MondeLe - 2019-08-08

(sharon) #1
8 |france JEUDI 8 AOÛT 2019

Le coup de chaud

des agriculteurs

alarme l’exécutif

Plusieurs permanences de députés

La République en marche ont été prises pour

cible par les syndicats d’exploitants agricoles,

alors que les motifs d’inquiétude abondent

C


orinne Vignon n’en peut plus.
Elle a décidé d’investir dans
un système d’alarme et de vi-
déosurveillance. Dimanche
4 août, la permanence de la
députée (La République en
marche, LRM) de Haute-Garonne a été prise
pour cible pour la deuxième fois en trois
jours. Un message à l’orthographe douteuse
a été tagué sur le portail d’entrée : « LRE-
Merde ne représante pas le peuple. »
On ne sait, pour l’heure, qui se cache der-
rière cette exaction – l’élue a porté plainte.
On sait, en revanche, qui a muré sa perma-
nence avec des parpaings dans la nuit du
1 er au 2 août. L’acte a été revendiqué par la
FDSEA (déclinaison départementale de la
FNSEA, la Fédération nationale des syndi-
cats d’exploitants agricoles). Les mêmes,
peste Mme Vignon, avaient déjà déversé
« une tonne de purin » devant chez elle,
en 2017, lors de l’examen de la loi sur l’ali-
mentation.
Aujourd’hui, ils veulent dénoncer l’adop-
tion par la majorité, le 23 juillet, d’un projet
de loi ratifiant le CETA. Cet accord de libre-
échange entre l’Union européenne et le Ca-
nada menacerait, disent-ils, la santé écono-
mique des éleveurs bovins. La patronne de
la FNSEA, Christiane Lambert, a assuré que
les agriculteurs s’estimaient « trahis ». Une
petite dizaine de permanences de députés
LRM ont été prises pour cible dans toute la

France ces derniers jours par la FNSEA ou
les Jeunes Agriculteurs.
« Il faut tout faire pour les agriculteurs? ,
s’agace Corinne Vignon. Ne jamais les per-
turber, ne pas aller contre eux? On est sur de
l’intimidation permanente. » L’élue de Hau-
te-Garonne dit ne pas comprendre le haut-
le-cœur soulevé par ce traité, qui s’applique
depuis bientôt deux ans. « Le CETA est extrê-
mement positif , jure-t-elle. Les exportations
françaises ont augmenté de six points et les
importations du Canada ont baissé de six
points, c’est tout en notre faveur! » L’épisode
illustre le malaise latent du monde agricole.
Une crise que l’exécutif surveille de près en
cette période estivale, et avec autant de
bienveillance que possible.

DIALOGUE DE SOURDS
Il ne faudrait pas réactiver le procès en arro-
gance intenté contre le pouvoir ces deux
dernières années. « Les permanences d’élus,
quand il y a des dégradations, c’est plutôt le
fait de “gilets jaunes”, relativise un proche du
ministre de l’agriculture, Didier Guillaume.
On condamne ces actes, mais les agriculteurs
sont plus respectueux que d’autres, il n’y a
pas de violation de permanences. » « C’est
normal que ce genre de traité pose question ,
ajoute-t-on dans l’entourage du premier mi-
nistre, Edouard Philippe. Nous connaissions
les inquiétudes des agriculteurs sur le CETA,
ce n’est pas nouveau. Le gouvernement est

mobilisé pour continuer à expliquer ce que
c’est. Notre excédent commercial avec le Ca-
nada est passé de 50 millions à 400 millions
d’euros, ce n’est pas neutre! »
Une forme de dialogue de sourds, néan-
moins, s’est engagée entre les deux camps.
Les agriculteurs croient savoir que le CETA
permettrait d’importer de la viande d’ani-
maux ayant consommé des farines anima-
les ; le gouvernement conteste cette inter-
prétation du traité.

MANQUE À GAGNER
Il faut dire que la défiance est forte du côté
des agriculteurs, qui voient se multiplier les
points de friction avec l’exécutif.
Dans le prochain projet de loi de finances,
une baisse de 15 % de la taxe sur le foncier
non bâti est envisagée. Or, cette taxe rap-
porte 292 millions d’euros aux chambres
d’agriculture, soit 40 % de leur finance-
ment. L’incompréhension est d’autant plus

forte qu’elle est payée par les propriétaires,
qui ne sont souvent pas les agriculteurs ex-
ploitant la terre. Ce manque à gagner pour
les chambres d’agriculture intervient à un
moment où elles doivent justement enga-
ger des fonds dans des projets visant à ac-
compagner les agriculteurs pour les aider
à changer leurs pratiques, en particulier en
matière environnementale et sanitaire.
Un autre motif d’inquiétude est venu se
greffer à cette fronde avec la sécheresse qui
sévit actuellement sur une bonne partie du
territoire. L’herbe s’étant desséchée dans
les prés, les éleveurs sont contraints d’enta-
mer leurs réserves de fourrage pour nourrir
les troupeaux.
La situation est particulièrement sensible
dans certaines zones comme l’Allier, le Puy-
de-Dôme, le Cantal ou la Haute-Loire, où la
chaleur n’a pas permis cette année d’en-
granger du fourrage de printemps. Le mi-
nistre Didier Guillaume a reçu Christiane

Le ministre
de l’agriculture,
Didier Guillaume
(à gauche), lors
de la visite d’une
exploitation
agricole
à Ouchamps
(Loir-et-Cher),
le 22 juillet.
GUILLAUME SOUVANT/AFP

« Les agriculteurs ont ressenti de l’arrogance et une forme de mépris »

Pour Christian Jacob, le président du groupe Les Républicains à l’Assemblée, la colère des exploitants agricoles a des racines multiples

ENTRETIEN

E

ntre le vote de l’accord de
libre-échange avec le Ca-
nada (CETA), le 23 juillet à
l’Assemblée nationale, la séche-
resse et une « déconsidération »
de l’exécutif, « le choc est dur à en-
caisser » pour les agriculteurs, es-
time le chef de file des députés de
droite, lui-même ancien exploi-
tant agricole.

Fumier déversé, locaux murés
ou tagués, vitrines cassées...
Après le vote de l’accord de
libre-échange avec le Canada
(CETA), des syndicats agricoles
(Jeunes Agriculteurs, FDSEA)
ont multiplié les dégradations
sur les permanences de dépu-
tés La République en marche.
Vous-même ancien syndica-
liste agricole, condamnez-vous
ces actions violentes?
Dans certains secteurs de pro-
duction, les agriculteurs sont en-
dettés, pris à la gorge, et subis-
sent de plein fouet la sécheresse.
S’y ajoutent parfois des baisses
de cours. Qu’il y ait des déborde-

ments, et que ces débordements
soient condamnables ou cho-
quants, bien évidemment, mais
personne n’encourage la vio-
lence dans les syndicats agrico-
les. La plupart des actions sont
réversibles. Evitons toute com-
paraison, nous ne sommes pas
en face de hordes de casseurs, ce
sont des chefs d’entreprise accu-
lés, en situation économique
très difficile, qui risquent leur
entreprise et leur emploi.

Selon vous, où cette colère
puise-t-elle ses racines?
Des erreurs de fond ont été
commises. En premier lieu sur le
budget de l’agriculture, au ni-
veau européen, c’est la première
fois qu’un président de la Répu-
blique et un gouvernement ne se
battent pas pour défendre le
budget de l’agriculture. Les agri-
culteurs ont ressenti de l’arro-
gance et une forme de mépris à
l’égard du monde agricole.
Cela a été aggravé par le CETA :
des membres du gouvernement
ont menti de manière éhontée en
expliquant que le traité de libre-

échange aurait peu d’incidences
sur la filière bovine et qu’il n’y
aurait aucune farine animale uti-
lisée. Or la démonstration a été
faite que ces farines entraient
bien dans l’alimentation des bo-
vins canadiens. Entre le budget
qui n’est pas défendu, l’accord du
CETA, une forme de déconsidéra-
tion par le gouvernement, le choc
et la secousse sont durs à encais-
ser pour le monde agricole.

Après le CETA, l’accord de libre-
échange entre le Mercosur et
l’Union européenne, signé le
28 juin par la Commission

européenne, est appelé à in-
tensifier l’importation de ma-
tières premières vers l’Europe
et favoriser l’exportation de
produits manufacturés euro-
péens vers l’Amérique latine.
Emmanuel Macron l’a qualifié
de « bon accord » , quelle est vo-
tre évaluation?
L’accord du Mercosur tel qu’il
est prévu serait une pure catas-
trophe pour la filière agricole.
Les germes de cette catastrophe
ont été semés avec le CETA. C’est
une brèche extrêmement grave
qui a été ouverte et qui concerne
aujourd’hui la viande bovine. Le
risque, c’est qu’elle s’ouvre dans
d’autres secteurs, pour les pro-
ducteurs laitiers, les céréaliers
ou encore les producteurs de
fruits et légumes.
Or l’agriculture, ce n’est pas
seulement les 4 % des actifs fran-
çais agriculteurs mais bien 20 %
en termes d’emplois, car tel est le
poids de la filière agroalimen-
taire et agro-industrielle, et il n’y
a pas d’exemple au monde d’une
industrie agroalimentaire qui
perdure sans activité de produc-

tion. Aussi faut-il la protéger plu-
tôt que la soumettre à une con-
currence déloyale. Par principe,
je suis favorable aux accords
commerciaux, mais il faut met-
tre une nouvelle donne sur la ta-
ble prenant en compte les con-
traintes sanitaires et environne-
mentales auxquelles sont sou-
mis nos producteurs.

A l’Assemblée, les députés LR
ont voté massivement contre
le CETA, dont les négociations
ont commencé sous Nicolas
Sarkozy pour se poursuivre
sous François Hollande. Que
propose la droite, si elle n’a pas
vocation à défendre la liberté
des échanges économiques?
Dans une économie de marché,
la concurrence est saine à condi-
tion qu’elle soit loyale et que cha-
cun soit soumis aux mêmes
droits. La France aurait dû pren-
dre l’initiative sur ce sujet au pro-
chain sommet du G7, du 24 au
26 août à Biarritz (Pyrénées-At-
lantiques). Partons d’une règle
simple : on ne peut pas importer
des produits qui sont interdits de

production en Europe ou qui ne
répondent pas aux normes sani-
taires européennes.
Ensuite, nous proposons la
création d’une barrière écologi-
que européenne, qui permette,
par le biais de nouveaux droits
de douane, d’éviter des importa-
tions sources d’émissions car-
bone très importantes, comme
quand des super tankers traver-
sent l’Atlantique pour acheminer
des produits qui concurrencent
les nôtres sans respecter les mê-
mes critères de production.
On a là des choses à imaginer
qui sont assez simples : être in-
flexible sur les règles sanitaires
et environnementales, puis re-
prendre l’initiative sur la Politi-
que agricole commune. Il est par
exemple inacceptable que la
France se taise sur le fait que des
produits phytosanitaires soient
autorisés dans l’Union euro-
péenne et interdits en France.
S’ils sont effectivement dange-
reux pour la santé, qu’ils soient
interdits en Europe.p
propos recueillis par
julie carriat

M A L A I S E D E S E X P L O I T A N T S A G R I C O L E S

« ENTRE LE BUDGET

QUI N’EST PAS DÉFENDU,

LE CETA, UNE FORME

DE DÉCONSIDÉRATION,

LE CHOC EST DUR

À ENCAISSER POUR

LE MONDE AGRICOLE »
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