MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1

20 | JEUDI 8 AOÛT 2019


« Le président, qui avait pourtant coché
toutes les cases, s’est trouvé finalement
au pied du mur, en compagnie de son
deuxième bras droit. Et ce ne sont pas
eux qui vont essuyer les plâtres : libérer la
parole, oui, mais il faut aussi faire bou-
ger les lignes une fois que tous les sujets
sont sur la table. Leurs propositions sont
cousues de fil blanc. Mais quel bras de fer
en perspective! Et la quête du Graal ne
s’arrêtera là pour personne, car personne
ne verra pour autant le bout du tunnel. »

Jamais bien sûr nous n’avons le plaisir,
ou le déplaisir, de lire un passage qui
contiendrait autant de belles images, de
clichés, de lieux communs, d’expres-
sions toutes faites. Mais avouons qu’on
les trouve partout, ces cerises sur le gâ-
teau, ces pierres dont on fait deux
coups, ces sonnettes d’alarme qu’on
tire, ces épées de Damoclès...
Pourquoi cette propension à utiliser
des images plutôt que des termes pro-
pres? Pourquoi « bras de fer » plutôt
qu’« affrontement » ou « confronta-
tion »? D’abord, ces expressions sont
compactes, pratiques, parlantes : l’auteur
est pressé, prend ce qui lui vient à l’esprit,
sans réfléchir à plus de précision. Par là
même, elles écrasent le sens, sont un
frein à l’analyse en interdisant la nuance.
Certains pensent que leur emploi dans
le journalisme participerait d’un phéno-
mène idéologique ou politique. Citons
la revue Protée publiée par le site
Erudit20 (Erudit.org) : « Selon Patrick Im-
bert, auteur de
L’Objectivité de la presse :
le 4e pouvoir en otage (Hurtubise, 1989),
le recours à des “concaténations figées de
mots” n’est pas gratuit : il sert à consoli-
der le statu quo. »


Fonds linguistique d’ordre imaginaire
En même temps, le même Patrick
Imbert formule une autre hypothèse :
« Toutefois, une réflexion d’ordre linguis-
tique sur la fonction cognitive du cliché
montre que tout ne se réduit pas à la
prise en otage de la presse par l’autorité
établie. Nous posons que la perméabilité
du texte journalistique aux clichés, loin
de désinformer en “génér
[ant] le som-
meil”
(ibid.), rend possible la transmis-
sion du message au lecteur en le lui
rendant intelligible grâce au recours
à un fonds linguistique partagé. »

Nous estimons quant à nous qu’il ne
s’agit pas seulement d’un fonds linguis-
tique, mais d’un fonds d’ordre imagi-
naire construit sur le précédent. Si le
journaliste va spontanément vers ces
images, c’est aussi parce qu’il partage
avec le lecteur une certaine affection
pour elles, une espèce de rapport enfan-
tin qui les lie : on est presque dans une
bande dessinée, le lecteur voit le prési-
dent assis au pied de son mur, genoux
au menton, l’air fatigué.
Le cliché est bien sûr aussi sujet aux
modes. Certains ne sont plus guère
utilisés et ont retrouvé une part de
fraîcheur : ce loup blanc qui a déserté
nos climats, ce taureau qu’on ne prend
plus par les cornes, pas plus qu’on ne
verse du sel sur les plaies (alors que de
l’huile sur le feu, ça oui), plaies dans
lesquelles on peut encore remuer un
couteau par-ci par-là. Mais on n’est
plus guère fine mouche. Pour finir, cons-
tatons que ces clichés que l’on conspue,
quand ils ont disparu, on les regrette un
peu. Ils mettent tant de couleur dans la
langue... Pour peu qu’on ne reste pas tou-
jours dans les mêmes images, mais
qu’on puise dans leur jolie diversité.p
marion hérold


Prochain article Jargon et mots
compliqués


LA LANGUE PREND L’AIR


CLICHÉS,


LES BELLES IMAGES


En campagne, Napoléon aime son confort

LE MOBILIER DU POUVOIR 3 | 6 Un palais démontable, luxueux et pratique,

suit l’Empereur sur les champs de bataille. Dans sa chambre, un lit de camp,

véritable objet-culte, qui le suivra jusqu’à sa mort à Sainte-Hélène

L

orsque Napoléon Ier part à la
guerre, hors de question pour
lui de dormir à la dure comme
ses soldats, qu’il aime tant et
qui le lui rendent bien. Il s’entoure
d’un décorum inspiré de l’Antiquité,
voyage dans un véritable palais itiné-
rant et, malgré ses nuits courtes, voue
un attachement monomaniaque à
son lit de camp.
L’Empereur n’est pas du genre à
considérer que l’intendance suivra.
Fruit d’une approche méticuleuse, où
se mêlent fonctionnalité et sens aigu
de la représentation, le bivouac napo-
léonien est pensé comme l’expression
de l’autorité et du prestige du souve-
rain. « Ses aspirations, guidées par l’éti-
quette impériale qu’il impose, sont es-
tampillées d’un luxe ostentatoire dimi-
nué par les obligations de mouvement
et d’efficacité du guerrier » , résume Je-
hanne Lazaj, conservatrice en chef du
patrimoine et commissaire de l’expo-
sition « Le Bivouac de Napoléon, luxe
impérial en campagne », organisée au
palais Fesch d’Ajaccio, en 2014. Un
aperçu de l’épopée napoléonienne
que l’on peut également découvrir,
jusqu’au 1er septembre, au Musée Wel-
lington, à Waterloo, près de Bruxelles.
Un palais tissé, démontable, accom-
pagne la Grande Armée. Centre
névralgique, la tente de l’Empereur
domine le champ de bataille. L’exté-
rieur évoque la munificence des cons-
tructions de toile qui accompagnent les
représentations d’Alexandre le Grand.
L’intérieur s’inspire du chapiteau dé-
crit par Jules César dans La Guerre des
Gaules. Un décret impérial prévoit l’or-
ganisation d’une enceinte carrée de
200 mètres de côté, comprenant huit
ensembles de tentes destinées aux
hauts officiers. Tout y est codifié. Jus-
qu’à la marmite tenue au feu afin que
l’Empereur et sa suite puissent à tout
moment se faire servir une soupe.
En Egypte, Bonaparte a eu recours
aux tentes issues du Garde-Meuble de
la Couronne, essentiellement sollici-
tées pour les mondanités versaillai-
ses. En 1808, au moment de la campa-
gne d’Espagne, Napoléon passe à la
même institution, devenue Mobilier
impérial, une première commande,
confiée au tapissier Poussin. Pour un
peu plus de 4 000 francs sont confec-
tionnées quatre tentes ovales de 3,
mètres sur 8 mètres, facilement dé-
montables, que l’on relie entre elles

pour reconstituer les appartements
d’un palais. Une antichambre, un cabi-
net de travail, un salon et enfin une
chambre à coucher. En tout, dix-sept
tentes de grand format réservées à
l’élite militaro-napoléonienne – le
reste de la troupe dort à la belle étoile,
sous des abris de fortune ou dans des
habitations réquisitionnées – seront
livrées sous l’Empire.
Les rayures du coutil sont blanches,
écrues et bleues, des oriflammes trico-
lores coiffent le sommet des tentes et
les cordes sont fixées sur des pattes
d’oie en cuir épais. Les parois tissées
sont, pour la plupart, doublées afin de
créer des corridors où se tiennent pen-
dant la journée le valet de chambre et
le mamelouk. A l’intérieur, des sépara-
tions couvertes de toile de Jouy, très
appréciées à l’époque, créent un décor
orientalisant. La doublure de la tente
conservée au Mobilier national pré-
sente un élégant semis de fleurettes
sur fond picoté.

L’art du garde-meuble
Alors que se prépare dans le plus
grand secret la future campagne de
Russie, l’Empereur entreprend d’allé-
ger son encombrant bivouac. Le
14 janvier 1812, il écrit à Duroc, ex-aide
de camp devenu grand maréchal du
palais : « J’ai réduit les caissons de mes
tentes de 10 à 8. Le major général
n’aura pas de tente particulière ;
comme j’en ai quatre, il restera dans un
de mes salons. Mon intention est que
ma tente soit toujours contenue dans
un seul fourgon. C’est en cela que con-
siste l’art du Garde-Meuble. Dépensez
le double s’il le faut mais faites une
chose commode, forte et légère. »
La nouvelle configuration, basée sur
quatre tentes carrées, n’a rien de spar-
tiate. La partie conçue pour composer
le cabinet de l’Empereur reçoit un
tapis de plus de 20 m^2 , dit « peau de
tigre », réalisé au point de Hongrie, qui
s’intègre dans une ambiance inté-
rieure que Jehanne Lazaj décrit
comme « chaude et colorée ». Les ten-
tes impériales en imposent. Napoléon
ne l’ignore pas. Au château de Malmai-
son, murs et plafond de la luxueuse
salle du conseil reproduisent une toile
de tente rayée bleu et blanc, comme si
l’on siégeait sous un chapiteau, à por-
tée de canon du champ de bataille.
L’Empereur, qui passe plus de temps
en campagne que dans ses châteaux,

est en déménagement permanent.
Malles de bois et de cuir sont réalisées
sur mesure. Tout doit être escamota-
ble ou démontable, des tabourets en
triangle au guéridon sur lequel
Napoléon prendra ses repas avec des
couverts d’argent, en passant par les
tables que l’on assemble avec des
crochets pour y déplier les cartes
d’état-major. Sans oublier les parasols,
délicatement ouvragés.
Les fournisseurs habituels du
pouvoir impérial (Jacob-Desmalter
pour les meubles, Poussin et Lejeune
pour les tissus, Grangeret pour la
coutellerie) sont mis à contribution
pour imaginer des objets qui ne peu-
vent être que des pièces uniques.
Plusieurs bibliothèques portatives
sont recensées. L’Empereur lit beau-
coup pendant ses déplacements et
n’hésite pas à passer par la fenêtre de
sa berline les ouvrages qu’il n’appré-
cie pas. Il tient beaucoup, aussi, à ses
nécessaires de toilette. D’élégantes
pièces de marqueterie, en acajou et
ivoire, renfermant brosse à dents,
gratte-langue ou tire-botte. Sur les
lieux de ses exploits militaires, deux
bidets en argent vermeil avec pieds en
acajou ornés de filets d’ébène imitant
des cannelures, deux sièges d’affaires
(toilettes portatives) aux décors et pié-
tement de bronze, divers vases et
clystères en argent portant les gran-
des armes impériales suivent fidèle-
ment l’Empereur.
Parmi ce fastueux inventaire, le lit de
campagne occupe une place émi-
nente. Il est l’œuvre de Marie-Jean
Desouches, un serrurier parisien ins-
tallé rue de Verneuil. D’un seul tenant,
entièrement repliable, ce lit brille par
la facilité avec laquelle s’articulent ses
charnières d’acier et la précision
d’ajustage des pièces métalliques.
Aujourd’hui encore, on estime que les
seules améliorations susceptibles de

lui être apportées ne pourraient
concerner que son poids. Bonaparte
recrute Desouches au service du
Garde-Meuble du Premier Consul
en 1803, puis en fait le serrurier du
Garde-Meuble impérial.

Il y dort peu, mais bien
Breveté, ce lit monté sur six roulettes
en cuivre doré et dont la haute car-
casse est habillée de taffetas de soie
bleu tient dans un étui, une fois replié.
Ses crochets se prolongent par des
agrafes reliées à des lanières de toile
qui lui assurent une élasticité bien su-
périeure à celle des sangles de cuir. Il
coûte très cher : 2 700 francs l’unité.
L’Empereur ne saurait partir en cam-
pagne avec moins de trois exemplai-
res de cet objet fétiche, long d’un peu
moins de 2 mètres, large de 75 cm, qui
se coiffe d’une impériale et pèse 35 kg.
Il y dort peu, mais bien. L’ensemble re-
çoit trois matelas (l’un est rembourré
de crin, les deux autres de laine et de
duvet), un oreiller, un traversin et au
moins deux couvertures.
Ce lit articulé, ancêtre du lit para-
pluie (les parents du XXIe siècle ne sa-
vent pas ce qu’ils doivent au bivouac
de l’Empereur), susceptible d’être ins-
tallé dans sa berline, Napoléon en fera
réaliser dix-sept unités jusqu’en 1813. Il
tire une réelle fierté de cette vitrine du
savoir-faire artisanal français, qui
capte un peu de la lumière de ses
victoires militaires. Lors de l’entrevue
d’Erfurt, en 1808, il en offre un au tsar
Alexandre Ier, avec lequel il tente – en
vain – de nouer un accord. Un autre est
envoyé à Strasbourg, au-devant de la
future impératrice Marie-Louise en
chemin vers Paris. A Naples, dans son
palais, sa sœur Caroline Murat
l’adopte également.
En 1811, le lit de Desouches est installé
à la demande de Napoléon dans sa pe-
tite chambre à coucher du château de
Fontainebleau, surmonté d’un lourd
baldaquin. D’autres sont réalisés pour
le roi de Rome et sa gouvernante. On
en retrouve aussi aux Tuileries, à
Compiègne ou à Saint-Cloud. Déchu,
Napoléon Ier n’y renoncera jamais. Le
5 mai 1821, c’est dans l’un de ses lits de
campagne qu’il rend l’âme.p
jean-michel normand

Prochain article Des oreilles
cachées dans le bureau
de Vincent Auriol

Monté sur six
roulettes en
cuivre, le lit
est long d’un
peu moins
de 2 mètres,
large de
75 cm, et se
coiffe d’une
impériale.
Une fois
réplié,
il tient dans
un étui.
MOBILIER NATIONAL

L’EMPEREUR,

QUI PASSE PLUS DE TEMPS

EN CAMPAGNE

QUE DANS SES CHÂTEAUX,

EST EN DÉMÉNAGEMENT

PERMANENT

L’ÉTÉ DES SÉRIES
Free download pdf