MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
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INTERNATIONAL

JEUDI 8 AOÛT 2019

Le long exode des Iraniens de Dubaï

A la suite du durcissement des

sanctions américaines contre

Téhéran, les Emirats arabes unis

rendent la vie des expatriés

iraniens de plus en plus difficile

dubaï (émirats arabes unis) - envoyé spécial

I


l fut une époque, à Dubaï, où, sur les
deux rives de la crique, le bras de mer
qui a donné naissance à l’émirat du
Golfe, l’on entendait parler autant
persan qu’arabe, anglais ou hindi.
Constellés de banques, de bazars, de
mosquées et de restaurants iraniens, les
quartiers de Deira et Bur Dubaï, centre histo-
rique de la cité-Etat, drainaient dans les
années 2000 une foule de commerçants,
d’entrepreneurs et de touristes originaires
de la république islamique. Le minuscule
territoire, membre de la Fédération des
Emirats arabes unis (EAU), faisait office de
port de substitution du géant perse, mis
sous embargo par les Etats-Unis.
Née au début du XXe siècle, lorsque des
populations arabophones du sud de l’Iran,
rétives aux taxes instaurées par le pouvoir
central, ont migré vers la rive sud du Golfe,
cette histoire partagée traverse aujourd’hui
un moment difficile. Le durcissement des
sanctions américaines contre Téhéran, à la
suite de la décision de Washington de se reti-
rer de l’accord sur le nucléaire iranien en
mai 2018, la guerre des nerfs en cours dans le
Golfe, où les incidents maritimes se multi-
plient, et la morosité économique régionale,
conséquence de cours pétroliers déprimés,
poussent la communauté iranienne de
Dubaï au départ.
« On assiste à un mouvement d’exode sans
précédent , affirme Cyrus Razzaghi, un
consultant économique iranien, qui fait la
navette entre Téhéran et Dubaï. Les hommes
d’affaires iraniens, dont certains habitaient
des lieux emblématiques de l’émirat, comme
la Palm [les îlots artificiels], la marina et Burj
Khalifa [la tour la plus haute du monde] ,
partent en masse vers la Turquie, la Géorgie
ou bien Oman, des endroits bien plus propices
à la poursuite de leurs activités. »

COMPTES EN BANQUE FERMÉS
Dans un récent article du Financial Times
( FT ), un haut dirigeant émirati a déclaré
qu’en l’espace de trois ans le nombre d’Ira-
niens résidant aux EAU, dont la plupart habi-
tent Dubaï, a fondu d’un tiers, passant de
117 000 à 73 000. Selon la même source, le
nombre de visiteurs en provenance d’Iran a
été divisé par deux entre 2016 et l’année
passée, chutant de 700 000 à 350 000. Cette
désaffection est à l’image des échanges
commerciaux entre les deux pays, évalués à
19 milliards de dollars (17 milliards d’euros)
en 2018, et qui, d’après les projections émira-
ties, citées par le FT , pourraient baisser de
moitié cette année.
Il n’y a pas de notification officielle, pas
d’ordre d’expulsion. C’est à la soudaine accu-
mulation de tracas et d’embûches, d’ordres
administratif et professionnel, que les expa-
triés iraniens comprennent qu’il est temps
de faire leurs valises. Pour Chérine, directrice
générale d’une société d’import-export, qui,
pour des raisons de sécurité, préfère ne pas
mentionner son nom de famille, le point de
rupture a été atteint il y a quelques semai-
nes, lorsque sa banque a fermé son compte
personnel sans crier gare. « On m’a expliqué
que la consigne venait de la banque centrale,
que c’était dû à ma nationalité et que je ne
pouvais rien y faire » , raconte la jeune
femme, âgée de 34 ans, résidente de l’émirat
du Golfe depuis deux décennies.
Dans les mois qui précèdent, Chérine avait
dû s’y prendre à trois reprises pour renouve-
ler son permis de travail. Elle avait aussi eu la
désagréable surprise de voir l’un des fournis-
seurs de son entreprise refuser un ordre
d’achat signé de sa main, du fait, là encore, de
la couleur de son passeport. « Ils serrent
progressivement la vis jusqu’à ce que tu suffo-
ques. Deux de mes amis iraniens viennent de
partir s’installer en Géorgie. Mon frère s’en va
en Serbie. Pour moi, ce sera la Pologne. Je suis
triste, après toutes ces années, je considérais
Dubaï comme ma maison. »
La sensation d’étouffement, qu’évoquent
de nombreux ressortissants iraniens,
provient principalement de l’empressement

des banques et des administrations émira-
ties à se plier aux sanctions extraterritoriales
édictées par Washington. Après des années
de laxisme qui ont fait la fortune de Dubaï,
devenue la plaque tournante de la contre-
bande avec Téhéran, les autorités locales font
du zèle. Pour les ressortissants iraniens,
obtenir un visa de travail émirati relève
désormais de l’exploit et, à la moindre trace
de transaction avec leur pays natal, fût-elle
parfaitement légale, leurs comptes bancai-
res peuvent être fermés.
« L’agressivité de l’administration Trump,
partisane d’une politique de “ pression maxi-
male ” sur laquelle les EAU se sont alignés, et
les méga-amendes infligées à plusieurs
établissements, comme la BNP et la Société
générale, pris en flagrant délit de violation
des sanctions, ont créé une ambiance anxio-
gène, expose Me Olivier Dorgans, avocat
français spécialiste des sanctions économi-
ques. De peur d’être pénalisées par le régula-
teur américain, les banques des Emirats prati-

quent désormais la surconformité. » Arrivé à
Dubaï en 2008, Shahrooz, un ingénieur in-
formatique de 41 ans, a été témoin du pro-
gressif raidissement des EAU sur ce dossier.
« Mon installation a coïncidé avec la décision
du pays de ne plus embaucher d’Iraniens dans
le secteur public, raconte-t-il. On m’avait pro-
mis un emploi à la compagnie aérienne Emi-
rates qui m’a été repris du jour au lendemain.
J’ai pu rebondir dans le privé et, pendant les
premières années, en dépit de restrictions
croissantes, il était encore possible de faire des
affaires. »

EXPULSER « POLIMENT »
Le saccage de l’ambassade d’Arabie saoudite
à Téhéran, en janvier 2016, en représailles à
l’exécution par Riyad d’un célèbre imam
chiite saoudien, a marqué un tournant. Les
Emirats ont rappelé leur ambassadeur de la
capitale iranienne et ont progressivement
durci leur position, au point d’apparaître ces
dernières années comme l’un des acteurs

les plus déterminés du front anti-Iran, pi-
loté par Donald Trump. « Aujourd’hui, Dubaï
est l’endroit au monde où les Iraniens sont
les plus discriminés, déplore ainsi Shahrooz.
Nous sommes en train de nous faire poli-
ment expulser du pays. Pour passer à travers
les mailles du filet, il faut monter des socié-
tés-écrans ou s’acheter un passeport étran-
ger, ce que seuls les plus riches peuvent se
permettre. »
Les bons connaisseurs du Golfe s’atten-
dent à ce que l’écosystème irano-dubaïote,
vieux de plus d’un siècle, résiste malgré tout
à la crise. Sauf conflagration majeure, les
hommes d’affaires qui sont partis finiront
par revenir ou seront remplacés par d’autres.
« Dubaï est un port trop important pour l’éco-
nomie iranienne pour disparaître de la carte ,
estime le géographe franco-iranien Amin
Moghadam, familier de l’émirat. Les rela-
tions d’interdépendance entre les deux entités
sont trop profondes pour être brisées. » p
benjamin barthe

Travailleurs
iraniens dans la
crique de Dubaï,
le 17 janvier 2016.
ASHRAF MOHAMMAD
MOHAMMAD
ALAMRA/REUTERS

S A N C T I O N S C O N T R E L ’ I R A N

les émirats arabes unis (EAU) ne
veulent plus apparaître comme le
faucon du golfe Arabo-Persique. Crai-
gnant de faire les frais d’un embrase-
ment de la région, théâtre d’une
guerre des nerfs entre l’Iran et le
camp proaméricain, la fédération de
sept principautés, dirigée par l’émirat
d’Abou Dhabi, a envoyé depuis fin
juin plusieurs signaux d’apaisement
en direction de Téhéran.
Le dernier en date, survenu le
30 juillet, a consisté en une rencon-
tre, sur le sol iranien, entre le chef des
gardes-côtes émiratis et son homolo-
gue au sein de la République islami-
que. Au cours de cette réunion, la
première de ce genre en six ans, les
deux hommes ont discuté de coopé-
ration et de sécurité maritime, un
sujet particulièrement sensible au

moment où les sabotages et les arrai-
sonnements de tankers se multi-
plient dans le Golfe.
A la fin juin, interrogé sur les quatre
navires endommagés quelques
semaines plus tôt au large de
Foujeyra, l’une des cités-Etats des
EAU, le ministre des affaires étrangè-
res émirati, Abdallah Ben Zayed,
s’était soigneusement abstenu d’in-
criminer l’Iran, contrairement à ses
deux principaux alliés, les Etats-Unis
et l’Arabie saoudite, qui ont formelle-
ment accusé Téhéran.

Inflexion diplomatique notable
Abou Dhabi a aussi annoncé début
juillet le retrait d’une partie de ses
forces déployées au Yémen, où
depuis 2015 elles combattent les
houthistes, une rébellion pro-ira-

nienne, au sein d’une coalition pilo-
tée par Riyad. Ces gestes successifs
visent à faire baisser la tension dans
le Golfe, parvenu à un niveau inquié-
tant pour les Emirats, qui redoutent
d’être la cible de frappes iraniennes
en cas de conflit. « Les EAU font tout ce
qu’ils peuvent pour montrer que si une
guerre éclate, ce ne sera pas de leur
faute » , assure Abdulkhaleq Abdulla,
un politiste émirati.
De la part d’un Etat que l’ancien
secrétaire à la défense américain
James Mattis avait appelé en 2014
« petite Sparte », en raison de son
militarisme de plus en plus pro-
noncé, l’inflexion diplomatique est
notable. Cette évolution a été nourrie
en partie par l’absence de réaction de
Washington à la destruction de l’un
de ses drones, le 20 juin, par la

défense aérienne iranienne. « On s’at-
tendait à une riposte et Trump a
reculé. A quoi bon cette escalade si les
Etats-Unis ne sont pas derrière
nous? », s’interroge l’universitaire.
La nouvelle posture émiratie s’ap-
parente pour l’instant davantage à un
changement de tactique que de politi-
que. Abou Dhabi demeure un ferme
partisan de la politique de « pression
maximale » de l’administration Trump,
à base de sanctions paralysantes, que
l’Iran interprète comme une guerre
économique de facto. « Il est sage que
les EAU continuent à se conformer aux
sanctions tout en poussant à la déses-
calade, affirme Abdulkhaleq Abdulla.
Il n’y a pas de contradiction là-de-
dans. » Pas sûr que le pouvoir iranien
partage ce point de vue.p
b. ba. (dubaï, envoyé spécial)

Les Emirats arabes unis envoient des messages d’apaisement à Téhéran

« JE SUIS TRISTE,

APRÈS TOUTES

CES ANNÉES,

JE CONSIDÉRAIS

DUBAÏ COMME MA

MAISON », CONFIE

CHÉRINE, 34 ANS
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