MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1

JEUDI 8 AOÛT 2019 international| 3


« La Turquie va bientôt

devenir un eldorado pour

contourner les sanctions »

Les Iraniens profitent des facilités d’obtention
de passeport données par Ankara aux investisseurs

istanbul (turquie) - envoyée spéciale

M

ohsen (les prénoms ont été
changés) n’a jamais voulu
quitter l’Iran, ni obtenir une
autre nationalité que celle de son pays
natal. Même après sa licence d’électroni-
que à l’université de Téhéran, et alors que
tous ses camarades se précipitaient pour
envoyer leur « application » aux plus
grandes universités des Etats-Unis et du
Canada, il n’a pas été tenté de le faire.
« C’était une question de principe » , se
souvient cet Iranien de 35 ans. La
dégradation de la situation en Iran l’a fait
changer d’avis. Il a entrepris des
démarches pour obtenir un passeport
turc. « Plus facile que celui des pays euro-
péens, pour lequel il faut attendre au
moins six ans » , précise-t-il.
Ankara a allégé ses restrictions à l’ob-
tention de la nationalité turque en octo-
bre 2018. N’importe qui peut l’obtenir en
plaçant sur un compte bancaire
500 000 dollars, soit 446 626 euros (con-
tre 1 million de dollars auparavant), blo-
qués pendant trois ans, ou en investis-
sant 250 000 dollars en Turquie. Chef
d’une entreprise basée à Téhéran et spé-
cialisée dans la conception de logiciels,
Mohsen a acheté un appartement dans
une tour sur la rive asiatique d’Istanbul
correspondant à la somme fixée par la loi
turque. Non loin de son nouveau domi-
cile, il a loué des locaux pour son entre-
prise, enregistrée en Turquie.
Si l’homme d’affaires a pris la nationa-
lité turque, c’est avant tout pour avoir un
compte bancaire à l’étranger. Le rétablis-
sement des sanctions américaines
contre l’Iran depuis le retrait unilatéral
de Washington de l’accord sur le nu-
cléaire iranien de 2015 a rendu très diffi-
cile, voire impossible, la poursuite de ses
affaires avec l’étranger, surtout les tran-
sactions bancaires. L’économie ira-
nienne va tellement mal qu’aucune pers-
pective ne se dessine dans un avenir pro-
che. Certains de ses clients en Iran ne
l’ont pas payé depuis presque deux ans.
« Ils nous mènent en bateau. Et avec l’in-
flation (40 %), plus ils tardent à nous
payer, plus nous perdons nos bénéfices.
Depuis mars, je n’ai pu garder que 70 de
mes 150 employés , explique Mohsen
dans son appartement lumineux, rempli
de meubles Ikea. Ce soir-là, en arrivant à
la maison, j’ai fondu en larmes. Nous nous
sommes battus. Mais cela n’a pas marché.
Qu’aurais-je pu faire d’autre? »

Valises d’argent liquide
Depuis que ses espoirs ont été douchés,
Mohsen, actif depuis huit ans dans le
secteur des télécommunications en
Iran, essaie de développer ses affaires en
Afrique. « Après l’accord, des sociétés
espagnoles et russes nous ont approchés
pour qu’on devienne leur représentant ré-
gional. Toutes ont jeté l’éponge depuis
que Donald Trump a décidé de sortir de
l’accord, par peur d’être épinglées par les
Etats-Unis » , explique-t-il. Mais le conti-
nent africain est aussi un terrain compli-
qué, jamais assez loin de l’Amérique.
Dernièrement, au Ghana, sa nationalité
iranienne lui a valu des problèmes :
Mohsen a été questionné pendant deux
heures par les services de renseigne-
ment et son passeport lui a été confis-
qué, avant de lui être restitué deux jours
plus tard. « Au Kenya aussi, toutes les
banques ont refusé de m’ouvrir un
compte bancaire » , dit-il.
Ses démarches pour obtenir un passe-
port turc, pour lequel il s’est choisi un

nom à consonance turque, n’ont pris que
cinq mois. Depuis le début de l’année,
avec 253 cas, les Iraniens sont au premier
rang du classement des étrangers ayant
obtenu la nationalité turque grâce à un
investissement. Un chiffre qui devrait
augmenter de manière exponentielle
dans les mois à venir, au vu des tensions
grandissantes entre l’Iran et l’Occident.
Son passeport en poche, Mohsen a pu
ouvrir un compte dans une banque
turque pour recevoir les paiements de ses
clients. Jusqu’à présent, il ramenait d’Afri-
que des valises d’argent liquide. « Une
fois, je suis arrivé à Istanbul avec 400 000
dollars, se souvient-il. Je me suis renseigné
sur les billets de 200 et de 500 euros, pour
savoir lesquels sont moins détectables par
infrarouge. J’ai tout le temps très peur de
me faire attraper en Afrique. Là-bas, la
prison, ça ne rigole pas. »

« Une façade irréprochable »
Dans son nouveau quartier stambou-
liote, Mohsen a ses habitudes. Il dîne
souvent dans un restaurent italien avec
un ami proche, Soheil. Ce dernier, déten-
teur d’un passeport d’un paradis fiscal
acheté en 2016 pour 100 000 dollars, a,
lui aussi, demandé la nationalité turque.
L’Iranien de 36 ans se présente comme
« un guerrier ». Sa guerre? L’embargo
américain contre l’Iran. Actif notam-
ment dans l’exportation depuis l’Iran de
polymères, de minéraux et de produits
pétrochimiques – un secteur pourtant
visé par les sanctions américaines –,
Soheil fait preuve, au quotidien, de beau-
coup d’ingéniosité, prenant parfois des
risques importants. « La Turquie est en
passe de devenir l’eldorado des Iraniens
qui cherchent à contourner les sanctions,
un hub pour nos échanges financiers avec
le monde, parce que les Turcs, lassés de
l’Europe et des Etats-Unis, veulent tra-
vailler avec nous », concède Soheil, qui
évoque ses amis ayant été forcés de quit-
ter Dubaï à cause des tensions entre
l’Iran et les pays du Golfe.
Pour brouiller les pistes, Soheil – dont le
père, haut placé dans les rouages de la Ré-
publique islamique d’Iran, lui fait profi-
ter d’informations et de rentes – n’appa-
raît nulle part dans les sociétés qu’il a
créées notamment en Turquie, à Dubaï
et à Oman. « Pour faire du blanchiment
d’argent sale, qui est dans notre cas l’ar-
gent issu de la vente d’une marchandise
sanctionnée, il faut créer une façade irré-
prochable , explique-t-il, tout en enchaî-
nant des verres de gin tonic. C’est ce que
nous faisons en Turquie. Si on vient me de-
mander ce que je fais, je montrerai des
chantiers sur lesquels nous travaillons. »
Pour les transports maritimes, la tâche
est encore plus délicate. « Je paie
20 000 dollars aux bateaux qui
travaillent pour moi pour qu’ils éteignent
leur GPS pendant deux jours au large de
Sohar [ville portuaire du nord du sulta-
nat d’Oman] , avant de les rallumer et de
reprendre la route, comme s’ils venaient
de quitter Oman » , explique Soheil.
Mohsen et Soheil, comme d’autres
hommes d’affaires, proches ou non du
pouvoir iranien, sont constamment sur
le fil du rasoir. Soheil falsifie souvent des
documents. Lui aussi a été une fois ques-
tionné pendant quelques heures, au
Royaume-Uni, alors qu’il voyageait avec
son passeport non iranien. « Au contrôle
d’identité, ils se sont étonnés du nombre
de tampons turcs que j’avais sur mon pas-
seport. Ils m’ont demandé pourquoi je
sortais autant d’Iran. Je leur ai dit que
l’Iran était un pays difficile et que j’avais
souvent besoin de souffler. Ils m’ont cru.
Mais j’ai eu chaud. Par exemple, je n’irai
jamais aux Etats-Unis. »
Malgré tout, les deux hommes jugent
très profitable de travailler dans ces
conditions. « Dans dix ans, on écrira un li-
vre sur la façon dont on a réussi à trouver
les failles pour contourner les sanctions.
Nous avons toujours une longueur
d’avance sur l’embargo », se vante Soheil.p
ghazal golshiri

En Algérie, mandat

d’arrêt contre

un ex-chef de l’armée

Khaled Nezzar est poursuivi pour « complot
contre l’Etat et atteinte à l’ordre public »

alger - correspondance

D

es mandats d’arrêts inter-
nationaux ont été lancés,
mardi 6 août, par la jus-
tice militaire algérienne contre le
général Khaled Nezzar, ancien mi-
nistre de la défense (1990-1993),
son fils Lotfi, dirigeant d’une
société d’informatique, et Farid
Benhamdine, le président de la So-
ciété algérienne de pharmacie.
Selon la télévision publique, les
trois hommes, dont « les noms
sont apparus durant l’instruction
visant Saïd Bouteflika », le frère du
président déchu Abdelaziz
Bouteflika, sont accusés « de com-
plot contre l’Etat et d’atteinte à l’or-
dre public » et poursuivis en appli-
cation des articles 77 et 78 du code
pénal ainsi que de l’article 284 du
code de justice militaire.
Le général Khaled Nezzar, qui se
trouve actuellement en Espagne,
est de ce fait passible de la peine
capitale, l’article 77 prévoyant la
peine de mort pour l’auteur d’un
« attentat, dont le but a été de dé-
truire ou de changer le régime, soit
d’inciter les citoyens ou habitants à
s’armer contre l’autorité de l’Etat ou
s’armer les uns contre les autres » ...
Même si la mesure fait grand
bruit en raison de la personnalité
fortement clivante de l’ancien
chef de l’armée algérienne, elle
était largement attendue depuis
l’apparition sur Twitter, le
15 juillet, d’un compte, jamais
ouvertement assumé, au nom de
Khaled Nezzar, s’en prenant
ouvertement à l’actuel chef de
l’armée, le général Ahmed Gaïd
Salah, accusé d’avoir « usurpé
manu militari » le pouvoir.
« L’Algérie est prise en otage par
un individu brutal qui a imposé le
quatrième et inspiré le cinquième
mandat [d’Abdelaziz Bouteflika]. Il
faut y mettre fin! Pays en danger »,
assurait le premier Tweet attribué
à celui qui a brutalement réprimé
les émeutes de la jeunesse algé-
rienne en octobre 1988 (159 morts
selon le bilan officiel, près de 500
selon des sources médicales).

Doutes sur l’extradition
Désigné ministre de la défense
en 1990, il va être un des princi-
paux acteurs, en janvier 1992, de
l’interruption du processus
électoral en passe d’être emporté
par les islamistes. Le pays a
ensuite plongé dans une décen-
nie de guerre intérieure. Chef de
file des « éradicateurs » anti-isla-
mistes, l’homme est resté in-
fluent même après son départ à la
retraite en 1993.

Khaled Nezzar avait été en-
tendu, le 14 mai, comme témoin
dans l’enquête pour « complot
contre l’autorité de l’armée et de
l’Etat » visant Saïd Bouteflika, les
anciens chefs des services de
renseignements Mohamed Me-
diène (dit « Toufik ») et Athmane
Tartag (alias « Bachir ») , et la diri-
geante du Parti des travailleurs
Louisa Hanoune.
Le général Nezzar en avait pro-
fité pour charger lourdement
Saïd Bouteflika, assurant que ce
dernier lui avait dit, lors d’une
rencontre en mars, qu’il envisa-
geait d’instaurer l’état de siège et
de démettre le général Gaïd Salah.
La charge avait été rendue publi-
que par le site Algérie Patriotique,
dirigé par son fils, et interprétée à
l’époque comme un signal en-
voyé au nouvel homme fort du
pays, engagé dans une guerre
ouverte contre l’ issaba (la
« bande »), nom donné au clan
Bouteflika. Ce « signal » est toute-
fois resté sans effet.
Selon des médias algériens, l’en-
trepreneur Farid Benhamdine se-
rait quant à lui « l’intermédiaire
entre l’ancien ministre de la
défense et Saïd Bouteflika » dans
ce qui a été considéré comme un
« complot » contre le général Gaïd
Salah. De témoin, le général
Nezzar s’est ainsi retrouvé accusé
de complot avec la « bande ».
Probablement informé du sort
qui l’attendait, l’ancien homme
fort des années 1990 a prudem-
ment fui l’Algérie vers l’Espagne, il
y a un mois, avant d’être rejoint
par son fils Lotfi, dont l’entreprise
SLC, fournisseur d’accès à Internet,
s’est vu retirer, il y a quelques
jours, son agrément. La « guerre »
entre Ahmed Gaïd Salah et Khaled
Nezzar a été en quelque sorte offi-
cialisée par l’apparition du compte
Twitter au nom de l’ancien minis-
tre de la défense, qui n’a jamais dé-
menti qu’il lui appartenait.
Après l’annonce du mandat d’ar-
rêt, deux Tweet ont été publiés sur
le compte @KhaledNezzar8 :
« S’attaquer politiquement à Gaid
Salah est pour lui une affaire de sé-
curité nationale, c’est ce que lui
dicte le pois chiche qu’il a dans la
tête. Ce sont des jours sombres qu’il
réserve à l’Algérie », écrivait notam-
ment l’auteur du compte le 6 août.
A Alger, certains restent dubita-
tifs sur la capacité des autorités à
convaincre l’Espagne de renvoyer
le général en fuite, même si les
deux pays sont liés depuis 2008
par une convention d’extradition.
L’article 4 de ce texte précise en
effet que l’extradition est refusée
dans le cas où la partie requise
considère que la demande est liée
à une « infraction politique ou
connexe à une infraction politi-
que ». L’ancien ministre de la dé-
fense, qui semble avoir mûre-
ment réfléchi au choix du pays de
repli, invoquera probablement
cet « aspect politique » pour s’op-
poser à son renvoi vers Alger.
Pour certains observateurs, cette
nouvelle péripétie confirme que
le mouvement populaire pacifi-
que qui persiste en Algérie depuis
le 22 février est en train d’accélérer
la déconfiture d’un régime dont
les principales figures sont en pri-
son, poursuivies notamment
dans des affaires de corruption.p
amir akef

LE CONTEXTE

SIX MOIS
Le mouvement de contestation,
lancé le 22 février pour protester
contre un cinquième mandat du
président Abdelaziz Bouteflika,
atteindra en août le sixième
mois de mobilisation sans inter-
ruption. Outre les manifesta-
tions du vendredi après-midi,
les étudiants poursuivent leurs
actions chaque mardi. Plusieurs
centaines d’entre eux ont mani-
festé à Alger, mardi 6 août, pro-
clamant leur rejet du dialogue
prôné par le pouvoir pour met-
tre fin à la crise politique. Forte-
ment contestée dès sa mise sur
pied fin juillet, l’instance de dia-
logue a encore accru la défiance
à son égard il y a une semaine
en renonçant aux « mesures
d’apaisement » qu’elle avait
elle-même exigées avant « tout
dialogue », notamment la libéra-
tion des personnes arrêtées
en lien avec la contestation.

Les faits
reprochés
au général,
qui se trouve
en Espagne, sont
passibles de la
peine de mort

LES DATES

2015

14 juillet Les cinq membres perma-
nents du Conseil de sécurité des Na-
tions unies (Etats-Unis, Russie, Chine,
France et Royaume-Uni) et l’Allemagne
signent avec l’Iran à Vienne, en Autri-
che, un accord-cadre pour contrôler
le programme nucléaire iranien, en
échange de la levée des sanctions
économiques qui touchent le pays.

2018
8 mai Le président américain, Donald
Trump, annonce le retrait des Etats-
Unis de l’accord de Vienne et le réta-
blissement de sanctions contre l’Iran.
Août et novembre Les Etats-Unis
rétablissent les sanctions économi-
ques contre l’Iran, notamment contre
les secteurs pétrolier et financier.
La politique de « pression maximale »
menée par Washington fait plonger
l’économie iranienne dans une
violente récession.

2019
Mai-août Des sabotages et attaques
de navires dans le golfe Arabo-
Persique, la destruction d’un drone
américain par l’Iran et la saisie de
trois pétroliers par Téhéran attisent
les tensions entre l’Iran et le camp
proaméricain, dont l’Arabie saoudite
et les Emirats arabes unis.
« LES TURCS, LASSÉS DE

L’EUROPE ET DES ÉTATS-UNIS,

VEULENT TRAVAILLER

AVEC NOUS », CONCÈDE

SOHEIL, UN HOMME

D’AFFAIRES IRANIEN
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