Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
LE TEMPS MERCREDI 14 AOÛT 2019

14 Culture


STÉPHANE GOBBO, LOCARNO
t @StephGobbo


En mars dernier, lorsqu’il conversait
avec le public du Festival international de
films de Fribourg à l’occasion d’une carte
blanche qui lui avait été offerte, Bong
Joon-ho était alors un cinéaste adulé par
les cinéphiles mais encore largement
méconnu du grand public. Lorsqu’on le
retrouve à Locarno dans la salle de confé-
rences d’un grand hôtel, il est depuis
devenu le premier réalisateur coréen à
remporter une Palme d’or à Cannes, et a
vu son septième long métrage, Parasite,
bénéficier d’une visibilité mondiale.
A ses côtés, son acteur fétiche, Song
Kang-ho, qu’il a dirigé à quatre reprises,
venu au Tessin recevoir un Excellence
Award. On commence par leur donner
le cahier week-end du Temps qui, en juin
dernier, consacrait une double page à
Parasite. Bong se découvre en photo sur
la page de couverture et éclate de rire:
«J’ai l’air d’un chien mouillé!» Song, lui,
trouve l’image originale. Ce qui frappe
d’emblée, c’est la complicité qui unit les
deux hommes. On rira souvent de bon
cœur avec eux avant même que la tra-
ductrice nous résume leurs propos.


Inspecteur lunaire
Song a aussi loin qu’il s’en souvienne
toujours rêvé d’être acteur. Ayant grandi
dans la campagne, son accès à la culture
était par contre limité. Il débutera finale-
ment sur les planches. Vers la fin des
années 1990, lorsque Hong Song-soo – qui
deviendra un des plus grands noms du
cinéma d’auteur coréen – prépare son
premier long métrage, il lui propose un
petit rôle. Le comédien accepte, mais sans
se dire qu’une possible carrière cinéma-
tographique s’ouvre à lui. Le jour où le
cochon est tombé dans le puits sort en 1996,
et Song enchaîne avec Green Fish, de Lee
Chang-dong, autre réalisateur débutant
qui deviendra lui aussi une figure respec-
tée – et sera même nommé au début des
années 2000 ministre de la Culture. «C’est
ce film qui m’a convaincu de rester dans
le cinéma», souligne Song, qui depuis a
délaissé le théâtre, préférant ne pas courir
plusieurs lièvres à la fois. Dans le même
ordre d’idées, il ne fait pas de télévision.
Dans Green Fish, il interprète un gangs-
ter. Il est saisissant de naturel et de folie.
Bong le remarque, admiratif de la façon
dont ce comédien de théâtre reconnu


prend des risques. Il travaille alors
comme assistant réalisateur, prétexte
pour lui à solliciter une entrevue. Leur
première rencontre a lieu en 1997 autour
d’un café. Song a 30 ans, Bong deux de
moins. Mais aucun projet à lui proposer.
Mais lorsque quelques années plus tard
il écrira Memories of Murder, il pensera
immédiatement à lui pour le rôle d’un
inspecteur lunaire et maladroit enquê-
tant sur une série de meurtres perpétrés
dans un petit village de campagne.

«Au moment de lui donner le scénario,
j’étais très anxieux, se souvient le réali-
sateur. Song avait entre-temps tourné
deux films avec Kim Jee-woon et deux
autres avec Park Chan-wook, et était
devenu une star du cinéma. Tandis que
mon premier film, Barking Dog, avait été
un flop. Mais j’ai eu de la chance, car il a
aimé mon scénario.» Mieux, Song avait
apprécié Barking Dog: «Bien que ce film
ait été un échec, je l’avais trouvé extrê-
mement divertissant, à la fois différent
et personnel. Il n’y avait donc aucune
raison que je refuse Memories of Mur-
der.» Bien lui en a pris puisque ce thriller,
qui sortira en 2003, est aujourd’hui
considéré comme un jalon important
dans l’histoire récente du cinéma poli-
cier. Il contribuera en outre à la recon-
naissance internationale du cinéma
coréen. Alors que l’Asie était jusqu’au
milieu des années 1990 dominée par les
industries japonaises et hongkongaises,
la Corée s’imposera dans les festivals
internationaux avec un cinéma entremê-
lant parfaitement cinéma d’auteur et
grosses productions – certains réalisa-
teurs, comme Bong, combinant parfai-
tement ces deux extrêmes.

Premier blockbuster coréen
Lors d’une conversation avec le public
locarnais, Bong rigolera de ce soudain
tsunami coréen: «Je ne sais pas si le gou-
vernement avait déversé un produit

chimique quelconque dans l’eau potable,
mais à la fin des années 1990, tout le
monde est devenu fou de cinéma.» Plus
sérieusement, il explique que la fin de la
dictature militaire et l’abolition de la
censure aura été un facteur déterminant
dans l’émergence d’une nouvelle géné-
ration avide de s’exprimer à travers les
images en mouvement. En 1996, Shiri
aura été une étape cruciale dans le déve-
loppement d’une véritable industrie. Ce
film d’action qui deviendra lors de sa
sortie le plus gros succès de l’histoire du
cinéma coréen est aujourd’hui considéré
comme la première production à avoir
prouvé qu’Hollywood n’avait pas l’apa-
nage des blockbusters.
«Lorsque j’ai tourné Shiri, j’étais encore
relativement nouveau dans le cinéma,
se souvient Song. Sur le moment, je n’ai
pas réalisé à quel point le film était
important.» Bong confirme que cette
superproduction, surpassée depuis tant
en termes de budget que de recettes,
aura eu un grand impact sur les inves-
tisseurs, qui soudainement compre-
naient qu’on pouvait gagner de l’argent
avec les films. «Mais en ce qui me
concerne, c’est plus l’émergence de réa-
lisateurs ayant une autre perception du
cinéma, comme Lee Chang-dong, Hong
Sang-soo, Kim Jee-woon, Park Chan-
wook, qui aura été déterminante.»

Football et politique
Le réalisateur a également souvent
expliqué à quel point  Kim Ki-young,
auteur en 1960 de La Servante, aura eu
une influence déterminante, en marge
d’Akira Kurosawa ou de cinéastes euro-
péens comme Claude Chabrol et Luchino
Visconti, sur sa manière d’envisager le
cinéma. Lorsqu’on lui pose la question,
Song rétorque qu’il n’a de son côté jamais
eu de véritable modèle. «Mais j’aime
beaucoup Steve McQueen. J’admire son
manque d’expression et sa retenue, qui
m’ont fait une grande impression lorsque
je l’ai découvert à l’adolescence.» Est-il
comme Bong un cinéphile et collection-
neur compulsif de DVD? Il éclate de rire:
«Pas du tout, et je suis d’ailleurs connu
en Corée pour ne pas être quelqu’un qui
voit beaucoup de films. On me regarde
d’ailleurs bizarrement...» Lorsqu’ils se
rencontrent, les deux amis parlent essen-
tiellement de football et de politique.
Parasite, dont le succès les a surpris,
est donc le quatrième film qu’ils ont
tourné ensemble. A chacune de leur nou-
velle collaboration, Song a envie non pas
d’être meilleur, mais de proposer quelque
chose de différent. Lorsqu’il écrit, Bong
se permet d’aller assez loin, sachant ce
dont l’acteur est capable. «Mais je vous
rassure, contrairement à mes person-
nages, je suis quelqu’un de très sain et de
tout à fait normal», conclut celui-ci. ■

Bong et Song meent la Corée


sous le feu des projecteurs


L’acteur Song Kang-ho (à g.) et le cinéaste Bong Joon-ho au Festival de Locarno. (OTTAVIA BOSELLO / LOCARNO FESTIVAL)


LOCARNO FESTIVAL Le réalisateur
de «Parasite», Palme d’or au dernier
Festival de Cannes, a accompagné au
Tessin son acteur fétiche, venu y recevoir
un Excellence Award. Rencontre avec
deux hommes qui ont fait beaucoup
pour la reconnaissance internationale
du cinéma coréen


ANTOINE DUPLAN, LOCARNO
t @duplantoine

Cueillir des fleurs sur le pavé est
un exercice réservé aux poètes.
Basil Da Cunha y excelle. Dès ses
premiers courts métrages, Nuvem


  • Le Poisson-lune et Os vivos tam-
    bem choram (Les Vivants pleurent
    aussi), tous deux montrés à Cannes,
    puis son premier long, Après la
    nuit, pareillement honoré, le jeune
    Morgien a observé les habitants de
    la rue où il s’était établi dans un
    bidonville lisboète. Pour ces voi-
    sins, devenus ses amis, il a écrit des
    rôles. Il les a entraînés sur les voies
    de la fiction. Il a saisi leur humanité
    dans une approche relevant du
    naturalisme enchanté.
    A Locarno, Basil Da Cunha repré-
    sente la Suisse dans le Concours
    international avec O fim do mundo
    (La Fin du monde). Le décor est
    connu, c’est une pauvre favela
    pourrie. Sans avenir et pourtant
    pleins de vie, les laissés pour
    compte du capitalisme perpétuent
    quelques rémanences catholiques
    et cultivent une mystique du no
    future tempérée de système D,
    option délinquance.
    Après huit ans passés en centre
    fermé, le jeune Spira, adolescence
    bousillée, revient dans la maison de
    son père – enfin celui-ci est parti
    tenter sa chance en Suisse ou au
    Luxembourg. Il traîne avec ses
    potes, s’embrouille avec un voisin
    coléreux, en pince pour une fille et
    cherche bien sûr comment gagner
    sa croûte dans ce quartier promis à
    la destruction. Les touristes enva-
    hissant Lisbonne, les loyers aug-
    mentent et les habitants doivent
    quitter le centre. Alors on détruit
    les quartiers périphériques pour les
    loger. Un matin, sans préavis, les


bulldozers démolissent les vieux
murs. Quant aux gueux qui vivaient
là, qu’ils se débrouillent... «Je dési-
rais faire un film de résistance,
lance Basil Da Cunha. Montrer la
résistance à la modernité. Rendre
hommage à un endroit qui va dis-
paraître.» Il voulait aussi tourner
«avec des gosses qui ont perdu leur
innocence, qui croient encore à la
voie du crime à l’ancienne».

Si les films de Basil Da Cunha
tutoient la misère, ils restent
ouverts aux sollicitations du rêve.
Un poisson-lune, un iguane intro-
duisaient une note fantastique dans
ses premières œuvres. Là, c’est un
cheval blanc qui sert de déclic à
l’élévation spirituelle, l’aspiration à
l’ailleurs. Brisé par l’incarcération,
mal-aimé, assommé par un voisin,
complice d’un crime, Spira ne
sombre pas dans le désespoir. Il a
son coin de paradis, un panorama
qui s’ouvre sur les toits de tôle du
bidonville. Et assez d’imagination
pour concilier un geste de rébellion
contre les avancées du monde
moderne et un feu d’artifice dédié
à la femme aimée.
Traqueur de beautés cachées dans
un bidonville sans perspective,
Basil Da Cunha est un humaniste.
Il se réjouit d’avoir donné du travail
à des désœuvrés. Ils ont tenu le rôle
de personnages qui leur res-
semblent, leur ont apporté une
troublante ombre de vérité inquiète.
Ils sont épatés de se retrouver à
Locarno, accueillis comme des
stars. Le réalisateur en appelle à
tous les gens de cinéma passant par
là pour qu’ils en fassent autant.
Qu’ils engagent Michael, Marco,
Alexandre, Iara et autres damnés
du quartier de Reboleira. ■

Retour à la favela

miracle

CONCORSO INTERNAZIO-
NALE Basil Da Cunha creuse son
sillon réaliste magique dans le
bidonville lisboète où il vit depuis
dix ans. Il brosse le portrait d’une
jeunesse abîmée dans «O fim do
mundo», en compétition pour le
Léopard d’or

Il y a deux ans, la Semaine de la
critique, section indépendante du
Locarno Festival entièrement
dévolue au documentaire de créa-
tion, dévoilait Cahier africain.
Heidi Specogna y revenait sur les
exactions commises en Répu-
blique centrafricaine, entre
octobre 2002 et mars 2003, par
les troupes de Jean-Pierre Bemba,
alors à la tête du Mouvement de
libération du Congo. Un tortion-
naire qui sera en 2016 déclaré
coupable de crimes contre l’hu-
manité.  La cinéaste biennoise
participait ainsi à une sorte de
devoir de mémoire, éclairant un
épisode peu médiatisé, en com-
paraison au génocide rwandais,
de l’histoire africaine récente.
En 2012, cinq ans après la fin
d’une première guerre civile, la
Centrafrique voyait un nouveau
conflit ensanglanter le pays. Heidi
Specogna était sur place et n’a pas
hésité à témoigner dans son docu-
mentaire de cette reprise des
conflits, allant jusqu’à filmer des
cadavres pour montrer l’atrocité
des combats opposant la coalition

musulmane Séléka et les
milices  dites anti-balaka. Des
cadavres qu’a aussi montrés
Camille Lepage: entre  2013
et 2014, la jeune photographe a
suivi de l’intérieur la reprise des
combats. Mais elle paiera de sa vie
son désir de rendre compte de
l’absurdité de cette guerre. Alors
qu’elle accompagnait un groupe
d’anti-balaka dont elle avait su
gagner la confiance, elle sera
assassinée le 12 mai 2014, moins
de quatre mois après avoir fêté
son 26e anniversaire.

Beaucoup d’humanisme
Réalisé par Boris Lojkine, qui
signe là son deuxième long
métrage tourné en Afrique après
deux documentaires réalisés au
Vietnam, Camille est un biopic
suivant au plus près – comme un
reportage embarqué – son
héroïne, incarnée avec beaucoup
d’humanisme par Nina Meurisse.
Filmant constamment à hauteur
d’homme, le réalisateur français
parvient habilement à rendre
compte à la fois de l’engagement
obsessionnel de la photographe
et du conflit. Dévoilé sur la Piazza
Grande, le film sortira en octobre
prochain. Au-delà de ce qu’il
raconte, il permet d’éclairer le
difficile mais essentiel travail des
correspondants de guerre. ■ S. G.

«Camille», le prix

de l’engagement

DOCUMENTAIRE La Piazza
Grande a vécu mardi soir la pre-
mière mondiale d’un biopic racon-
tant l’engagement et la mort, en
Centrafrique, de la jeune photo-
graphe Camille Lepage

«Je ne sais pas si

le gouvernement avait

déversé un produit

chimique quelconque

dans l’eau potable,

mais à la fin des

années 1990, tout le

monde est devenu fou

de cinéma»
BONG JOON-HO, RÉALISATEUR

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Là, c’est un cheval

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déclic à l’élévation

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