Temps - 2019-08-14

(C. Jardin) #1
MERCREDI 14 AOÛT 2019 LE TEMPS

Culture 15

ANTOINE DUPLAN
t @duplantoine


Cinéphile compulsif, Quentin
Tarantino puise son inspiration
aux milliards d’images qu’il a
consommées pour réinventer d’ex-
plosive manière le film noir (Pulp
Fiction), le film de sabre (Kill Bill),
le film de guerre (Inglourious Bas-
terds) ou le western (Django
Unchained, Les Huit Salopards). A
bouter le feu à tous les genres, il
devait fatalement s’en prendre à
l’usine à rêve dans une flambée de
vénération iconoclaste.
Once Upon a Time in... Hollywood
se déroule en 1969, année char-
nière dans l’histoire du monde et
du cinéma. La décennie qui a vu
trembler l’ancien monde s’achève.
L’utopie hippie brûle de ses der-
niers feux. Deux ans plus tôt, Bon-
nie and Clyde d’Arthur Penn a mar-
qué le début de cette parenthèse
enchantée qu’est le Nouvel Hol-
lywood. De jeunes réalisateurs
s’affranchissent des studios pour
produire des films en prise directe
avec les remous de l’époque.


Cerise et céleri
Rick Dalton (Leonardo DiCaprio,
très bien) se prend cette révolution
dans les gencives. Dix ans plus tôt,
il était une star de la télévision dans
le rôle d’un chasseur de primes du
Far West; aujourd’hui, sa cote
dégringole tandis qu’il se fait casser
la gueule par des héros plus jeunes
dans des séries plus pop. «A qui le
tour? Batman et Robin? Bing!
Kapow!», raille le producteur
Schwarz (Al Pacino).
Le has been imbibé a pour alter
ego Cliff Booth (Brad Pitt, formi-
dable), sa doublure cascade. Le
premier court après la célébrité, le
second vit au jour le jour, dans
l’ombre de son pote. Sur le plateau
il prend les coups pour lui et tombe
de cheval à sa place; dans la vie il lui
sert d’homme à tout faire et de
chauffeur. Cool et dangereux, cet
ancien soldat qui, selon certaines
rumeurs, aurait tué sa femme, vit
dans une caravane miteuse der-
rière le drive-in avec son pitbull.
Cliff, une branche de céleri dans
son bloody mary, Rick, une cerise
dans son whiskey sour, forment
un duo formidable dont Taran-
tino sous-exploite le potentiel
psychologique et dramatique
dans sa volonté de raconter une
ville, une industrie, une époque.
Mêlant personnages fictifs (Rick,
Cliff ) et personnages réels, il s’in-
vite à une party rassemblant
Steve McQueen, Mama Cass, ainsi
que Roman Polanski et Sharon
Tate, les nouveaux voisins de Rick
à Cielo Drive.
Actrice débutante, Sharon Tate,
26 ans, a une pincée de films à son
actif, dont Le Bal des vampires réa-
lisé par son époux. Tarantino la
dépeint comme une charmante
écervelée qui chouchoute son
chien-chien, sautille avec ses
copines et, scène douloureusement
niaise, va au cinéma voir Matt Helm
règle son comte (The Wrecking
Crew, avec Dean Martin). Elle rosit
de bonheur quand les spectateurs


Tarantino fait le zouave dans le 7e art


CINÉMA Dans «Once Upon a Time in... Hollywood», Leonardo DiCaprio incarne un cow-boy démodé et Brad Pitt sa doublure.


On est en 1969. Les utopies des joyeuses sixties s’effondrent et le film prend des libertés douteuses avec l’histoire


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VV Once Upon a
Time in...
Hollywood
de Quentin
Tarantino,
Etats-Unis, 2019.
Avec Brad Pitt,
Leonardo
DiCaprio, Margot
Robbie, Dakota
Fanning, Margaret
Qualley, Bruce
Dern, Al Pacino.
2h41.

ÇA TOURNE

rient de ses facéties à l’écran. Cette
candeur souligne la cruauté du
destin en marche.

Fidèle à sa manière, Quentin
Tarantino balance en rafale des
allusions pointues pour amateurs
de séries B, cisèle des dialogues
luxuriants, propose des extraits de
films fictifs (dont une séquence
virtuelle de La Grande Evasion avec
Rick Dalton à la place de Steve
McQueen). Il procède à des mon-
tages mariolles sertis de flash-back
et orchestre une bande-son bril-
lante où se bousculent Hush de
Deep Purple, Out of Time des Rol-
ling Stones, Ramblin’ Gamblin’ Man
de Bob Seger ou Mrs Robinson de
Simon & Garfunkel.
Ces démonstrations de taranti-
nisme carabiné s’avèrent un tanti-
net laborieuses et parfois dou-
teuses. La scène, certes désopilante,
dans laquelle Cliff met une trempe

à Bruce Lee ne procède-t-elle pas
d’une nostalgie pour le temps où
un bourre-pif à la John Wayne était
l’étalon de la virilité? La fille de
Bruce Lee n’a d’ailleurs pas appré-
cié de voir son père montré comme
«un connard brassant de l’air».
Entre provocations, satire, carica-
tures, hommages, parodies, post-
modernisme et poil à gratter, le
petit malin semble ne plus savoir
sur quel pied danser.

Deux journées
L’action de Once Upon a Time in...
Hollywood se concentre habile-
ment sur deux journées, le 8 février
et le 8 août. Le premier jour, Rick
déprime de voir sa gloire décliner,
se saoule la gueule et tient le rôle
d’un salopard à moustache dans un
western crépusculaire où une pim-
bêche de 8 ans le sermonne («Un
acteur se doit à 100% à son travail»).
Pendant ce temps, Cliff nourrit son

chien, prend en stop une jeune hip-
pie délurée qu’il conduit au Ranch
Spahn, un ancien décor de film
squatté par la Family de Charles
Manson; il y tabasse un petit malin
qui a crevé son pneu.
Suit une ellipse de six mois cor-
respondant à l’exil spaghetti de
Rick: à Rome, il tourne Nebraska
Jim sous la direction de Sergio Cor-
bucci, Kill Me Quick, Gringo, Said
the Gringo (!) et autres fleurons du
cinéma B italien. Il rentre avec une
femme et sept kilos de plus.
C’est le 8  août 1969 que des
membres de la Manson Family ont
pénétré dans la villa de Roman
Polanski et assassiné sauvagement
quatre personnes, dont Sharon
Tate, enceinte de huit mois. Ce
massacre effroyable a sonné la fin
de l’innocence et traumatisé à
jamais la planète. En ce jour fati-
dique, Rick et Cliff se saoulent à
mort. Cliff promène son clébard

en fumant une clope au LSD, Rick
engueule les «fucking hippies» qui
font tourner leur moteur devant
sa propriété et s’enfile un litre de
margarita. A ce moment, l’histoire
prend la tangente. Boudant la villa
de Polanski, les sicaires défoncés
de Charles Manson entrent chez
Rick. Ils s’y font rétamer dans un
déchaînement d’ultra-violence.

Meurtres abominables
Quentin Tarantino ne se gêne pas
pour réécrire l’histoire à sa guise.
A la fin d’Inglourious Basterds, n’a-
t-il pas immolé par le feu Hitler et
son état-major dans un cinéma
parisien? Cette hardiesse ne faisait
qu’anticiper sur le mode de la farce
la défaite des Allemands. L’outre-
cuidance révisionniste de Once
Upon a Time in... Hollywood met
mal à l’aise. Peut-on éluder un des
plus horribles faits divers du XXe
siècle? Effacer la «ligne de partage»

dans la vie de Roman Polanski?
Cette fanfaronnade «feel good» n’a
pas même l’excuse d’esquisser une
piste uchronique sur le modèle de
Yesterday et ses Beatles évaporés.
Elle se contente de suggérer que la
carrière de Rick Dalton ira vers le
mieux – peut-être aura-t-il le rôle
du détective dans Chinatown?
L’actrice Emmanuelle Seigner, la
femme de Polanski, a réagi: «Com-
ment peut-on se servir de la vie
tragique de quelqu’un, tout en la
piétinant?» Tarantino a répondu
par quelques sophismes selon les-
quels «les meurtres abominables
perpétrés par le clan Manson»
appartiennent à l’Histoire collec-
tive, ce qui autorise à les raconter.
Mais les réinventer? Au Festival de
Cannes, le gnafron a prié les spec-
tateurs de ne rien dévoiler de son
film qui puisse empêcher la «fraî-
cheur du regard». Peut-être a-t-il
un peu honte? ■

Leonardo DiCaprio interprète Rick Dalton, une star de la télévision dans le rôle d’un chasseur de primes du Far West avant que sa cote ne dégringole avec l’arrivée du Nouvel Hollywood. (SONY)

L’outrecuidance

révisionniste

met mal à l’aise.

Peut-on éluder un

des plus horribles

faits divers du

XXe siècle?

LES ÉTOILES
DU TEMPS

VVVV
On adule
VVV
On admire
VV
On estime
V
On supporte
x
On peste
xx
On abhorre


  • On n’a pas vu


Placido Domingo accusé

de harcèlement sexuel
Le célébrissime chanteur d’opéra Placido Domingo a dû se
défendre mardi face aux accusations de harcèlement sexuel
par neuf femmes, huit chanteuses et une danseuse. La star
du lyrique a assuré avoir toujours cru que ses interactions
avec les femmes étaient «bienvenues et consenties». L’opéra
de Los Angeles, dont Placido Domingo est directeur général,
a promis d’enquêter sur ces «inquiétantes allégations». AFP/LT

EN BREF
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