MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1

24 | 0123 JEUDI 8 AOÛT 2019


LA COALITION

N’ENVISAGE

PAS UNE REPRISE

DE LA GUERRE

PROPREMENT DITE,

MAIS LE CONFLIT

CONTINUE

DE FAÇON

IRRÉGULIÈRE

P

our le moment, l’escalade est sur-
tout verbale, mais elle présage le
pire. En laissant – un peu – filer le
yuan, lundi 5 août, Pékin a déclenché l’ire
de Washington, qui a aussitôt formelle-
ment accusé la Chine de manipuler sa
monnaie. Un tel reproche risque de « per-
turber gravement l’ordre financier interna-
tional et de provoquer le chaos sur les mar-
chés financiers » , a répliqué la Chine, dès le
lendemain. Les tensions commerciales
s’enveniment encore et semblent en passe
de se doubler d’une guerre des monnaies,
au risque d’ébranler une économie mon-
diale déjà fragilisée.
En autorisant une baisse du yuan, dont le
cours ne flotte pas librement, la Banque
centrale de Chine a répondu aux nouvelles

taxes de 10 % que Donald Trump menace
d’imposer sur 300 milliards de dollars d’im-
portations chinoises jusqu’ici épargnées.
Mais il ne faut pas s’y tromper : ces derniers
mois, l’institution a surtout œuvré pour
empêcher une dépréciation excessive du
yuan, ou renminbi (nom officiel de la mon-
naie chinoise), susceptible de déclencher
des sorties de capitaux du pays, et non l’in-
verse. Beaucoup d’observateurs soulignent
que l’accusation de « manipulateur de mon-
naie » portée par les Etats-Unis intervient à
contretemps, au moins cinq ans trop tard...
Mais qu’importe : à ce stade des tensions,
le moindre acte ou le moindre mot un peu
trop fort peut mettre le feu aux poudres. Et
l’on voit déjà poindre la spirale dans la-
quelle les deux superpuissances risquent
de s’engager : en réponse à la baisse du
yuan, les Etats-Unis pourraient imposer de
nouvelles mesures de rétorsion à Pékin, qui
pourrait répondre en laissant filer encore
sa monnaie ou en décidant de lancer des
représailles. En retour, le président améri-
cain pourrait pousser le Trésor à intervenir
lui aussi sur les marchés des changes pour
affaiblir le dollar et doper la compétitivité
des exportateurs américains.
Un tel maelström contraindrait les autres
grandes banques centrales – à commencer
par la Banque centrale européenne (BCE) – à
intervenir à leur tour pour soutenir leurs
économies. Il déclencherait une tempête

sur les devises des pays émergents, victimes
collatérales des tensions commerciales.
Les deux pays trouveront peut-être un
terrain d’entente. Mais l’escalade des der-
niers jours permet d’en douter. Au-delà des
Tweet accusateurs de M. Trump et des com-
muniqués offusqués de Pékin, l’attitude
des deux parties laisse craindre qu’aucune
n’a véritablement l’intention de trouver un
accord à court terme. Déjà en campagne
pour la présidentielle de 2020, M. Trump
parie qu’une ligne dure vis-à-vis du géant
asiatique lui permettra de gagner des
points. Au sein de l’administration améri-
caine, certains sont convaincus que l’en-
tourage du leader chinois, Xi Jinping, at-
tend que le milliardaire quitte le pouvoir
pour négocier un accord plus favorable.
Si le régime communiste sait que les atta-
ques de Donald Trump ont une visée en
grande partie électoraliste, sa position est
plus complexe. En théorie, il a suffisam-
ment de munitions pour tenir un long
front commercial et monétaire contre les
Etats-Unis. Dans un tel scénario, l’Europe
serait la grande perdante. Une lutte sino-
américaine pour un dollar et un yuan plus
faibles ferait automatiquement grimper
l’euro, heurtant ses exportations indus-
trielles, déjà pénalisées par la crise de
l’automobile allemande. Il en faudrait peu,
alors, pour que le Vieux Continent ne re-
plonge dans la récession.p

LES DANGERS

D’UNE GUERRE

DES MONNAIES

Hassan Hamdoche


Erdogan, une guerre


pour oublier la crise


Le président de l’association Espoir Afrin


craint qu’une éventuelle attaque de la


Turquie dans le nord de la Syrie fasse, in fine,


les affaires de l’organisation Etat islamique


G


râce à l’alliance avec la
coalition occidentale
dans la guerre contre l’or-
ganisation Etat islamique
(EI) en Syrie, les Kurdes se sont
forgé une notoriété et ont bâti
un système de gouvernance uni-
que fondé sur l’égalité et le par-
tage. Le Rojava [Kurdistan syrien]
est un modèle unique. La Tur-
quie de Recep Tayyip Erdogan
considère ce que j’appellerais
une « jeune démocratie laïque »
comme une menace pour sa sé-
curité nationale et pour sa politi-
que expansionniste islamiste.
Depuis l’invasion du canton
d’Afrin, en 2018, M. Erdogan n’a
jamais caché ses ambitions d’en-
vahir le Rojava. « Nous sommes
entrés à Afrin, Djarabulus et Al-
Bab et, maintenant, nous allons
entrer à l’est de l’Euphrate. Tant
que le harcèlement se poursuit,
nous ne pouvons pas rester silen-
cieux »,
a-t-il déclaré, le 4 août.
Les motivations du Parti de la
justice et du développement
(AKP), soutenu par l’extrême
droite, n’ont pas vraiment
changé depuis l’invasion d’Afrin
en 2018. La haine antikurde et
arabe, intensifiée par la crise éco-
nomique à laquelle les Turcs ten-
tent de survivre depuis quelques
années, fait monter la grogne de
la population, qui n’arrive plus à
subvenir à ses besoins. Cette gro-
gne populaire, qui devient plus
qu’audible en Turquie, met en
danger l’existence même du sys-
tème bâti par l’AKP de M. Erdo-
gan. Pour Recep Tayyip Erdogan,
il s’agit de sauver l’AKP de la dis-
parition. En vingt ans de pré-
sence au pouvoir, les notables de
l’AKP et les islamistes qui le sou-
tiennent sont devenus des hom-
mes d’affaires à la tête d’une éco-
nomie parfois souterraine. La ba-
taille menée durement pour
regagner la mairie d’Istanbul à la
suite de la claque électorale du
mois de mai était d’ordre vital
pour M. Erdogan. La perte de
cette mairie signifie l’ouverture
de la boîte de Pandore pour l’AKP.
Faute d’un accord avec Ekrem
Imamoglu, nouveau maire d’Is-
tanbul, les jours de l’AKP seraient
comptés. L’opposition turque
dispose de tous les dossiers sur
les activités de l’AKP lui permet-
tant d’embarrasser le parti majo-
ritaire dans le pays. Une aven-
ture militaire, une nouvelle, per-
mettra à M. Erdogan de se
maintenir sur la scène politique
turque jusqu’à la prochaine élec-
tion présidentielle.
La population turque ne tolère
plus la présence des réfugiés ara-
bes syriens qui « piquent les em-
plois des Turcs »,
comme il est dit
dans les rues d’Ankara et d’Is-
tanbul. En violation de toutes les
conventions internationales re-
latives à la protection des réfu-
giés en temps de guerre, quel-
ques milliers de réfugiés ont été
renvoyés à Idlib, ville ravagée par
la guerre, dans le Nord syrien. Le
but de M. Erdogan est de ren-


voyer un million de réfugiés sy-
riens dans le nord de la Syrie, et
notamment dans la zone auto-
nome de l’administration kurde.
M. Erdogan réalisera enfin « la
ceinture arabe », le vieux rêve
des années 1960 des partis na-
tionalistes arabes Baas, qui ont
œuvré à séparer les Kurdes de la
Syrie de leurs frères en Turquie.
Cette « ceinture » permettra à Er-
dogan de tuer définitivement la
jeune démocratie kurde nais-
sante dans la région et de par-
faire le changement démogra-
phique qu’il a mis en œuvre à
Afrin en y installant les popula-
tions arabes de la Ghouta orien-
tale et d’autres factions djihadis-
tes turcomanes.

La Turquie, Etat prorusse
Sur le plan international, les
Turcs, alliés des Iraniens et des
Russes, sous le prétexte de vou-
loir sécuriser les frontières sud
de la Turquie et d’éliminer un
« marquage terroriste », selon les
termes de M. Erdogan, prêteront
main-forte aux Iraniens dans
une probable confrontation con-
tre les Etats-Unis. Il est de l’inté-
rêt des Russes et des Iraniens
que les combattants kurdes, qui
ont éliminé l’EI à l’aide de la coa-
lition internationale, soient neu-
tralisés et désarmés, sans préci-
ser que le souhait d’Ankara est
qu’ils soient totalement élimi-
nés. Le régime syrien, qui a quali-
fié par la voix de son ministre
des affaires étrangères, Walid Al-
Mouallem, les combattants des
unités de protection du peuple
(YPG, branche armée du Parti de
l’union démocratique, PYD) et
des Forces démocratiques sy-
riennes de « traîtres » en raison
de leur alliance stratégique avec
les Américains, est impatient de
voir cette puissance militaire et
démocratique disparaître afin
qu’il puisse récupérer le nord de
la Syrie riche en pétrole ; ce pé-
trole qui fait cruellement défaut
au régime de Bachar Al-Assad.
Il n’est plus un secret que la
Turquie est devenue un Etat
anti-occidental et prorusse. Son
maintien ou pas dans l’OTAN
n’inquiète plus M. Erdogan.
L’achat du système S-400 à la
Russie de M. Poutine a jeté un
pavé dans la mare. Finalement,
une défaite des Kurdes ferait l’af-
faire des djihadistes, et permet-
trait à l’EI de renaître de ses cen-
dres. L’Europe laissera-t-elle fai-
re? Désormais, les discours
doivent être limpides et sans
ambiguïté, tout un exercice pour
l’Europe. L’implication sans
faille des Etats-Unis dans les né-
gociations avec les Turcs, les dé-
clarations successives des res-
ponsables américains laissent
entendre que, cette fois-ci, les
Kurdes ne seront plus abandon-
nés à leur sort.p

Hassan Hamdoche est
président d’Espoir Afrin, asso-
ciation de loi 1901 dont l’objet
est la défense des Kurdes
de la poche d’Afrin, au nord
de la Syrie, occupée depuis
janvier 2018 par l’armée turque
et ses troupes supplétives
opposées à Bachar Al-Assad


DÉSORMAIS, LES

DISCOURS DOIVENT

ÊTRE LIMPIDES ET

SANS AMBIGUÏTÉ,

TOUT UN EXERCICE

POUR L’EUROPE

Gérard Chaliand « Le président turc

est plus faible qu’il ne le laisse paraître »

Le spécialiste des conflits asymétriques considère que les menaces de Recep Tayyip Erdogan
contre la région autonome du Rojava montrent une volonté d’« en finir avec les Kurdes de Syrie »

ENTRETIEN

G

éostratégiste et spécialiste des
conflits irréguliers, Gérard Cha-
liand, qui se rend régulièrement
en Syrie et en Irak, analyse la si-
tuation dans le Rojava, région autonome
du Kurdistan syrien, après la menace du
président turc, Recep Tayyip Erdogan,
d’entrer en territoire syrien, et sur la res-
tructuration de l’organisation Etat isla-
mique (EI) dans la région. Gérard Cha-
liand est l’auteur de plusieurs dizaines
d’ouvrages, parmi lesquels Pourquoi
perd-on la guerre? Un nouvel art occiden-
tal (Odile Jacob, 2016).

Après les menaces du président turc
d’entrer en territoire syrien à l’est
de l’Euphrate, sur quoi peuvent
déboucher les négociations entre
Turcs, Américains et Kurdes à propos
de la sécurisation de la frontière
turco-syrienne?
Les négociations sont au point mort,
dans la mesure où les objectifs des uns et
des autres sont radicalement opposés.
Recep Tayyip Erdogan souhaite en finir
avec les Kurdes de Syrie. Si l’EI est une nui-
sance, le véritable danger, pour les Kurdes
de Syrie, est dans les visées intervention-
nistes du dirigeant turc sur le sol syrien,
ce qu’il appelle un « couloir de la paix ». Les
forces américaines et françaises, en prin-
cipe, resteront présentes pour une
période indéterminée. Le contentieux
américano-turc, né de l’achat de S-400
russes, fut suivi par le refus de Washing-

ton de livrer à la Turquie des avions F-35.
Un bras de fer qui peut coûter plus cher à
la Turquie qu’aux Etats-Unis et dont le ga-
gnant est Vladimir Poutine. Ce dernier
conforte Bachar Al-Assad dans son objec-
tif de contrôler, à terme, Idlib, où règne un
fragile compromis russo-turc.
Par ailleurs, après un second échec aux
élections à Istanbul, M. Erdogan constate
l’érosion de sa formation, le Parti de la
justice et du développement (AKP), avec
le départ d’Ali Babacan, qui entend for-
mer un nouveau parti que pourraient
rejoindre Ahmet Davutoglu, ancien mi-
nistre des affaires étrangères, et Abdul-
lah Gul, ancien président. Bien qu’il joue
de l’ultranationalisme et de la diabolisa-
tion des Occidentaux, M. Erdogan est
plus faible qu’il ne le laisse paraître.
Quant aux Kurdes, ils restent divisés,
payant par là leur absence de tradition
étatique. Les Kurdes d’Irak se portent
mieux que jamais, partagent des rela-
tions cordiales avec la Turquie sans per-
dre de vue leurs propres intérêts. Les Kur-
des de Syrie connaissent des tensions
avec les Arabes de Rakka et de Deir ez-
Zor. Rien n’est simple dans ces rapports
historiques où les vainqueurs d’hier (Ara-
bes) se retrouvent en position de non-dé-
cideurs, bien que majoritaires, et sous la
direction des victimes d’hier (Kurdes).

L’EI, qui se restructure dans la région,
ne risque-t-elle pas de profiter
des tensions entre Turcs et Kurdes?
Les combattants de l’EI n’ont cessé
d’être actifs au nord et à l’est de la Syrie.
De nombreux incendies criminels, en
mai et surtout en juin, ont ruiné les récol-
tes de blé sur des milliers d’hectares. Des
attentats revendiqués par l’EI ont eu lieu à
Rakka en avril, mai et juin (voitures pié-
gées), d’autres ont frappé Hassaké, Man-
bij, etc. L’EI s’efforce de gagner – contre les
Kurdes – les populations arabes à l’est.
Plus grave, le camp de Al Hol (70 000 per-
sonnes), non loin d’Hassaké, échappe au
contrôle des Kurdes tandis que l’EI s’y re-
plie après ses actions. Mi-Juillet, l’organi-
sation a hissé son drapeau au milieu du
camp. Pis, sur la rive sud de l’Euphrate, au
sud-est de Deir ez-Zor, l’EI dispose d’une
base arrière en zone désertique, à partir
de laquelle, elle mène des actions de com-
mando au nord du fleuve contrôlé par les
Kurdes, ses alliés arabes et la coalition. Le
régime syrien et ses alliés russes et ira-
niens laissent l’EI opérer afin de déstabili-
ser la région sous le contrôle des Kurdes

et de la coalition sans risque d’affronte-
ment direct. Par ailleurs, l’EI est toujours
active en Irak, dans la région de Kirkouk,
où 20 000 hectares de blé auraient été in-
cendiés. Les attentats y sont nombreux,
ainsi que dans la région de Ninive.

Comment la coalition et ses alliés
kurdo-arabes réagissent-ils
à la réorganisation de l’EI?
La coalition n’envisage pas, dans les
conditions actuelles, une reprise de la
guerre proprement dite, mais le conflit
continue de façon irrégulière. Je vou-
drais, pour ma part, revenir sur une lec-
ture des événements. La passivité de la
coalition, Américains en tête, en 2014-
2015, a été l’un des atouts majeurs de l’EI.
C’est nous qui avons laissé l’organisation
se déplacer à travers plusieurs centaines
de kilomètres de régions désertiques,
sans coup férir, jusqu’à Mossoul. Il était
possible et nécessaire de les bombarder.
Nous n’avons rien fait, entre autres parce
que nous ne voulions pas donner l’im-
pression de soutenir le régime syrien en
frappant ses adversaires. A cette époque,
les médias anglo-saxons dénommaient
les organisations islamiques autres que
l’EI « forces d’opposition ».
La chute de Mossoul, la proclamation
du « califat », puis l’offensive sur le Sinjar,
toujours sans bombardements, ont pro-
voqué la venue, à travers la Turquie com-
plice, de milliers de volontaires pour par-
ticiper au djihad avec le sentiment que la
victoire était au bout du fusil. Pour con-
trer cela, il a fallu, dans un premier
temps, l’intervention russe, critiquée
parce qu’elle ne frappait pas seulement
l’EI mais aussi les autres organisations
djihadistes, puis la très efficace offensive
des Kurdes de Syrie appuyée par des élé-
ments arabes (FDS) et avec le concours
massif, enfin, de la coalition.

La création de tribunaux
internationaux pour juger
les djihadistes dans le Rojava
est-elle légale? Ne signifierait-elle
pas une sorte de reconnaissance
de l’entité kurde de Syrie?
Les Kurdes de Syrie sont pleinement
partisans d’un tel tribunal, dans la me-
sure où la mise en place de celui-ci con-
courrait à les légitimer. Le régime syrien
n’y a aucun intérêt, au contraire. Aussi,
celle-ci paraît très incertaine.p
propos recueillis par
gaïdz minassian
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