MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1

22 |décryptage JEUDI 8 AOÛT 2019


Jean-Philippe Domecq est romancier,
auteur de deux cycles romanesques,
« Les Ruses de la vie » et « La Vis et le
Sablier » (Métaphysique Fiction).
Essayiste, auteur de « Robespierre,
derniers temps » (Seuil, 1984), il s’est
intéressé à la critique d’art (« Comédie
de la critique », Pocket, 2015) et à
la critique littéraire (« Qui a peur de la
littérature? », Mille et une nuits, 2002,
Prix international du PEN club). « Ce que
nous dit la vitesse » (Agora, 2013) lui a
valu d’être reconnu comme écrivain
dans le monde de la compétition
automobile. Il est l’auteur d’un roman
sur la F1, « Sirènes, Sirènes » (Seuil,
1985), inspiré de la vie du coureur
automobile Niki Lauda. Jean-Philippe
Domecq est également membre du co-
mité de rédaction de la revue « Esprit ».

CETTE MÉCANIQUE

DEVENUE

UNIVERSELLEMENT

DANGEREUSE

RESTE UN

RUTILANT

OBJET DU DÉSIR

INDIVIDUEL

Jean-Philippe Domecq

La voiture, sempiternel

jouet des adultes

EN VOITURE 3 | 6 Comment le rapport de l’humanité à

l’automobile a-t-il évolué dans l’histoire? Pour l’essayiste

Jean-Philippe Domecq, écrivain passionné de voiture,

alors que les constructeurs préparent activement

leur virage vers la propulsion électrique et les véhicules

autonomes, ils ne sont pas suivis par les consommateurs

OLIVIER BONHOMME


L


a ruse hégélienne de l’histoire joue
ses tours dans l’industrie aussi.
Sous la pression de l’urgence cli-
matique, qui lui impose une muta-
tion conceptuelle historique, le
secteur de l’automobile s’est mis à
carburer, entre autres hypothèses, sur une
voiture d’avenir tout droit sortie de la
science-fiction et qui, pourtant, nous
ramène à la définition de départ. Qu’est-ce
en effet que la « voiture autonome »,
annoncée pour bientôt, qui n’aura plus
besoin de conducteur et laissera les pas-
sagers vaquer à loisir dans leur bulle vitrée
sans plus se préoccuper du trajet une fois
celui-ci programmé, si ce n’est la concréti-
sation de l’étymologie d’origine, « automo-
bile » signifiant littéralement « qui se
déplace par soi-même ».
Ce tour de roue complet aura eu lieu en à
peine plus d’un siècle, qui vit une ma-
chine changer la face du globe : elle
grouille désormais à raison de 87 176 335
véhicules produits dans l’année, qui rejoi-
gnent le 1,28 milliard d’automobiles en
circulation, chiffres qui, comme ceux des
naissances, sont dépassés le temps de les
écrire. L’affolante « démographie automo-
bile » montre toute la contradiction que
métastase cette mécanique devenue uni-
versellement dangereuse, mais qui reste
un rutilant objet du désir individuel. « La
voiture à présent tue l’avenir, et nous res-
tons au volant »
, pourrait dire un chef
d’Etat à la tribune de l’ONU.
L’humanité a l’habitude de ne sortir du
déni qu’au bord de la catastrophe, sou-
vent trop tard. Les chocs pétroliers de 1973
et de 1979, qui ponctuèrent l’alerte au
consumérisme prophétisée alors par le
penseur autrichien Ivan Illich, n’avaient
pas suscité de branle-bas radical de la part
de l’ingénierie automobile. L’effort de
recherche ne porta que sur la baisse de la
consommation, pour passer tangentiel-
lement sous la barre du « 5,7 litres aux
100! » claironné, dès 1956, par l’auto-
collant publicitaire sur la lunette de la
Renault Dauphine. Les Français étaient
passés maîtres en moteurs économiques.
Après quoi, les Verts allemands, ayant
accédé au pouvoir dans les années 1990,
prirent le relais et leurs strictes normes
anti-Co 2 firent le succès des voitures alle-
mandes, qui relevèrent le défi d’être aussi
puissantes qu’économiques, confirmant
au passage que la contrainte n’inhibe pas
particulièrement la création.


Autonomie, le maître mot
Un signe, toutefois, ne trompe pas : l’in-
dustrie automobile multiplie les hypothè-
ses et les prototypes d’avenir, elle est
entrée en ébullition programmatique
comme jamais dans son histoire. Certes, la
concurrence fut toujours le nerf de l’inven-
tivité. Mais, à ce point, à ce rythme, il y a de
l’angoisse dans l’air – saturé, et pour cause.
L’autre nerf de l’inventivité, l’inquiétude,
paraît cette fois sollicité. Constructeurs et
consommateurs se guettent les uns les
autres pour trouver entre eux, entre l’offre
et la demande, le nouvel embrayage désor-
mais nécessaire et nécessairement révolu-
tionnaire vu le péril.
Or, force est de constater que le monde
des affaires et les constructeurs semblent
plus responsables que nous autres, les auto-
mobilistes. Exemple, ces derniers mois : les
ventes de voitures diesel connaissent un
net rebond sous l’effet des rabais que
consentent les concessionnaires pour faire
oublier le « dieselgate » de 2015. En l’occur-
rence les uns et les autres sont complices ;
mais pendant ce temps, de salons de l’auto-
mobile en programmes décennaux annon-
cés tant par Peugeot-Citroën-Opel que par
VW-AG, Mercedes-Benz, Renault-Nissan-
Mitsubishi, sans oublier la marque Tesla,
petite par la taille mais reine des hautes
technologies, dont les projets stratosphéri-
ques lèvent plus de capitaux que Renault en
Bourse, jamais autant de concept-cars ne
sont sortis des bureaux d’études, stimulés
par les hypothèses d’avenir qu’ils mettent
au banc d’essai de leurs alternatives au
moteur à énergie fossile.
Alors, d’où peut et d’où va venir la solu-
tion? Autonomie, c’est apparemment le
maître mot du moment. Autonomie pas


seulement de conduite, mais aussi de 150 à
500 km à chaque recharge d’un modèle
électrique ou hybride. En fait, cette notion
d’autonomie est une clé de décryptage et
de marché, parce qu’elle confirme le fac-
teur sociopolitique de masse qui, outre
son efficacité pratique, explique le succès
de l’invention automobile : l’automobile
est démocratique par essence... Démocra-
tie sociale au temps des congés payés ;
aujourd’hui revendication du libéral « cha-
cun sans tous » ; mais c’est toujours l’indi-
vidualiste qui occupe la pointe du cône des
droits de l’homme. Le droit de se déplacer
quand, où et comme on veut illustre le
libre désir de chacun, qui, toute traduction
égale par ailleurs, a pour limite la liberté
locomotrice d’autrui, qu’on ne doit pas
heurter sous peine de l’être, en tout égo-
ïsme bien compris. Du reste, si on le com-
pare aux milliards de kilomètres parcou-
rus chaque jour, le nombre d’accidents est
somme toute relatif. Kant y trouverait
confirmation de son « insociable sociabilité
de l’homme », qui fait attention à autrui
parce qu’il se sait fort peu altruiste.
Mais l’individu démocratique est aussi
animal technique, et ludique, et enfant à
cet égard. C’est le troisième facteur de
démographie automobile : la voiture est le
jouet adulte, avec lequel on joue « pour de
vrai », pour dehors, et dedans. Certains
projets récents de constructeurs l’illus-
trent avec une intuition anthropologique
que la réflexion intellectuelle ferait bien
d’analyser. Quel fut le clou du dernier
Mondial de l’automobile de Paris, en
septembre 2018? Le concept e-Legend de
Peugeot, qui ne joue pas vraiment sur la
nostalgie « néorétro » à partir du coupé
504, fleuron du carrossier Pininfarina de
1969 à 1983, mais sur l’audace rétrofutu-

riste. Parmi ses quatre modes de conduite
à propulsion électrique, la e-Legend en
offrira un qui permettra au conducteur de
devenir passager, avec volant qui s’esca-
mote, sièges qui se tournent vers le salon
multiservices, jeux vidéo, films, messages
de navigation que le conducteur pourra
modifier en dix-sept langues tout en écou-
tant sa playlist, que le « zoning » isolera des
autres occupants, chacun choisissant sa
fragrance de parfum par diffuseur.

Produire plus avec moins
La voilà donc, la voiture autonome, dans
toute sa splendeur, dira-t-on. Non, quel-
que chose d’à la fois plus superficiel et
fondamental a motivé l’engouement du
public réclamant à Peugeot de commer-
cialiser au plus vite cette voiture de rêve.
C’est l’attrait de l’objet, irrésistible, cette
épure de ligne qui garde l’équation de
coupe originelle et sculpte l’élan dynami-
que avec une sobriété qui paraît sourdre
de la structure interne, véritable « nombre
d’or » automobile qui fait que ce coupé
reste « éternel dans le transitoire », dirait
Baudelaire de nos jours s’il daignait toute-
fois annexer le salon mécanique à ses
Salons de critique d’art. Et même à s’en
tenir à l’habitacle : très tendance « auto-
nome », mais avec son ambiance de bleu
turquoise veiné de bois, il vous plonge
dans une immersion chaleureuse et spa-
tiale qui inspirerait Stanley Kubrick.
Cette description juste pour ne pas nous
payer d’illusions, si louables soient-elles, et
pour entrevoir la résolution du problème.
Pas d’illusions : l’homme jouit de l’objet
automobile et préférera en crever plutôt
que de la réduire à un... véhicule utilitaire.
La solution? Le concept de légende fraye
peut-être la voie, en bouclant le tour de

roue historique de notre prospective. Il est
né de son modèle passé, comme la Mini, la
Fiat 500, et pourquoi? Parce que ce sont
des modèles de génie par la simplicité, et
que ce génie-là s’impose, comme la 2 CV
Citroën reste plébiscitée par les pétition-
naires de tous les pays. Si, en outre, on
admet que la voiture autonome commet
l’infraction fondamentale de priver le
conducteur de l’autonomie dynamique
dont il jouit en (se) conduisant, la solution
d’ensemble sera plutôt dans la technique,
d’autant plus technique qu’elle sera simple
à couper le souffle. Un exemple, répondant
à notre souci d’économie d’énergie : des
constructeurs vont équiper nos voitures
d’un système cinétique, expérimenté en
formule 1 dès les années 1990, qui permet
de récupérer l’énergie dépensée au frei-
nage pour la réinjecter en force motrice.
Que ce qui freine nous avance : très genre
humain, tout cela... Et l’on retrouve la plus
économique définition de l’économie :
produire plus avec moins.
Economie pour économie, on peut pen-
dre le problème par l’autre bout, en symé-
trie inverse. Un autre de nos ingénieurs,
Jean-Pierre Dupuy, X-Mines, philosophe
des sciences, qu’on devrait d’ailleurs plus
écouter pour refonder l’enseignement éco-
nomique, calculait, dès 1975, que la voiture,
si l’on rapporte les dépenses annuelles au
temps d’utilisation, de circulation, d’entre-
tien, d’embouteillages voire d’hôpital,
atteint finalement « une vitesse générali-
sée » inférieure à celle de... la bicyclette.
Mécanique autrement simple, qui n’use
d’autre énergie que son mouvement, et
rentabilité en monnaie de temps. Là oui,
on vise une autonomie autrement essen-
tielle, celle-là même qui est compromise
par la force centrifuge de la vie contem-
poraine : la liberté d’avoir son temps.p

Prochain article L’économiste
Frédéric Héran

L’ÉTÉ DES IDÉES
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