

agenda de Dilma Rousseff
était vide. Désespérément
vide. Mais la présidente bré-
silienne, tout juste destituée,
avait mille choses à préparer avant son
départ. Solide au risque d’en paraître
froide, courageuse et coriace, sûre
d’être du bon côté de l’histoire, l’an-
cienne guérillera m’accorde quarante-
cinq minutes d’entretien exclusif pour
revenir sur cet « impeachment » qu’elle
qualifie de « golpe » (coup d’Etat).
Assise sur le bord du canapé du palais
présidentiel de l’Alvorada, à Brasilia,
dans ce décor épuré dessiné par l’archi-
tecte Oscar Niemeyer, le poète du mo-
dernisme, crispée par l’enjeu et com-
plexée par mon portugais hésitant, je
m’interroge : faut-il que j’intervienne
brutalement? Que j’ose couper la pa-
role à une chef d’Etat souvent accusée
de faire pleurer ses assistants? Tandis
que je note ses propos à la hâte sur mon
cahier, je jette discrètement un œil sur
mon enregistreur : vingt-sept minutes.
Voilà vingt-sept minutes déjà que je
suis face à Dilma Rousseff pour un en-
tretien qui promet d’être historique. Je
n’ai posé que deux ou trois questions
auxquelles la présidente, membre du
Parti des travailleurs (PT, gauche), s’ef-
force de ne pas répondre. Mon front
commence à transpirer.
Nous sommes en septembre 2016,
quelques jours plus tôt le Congrès a
voté comme un seul homme la destitu-
tion de la dauphine de Luiz Inacio Lula
da Silva à la suite d’une rocambolesque
procédure d’« impeachment ». La rue
criait depuis des mois « Fora Dilma! »
(« Dilma dehors! »), « Fora PT! » (« De-
hors le PT! »), dénonçant la corruption
du parti de gauche mise au jour par
l’opération anticorruption « Lava Jato »
(« lavage express »). Mais ô surprise, le
motif de l’« impeachment » repose sur
une banale manipulation comptable
appelée « pédalage budgétaire ».
Lors du vote parlementaire, un cer-
tain Jair Bolsonaro, militaire de
réserve, s’est illustré, appelant au
départ de la chef d’Etat en mémoire
du colonel Brilhante Ustra, tortion-
naire de la dictature (1964-1985). Mais
à l’époque, le député est encore un
membre insignifiant du Congrès à
qui personne n’accorde d’impor-
tance. On m’explique que la Chambre
basse recèle quelques personnages
grotesques et vulgaires. Plus d’un
tiers des 513 députés sont alors en
délicatesse avec la justice...

Nous en sommes donc à la vingt-sep-
tième minute de l’entretien quand sou-
dain j’ose : « Madame, vous n’avez pas
tout à fait répondu à ma question. »
Dilma Rousseff s’arrête. Me prend la
main, me fixe de ses yeux noirs et me
lance « calma-te querida » (« calme-toi,
ma chérie »), puis poursuit sa longue ti-
rade contre le complot de parlementai-
res. Je transpire à grosses gouttes.
Voilà un an que je suis installée au
Brésil pour y assurer la correspondance
du Monde et je commence à percevoir
que le géant d’Amérique latine « n’est
pas un pays pour les débutants » ,
comme l’écrivait Tom Jobim, l’un des
inventeurs de la bossa-nova. Je retien-
drai la leçon en découvrant qu’il me
faut mon certificat de naissance et des
copies de toutes les pages de mon pas-
seport – y compris vierges – certifiées
par notaire pour des démarches admi-
nistratives a priori ordinaires. La phrase
de Tom Jobim me reviendra aussi lors-
que je tenterai de démêler le fonction-
nement de la politique brésilienne, ses
quelque trente-six partis à l’idéologie
mouvante et ses candidats aux noms
de superhéros (j’interrogerai un certain
« Batman » promettant de nettoyer le
pays de la corruption qui, malgré ses su-
perpouvoirs, n’a pas été élu).

Sao Paulo? On t’a forcée...
J’entre au Monde en 2007 avec une for-
mation en économie, pour rejoindre le
service des marchés financiers. Quel-
ques mois plus tard éclate la crise des
« subprimes ». En 2015, voilà que j’ar-
rive au Brésil. Un tsunami de boue toxi-
que dévaste le fleuve Rio Doce, l’épidé-
mie monstrueuse du Zika frappe une
génération de nouveau-nés, le taux
d’homicides atteint des niveaux hallu-
cinants et la démocratie tremble.
Mes stéréotypes sur le Brésil s’effon-
drent un à un. La rédaction parisienne
m’imagine toujours en tongs et
maillot, pressée de boucler un article
pour terminer une partie de beach-vol-
ley au « Posto 6 » de Copacabana, avant
d’enchaîner les caïpirinha dans un bo-
teco au son d’une samba. Je rappelle à
qui veut l’entendre que j’ai décidé, con-
trairement à la plupart de mes prédé-
cesseurs, de ne pas m’installer à Rio
mais à Sao Paulo. Exit les plages, vive la
mégapole, captivante et effrayante.
Maintes fois on m’a demandé la rai-
son, évidemment saugrenue, qui m’a
fait opter pour ce New York tropical plu-
tôt que pour l’ancienne capitale – mon

interlocuteur prenant alors une moue
compatissante, du genre « on t’a for-
cée ». J’avoue que je me poserai souvent
cette question. Le charme de Sao Paulo
est, disons, brutaliste. Dans la méga-
pole, faire dix-sept kilomètres pour dî-
ner au restaurant est chose ordinaire,
un retard de quarante-cinq minutes
s’excuse d’un simple « transito » (« em-
bouteillage »), et regarder l’indice de
pollution avant d’enfourcher son vélo
est une question de survie. Il me faudra
du temps pour goûter le militantisme
progressiste, l’énergie séditieuse et
l’avant-gardisme paulistes.
Mais revenons à Dilma Rousseff. Elle
me prend la main dans ce geste aussi
commun au Brésil que l’ « abraço », un
« hug » en version latino qui provoque
chez moi le même embarras que lors-
que je tends l’autre joue pour une
deuxième bise quand il n’en faut
qu’une à Sao Paulo (deux à Rio). Sentant
sa paume sur ma main, j’observe le jar-
din luxuriant du palais présidentiel en
me disant que la chef d’Etat n’est guère
rancunière. Elle m’a accordé cette con-
fession « testament » oubliant que mon
journal a publié, quelques mois plus
tôt, un éditorial au sujet de l’« impeach-
ment » qui a provoqué la fureur de la
gauche. Sous le titre « Ceci n’est pas un
coup d’Etat », les quelques lignes m’ont
valu une kyrielle d’insultes, quelques
larmes et le boycottage de la part de
plusieurs professeurs de sciences poli-
tiques. « Après tout, Le Monde s’était
aussi trompé sur les Khmers rouges »,
m’avait alors lancé une historienne.
Sous ses dessous suaves et chan-
tants, le Brésil est un pays cruel. Mais
peut-être les conseillers de la prési-
dente ont-ils confondu Le Monde et Le
Monde diplomatique. Distribué au Bré-
sil dans une version portugaise, le
mensuel altermondialiste est ici une
référence. Si les plus anciens de mes in-
terlocuteurs tiennent dans la plus

haute estime le quotidien qu’ils ont
parfois lu assidûment lors de leur exil
sous le régime militaire, les plus jeu-
nes confondent l’un et l’autre.
Ma nationalité française restant pour
tous un atout, je la fais valoir allègre-
ment. Surtout après 2017, quand la
France devient le-pays-d’Emmanuel-
Macron, vénéré au Brésil, notamment
par une partie de la droite. Mais c’est
une autre droite, une « nou-
velle droite », que je découvre lors des
manifestations qui ponctuent mes
week-ends sur l’ avenida Paulista, les
« Champs-Elysées de Sao Paulo ». Cette
droite réactionnaire et décomplexée,
agacée par les mesures sociales et les
quotas raciaux mis en place sous le
gouvernement PT, défile contre la gau-
che, Lula et la corruption, revêtue du
maillot de Neymar Jr, l’attaquant star
de l’équipe nationale, la Seleçao. Peu
importe que le prodige du foot soit
alors accusé de fraude fiscale.
Lula est décrit par ces manifestants
comme le pire des bandits, alcoolique
de surcroît. Comme pour la plupart des
Français, l’ex-président reste pour moi
ce chef d’Etat qui a sorti de la misère des
dizaines de millions de Brésiliens. Et
c’est avec tristesse que je découvre les
affaires de corruption le visant.
Comme la plupart des Français, je crois
en la justice. C’est alors que je découvre
une autre maxime, « So no Brasil »! (« ça
n’arrive qu’au Brésil »), permettant
d’accompagner de sérieux décrochages
de mâchoire et de comprendre l’éten-
due de la roublardise dont sont capa-
bles les politiciens. Notamment lors de
la présidence par intérim de Michel
Temer, quand ont été diffusés des enre-
gistrements révélant les pratiques d’un
pouvoir s’échangeant de l’argent sale
dans des parkings. Une telenovela que
les Brésiliens suivent avec humour et
consternation sur les réseaux sociaux.
L’arrivée au pouvoir de l’extrême
droite et de Bolsonaro donnera une
version plus tragique et grotesque à
cette politique de théâtre.
Nous y voilà. Après quatre ans à ten-
ter de décrire ce pays si extravagant,
tragique et attachant, il est temps pour
moi de dire « tchau » (« ciao ») au Brésil.
La tradition veut qu’un correspondant
laisse à son successeur le pays dans
l’état dans lequel il l’a trouvé. Là, je dois
reconnaître que j’ai un peu dérapé.p
claire gatinois

Prochain article En Chine

YASMINE GATEAU


« DILMA ROUSSEFF

ME PREND LA MAIN, ME FIXE

DE SES YEUX NOIRS

ET ME LANCE « CALME-TOI,

MA CHÉRIE », PUIS POURSUIT

SA TIRADE SUR LE COMPLOT

DES PARLEMENTAIRES

L’ÉTÉ DES SÉRIES
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