MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
JEUDI 8 AOÛT 2019 | 21

« D’où venons-

nous ?... » et autres

questionnements

métaphysiques

MYSTÈRES DE TOILES 3 | 6 La signification
de certains tableaux continue, longtemps
après leur réalisation, de diviser les experts.
Aujourd’hui, une œuvre de Gauguin

Des révélations et des gloires éphémères

LES 50 ANS DE WOODSTOCK 3 | 6 Si le festival a marqué les débuts de Santana ou de Joe Cocker, Bert Sommer et Quill sont tombés dans l’oubli

A

vec le recul, la program-
mation du festival de
Woodstock, qui a eu lieu
aux Etats-Unis sur un site de la
commune de Bethel, du 15 au
18 août 1969, a des allures de pan-
théon du rock (beaucoup) et du
folk (un peu). Mais seul un tiers
des trente-deux groupes avait
alors un statut de vedettes : The
Grateful Dead, Jefferson Air-
plane, le « all-star » Crosby, Stills,
Nash & Young, qui venait de se
constituer, la chanteuse Janis Jo-
plin, le guitariste Jimi Hendrix,
Blood, Sweat & Tears, Sly & The
Family Stone – dont le passage
nocturne à 4 heures, diman-
che 17, fut le point culminant du
festival –, Creedence Clearwater
Revival et, pour défendre la
vieille Europe britannique, The
Who. Joan Baez, égérie du folk
new-yorkais et The Band, le
groupe qui a accompagné Bob

Dylan en 1966, palliaient l’ab-
sence de ce dernier.
Les autres étaient surtout con-
nus par des spécialistes du folk
(dont Incredible String Band, Me-
lanie...) et du blues (Johnny Win-
ter, Paul Butterfield Blues Band,
Canned Heat...). Et puis il y avait
ceux pour qui le passage à Woods-

tock, et surtout les séquences de
leurs concerts gardées dans le film
documentaire réalisé par Michael
Wadleigh, sorti en mars 1970,
auront eu un impact indéniable.
Country Joe McDonald, qui fait
chanter les initiales « F.U.C.K. » au
public. Les Anglais Joe Cocker et
Ten Years After, groupe mené par
le guitariste Alvin Lee, que les
Etats-Unis commencent juste à
connaître, et qui seront régulière-
ment résumés à leurs prestations
de With a Little Help From My
Friends pour le premier et au solo
virtuose sur I’m Going Home
pour le second. Tout comme Ri-
chie Havens avec son improvisa-
tion, Freedom. Le groupe Santana,
qui vient d’enregistrer son pre-
mier album, qui sortira fin
août 1969, est aussi une grande
révélation du festival.
A l’opposé, qui se souvient de la
venue de Bert Sommer, Tim Har-

din, du Keef Hartley Band ou de
Quill, tous par ailleurs oubliés sur
la plaque commémorative instal-
lée en 1984 sur le site du festival?
La palme de la malchance reve-
nant à Quill.

Blues-rock un peu psyché
Formé à Boston en 1967, le quin-
tette mené par les frères Cole


  • Dan au chant et Jon à la basse –
    est en plein essor. La presse musi-
    cale loue leur énergie scénique et
    leur blues-rock un peu psyché.
    Ahmet Ertegun, puissant patron
    d’Atlantic Records, vient de les si-
    gner pour l’un de ses labels. Et Mi-
    chael Lang, co-organisateur du
    festival, est leur manageur. Quill,
    qui a joué pour les équipes du fes-
    tival durant les jours précédents
    et dans des salles aux environs,
    est programmé en ouverture du
    samedi 16, avant plein de vedettes
    (Joplin, Grateful Dead, Creedence,


The Who...). Woodstock doit être
leur consécration.
Il n’en sera rien. Quill joue bien
en début d’après-midi, une tren-
taine de minutes, mais sa presta-
tion n’est que partiellement fil-
mée. Les pluies qui se sont abat-
tues pendant la nuit du vendredi
ont désorganisé les équipes, plu-
sieurs caméras ne sont pas prêtes,
des problèmes techniques ne
sont pas résolus.
Quelques semaines après le fes-
tival, il est manifeste que Quill ne
pourra pas être dans le film. Pas
plus que sur le triple album
(mai 1970) et le double album
(juillet 1971) de la bande-son du do-
cumentaire, publié, ironie du sort,
par Cotillion Records, son label. La
maison de disques se désintéresse
du groupe et le laisse enregistrer
sans l’appui d’un producteur. L’al-
bum sort en janvier 1970, sans in-
vestissement promotionnel et

passe inaperçu. Jon Cole quitte peu
après le groupe, laissant les autres
tenter de poursuivre avec un
deuxième album. Jamais publié. A
l’été 1970, le groupe n’existe plus.
Il faudra attendre 1994 et le do-
cumentaire Woodstock Diaries,
de Chris Hegedus, Erez Laufer et
D. A. Pennebaker, pour que Quill
apparaisse à l’écran... durant une
minute. Et 2009, pour que deux
des quatre compositions jouées
figurent dans le coffret de 6 CD
publié par Rhino. En cette année
2019, le concert complet a finale-
ment trouvé sa place dans un cof-
fret de 38 CD (!), chronologie de
l’intégralité du festival, au tirage
limité à 1 969 exemplaires. Tous
vendus en précommandes avant
la sortie, le 2 août.p
sylvain siclier

Prochain article Pas si « peace
and love » que cela...

D’


où venons-nous?
Que sommes-nous?
Où allons-nous? est
une huile sur toile
de Paul Gauguin, de 131,9 cm de
haut et 374,6 cm de long, format de
frise. Elle a été peinte à l’hiver 1897-
1898, lors du second séjour de l’ar-
tiste à Tahiti, de 1895 à son départ
pour les îles Marquises, en 1901.
Envoyée à son ami George-Da-
niel de Monfreid, placée en dépôt
chez le marchand Ambroise Vol-
lard, qui l’expose à l’hiver 1898,
vendue en 1901 au collectionneur
bordelais Gabriel Frizeau, revenue
sur le marché en 1913, passée par le
Danemark et l’Allemagne, elle est
enfin acquise en avril 1936 auprès
d’une galerie new-yorkaise par le
Museum of Fine Arts de Boston
pour 80 000 dollars. Elle est, de-
puis, l’un de ses chefs-d’œuvre et
l’une des œuvres les plus connues
de l’artiste.

L’une des plus difficiles aussi. On
y compte quatorze figures humai-
nes, dont un enfant en bas âge, un
nu à peine visible à l’arrière-plan et
la grande sculpture grise aux seins
nus et bras écartés. S’ajoutent
deux oiseaux, un blanc à gauche,
qui tient un lézard sous ses griffes,
et un gris-bleu et brun-rouge au
centre, une chèvre, deux chats
blancs et un chien noir bondis-
sant. Cette faune est fréquente
chez Gauguin dès le premier sé-
jour tahitien de 1891-1893, de
même que les arbres aux branches
sinueuses et le paysage de lagon et
de montagnes dans le fond.
Il est parfois facile de décrire les
attitudes des figures humaines.
Un jeune homme cueille un fruit
au centre alors qu’une jeune fille
enveloppée d’une robe grise
mange un autre fruit, assise par
terre. Le nouveau-né dort, allongé
sur une surface grise qui est sans

doute une pierre. Mais il est bien
plus souvent impossible d’être
précis. Les quatre femmes nues
ou presque nues assises à droite,
dont deux de dos, ne font rien, si-
non peut-être s’ennuyer ou rêver.
Il est encore plus difficile de se
prononcer à propos de la vahiné
vêtue de bleu, debout près de la
statue, et des deux femmes aux
longues robes d’un rose éteint en-
vironnées d’un halo sombre qui
les rend plus spectrales encore.
Cet inventaire finit par les deux
coins supérieurs : à droite, sur
fond jaune clair, un buisson, un
animal peu identifiable et la si-
gnature du peintre ; à gauche, les
trois phrases qui forment le titre,
sans points d’interrogation. Le-
quel titre, par l’ampleur des ques-
tions lancées, appelle une inter-
prétation du genre métaphysi-
que : origine, nature et futur de
l’espèce humaine.

Un patchwork d’autocitations
Soit. Mais comment faire? Le plus
simple paraît être de demander à
l’artiste. En février 1898, il écrit
une longue lettre à Monfreid,
dont l’essentiel porte sur la toile.
Ce qu’il en dit concerne d’abord
les conditions tragiques de la créa-
tion. Proche de la misère, victime
de l’hostilité des autorités, Gau-
guin a voulu se tuer, a pris de l’ar-
senic, réussi seulement à vomir et
est revenu chez lui « après une nuit
de terribles souffrances ». Mais,
poursuit-il, « j’ai voulu, avant de
mourir, peindre une grande toile
que j’avais en tête » : celle-ci. Il la
prétend « terriblement fruste » ,
« sur une toile à sacs pleine de
nœuds et rugosités » , ce qui est ex-

cessif, mais conforme à la légende
qu’il s’est inventée à Pont-Aven à
partir de 1887, celle qui fait de lui
un « sauvage » , un « barbare ».
Quant au sens, la lettre ne
l’éclaire guère. Gauguin énumère
nouveau-né, femmes accroupies,
chèvre et chats sans en dire plus.
Et, quand il explique, trois cas se
présentent. Soit il ne révèle rien
que l’on ne puisse savoir sans lui.
« Une vieille près de la mort semble
accepter, se résigner » : qu’elle sym-
bolise le deuil est en effet flagrant,
de même qu’il est clair que la
femme presque nue, légèrement
souriante, assise près d’elle, in-
carne par opposition jeunesse,
beauté et désir. Soit il lance une
explication lapidaire : « deux figu-
res habillées de pourpre se confient
leurs réflexions ». Lesquelles? Si-
lence. « Un étrange oiseau blanc,
tenant en sa patte un lézard, repré-
sente l’inutilité des vaines paro-
les. » Lesquelles? Mutisme.
Soit encore il n’écrit pas ce que
l’on s’attendrait à lire. « Une figure
du milieu cueille un fruit » : ce geste
est-il celui d’Eve prenant la
pomme sur l’arbre de la science,
allusion biblique? On le suppose,
Gauguin ayant souvent dessiné,
peint et sculpté une Eve tahi-
tienne. Mais quel rapport entre
elle et l’idole au visage polynésien,
dont la position fait songer aux
statuaires du bouddhisme ou de
l’hindouisme qu’il connaît depuis
l’Exposition universelle de Paris
de 1889? De cette statue aux
« deux bras levés mystérieuse-
ment » , il avance qu’elle « semble
indiquer l’au-delà ». Pourquoi
« semble » si ce n’est parce que
Gauguin se refuse à tout élucider,

laissant à Monfreid et à tout spec-
tateur le soin de la comprendre et
d’établir des relations entre les dif-
férents groupes et le titre?
Une chose du moins est cer-
taine, la toile est un patchwork
d’autocitations. La plupart des fi-
gures viennent d’œuvres anté-
rieures et de sources que Gauguin,
on le sait, a utilisées. La « vieille »
lui est suggérée par une momie
péruvienne du Musée du Troca-
déro. La jeune près d’elle reprend
la figure qu’il prête à une divinité
polynésienne, Vaïrumati, en 1892.
Les femmes « habillées de pour-
pre » sont les sœurs des vahinés
forcées de revêtir les longues ro-
bes « mission », imposées par prê-
tres et pasteurs au nom de la pu-
deur chrétienne. De ces femmes
contraintes de cacher leur corps,
Gauguin a peint des portraits mé-
lancoliques en 1891-1893.
L’adolescente qui mange un
fruit et porte une vaste chemise
pourrait être une autre allusion à
la destruction des anciennes
mœurs, destruction qu’il a main-
tes fois dénoncée dans ses toiles,
ses lettres et ses pamphlets contre
l’Eglise catholique. Or, ceux-ci sont
exactement contemporains de la
toile. Dans ce cas, le nouveau-né
endormi serait-il l’incarnation de
l’innocence encore intacte, avant
l’idée de péché? Faut-il faire des
chats blancs des signes de pureté
ou de malignité? Et du chien noir?
Ces interrogations restent aussi
ouvertes que les trois qui donnent
leur titre au tableau.p
philippe dagen

Prochain article « Le Grand
Verre », de Marcel Duchamp

GAUGUIN A VOULU

SE TUER, A PRIS

DE L’ARSENIC, RÉUSSI

SEULEMENT À VOMIR ET

EST REVENU CHEZ LUI.

« J’AI VOULU, DIT-IL,

AVANT DE MOURIR,

PEINDRE UNE GRANDE

TOILE QUE J’AVAIS

EN TÊTE »

LE GROUPE QUILL

EST PROGRAMMÉ

EN OUVERTURE

DU SAMEDI 16, AVANT

DES VEDETTES (JOPLIN,

CREEDENCE, THE WHO...).

WOODSTOCK DOIT ÊTRE

SA CONSÉCRATION

« D’où venons-nous? Que sommes-nous? Où allons-nous? » (1897-1898), de Paul Gauguin. LUISA RICCIARINI/LEEMAGE


L’ÉTÉ DES SÉRIES
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